Le pianiste et compositeur finlandais Frank Carlberg, un secret bien gardé du jazz d’aujourd’hui, est l’un des plus fins musiciens lecteurs de poésie. Son cycle consacré à des vers de Wallace Stevens nous donne l’occasion d’amener au jour l’auteur d’une œuvre singulière et d’une importance encore mal perçue.
Ce qu’il faut bien appeler la démission de la presse spécialisée a laissé le champ libre aux compagnies de disques les plus puissantes pour imposer leurs poulains. L’émergence d’une nouvelle génération de musiciens n’est plus tant l’effet d’un repérage critique que d’une stratégie commerciale mise en œuvre par les majors. Ainsi ont-elles misé tout d’abord, dans la foulée du succès d’un Wynton Marsalis, sur la jeune génération noire. Pendant une dizaine d’années, on aurait pu croire que le jazz ne tenait qu’aux Joshua Redman, Roy Hargrove et autres James Carter. Les choses étaient claires : ces jeunes turcs préservaient l’authenticité du be-bop et de ses suites, tandis que la génération précédente s’évertuait autour de William Parker à remuer les cendres du freejazz et qu’une avant-garde blanche regroupée autour de John Zorn se livrait à des jeux ésotériques. Le jazz expliqué aux enfants, réduit au pré carré new-yorkais.
Les choses sont plus complexes, on s’en doute. Découvre-t-on Dave Douglas, Ellery Eskelin et avec eux Jim Black ? On s’avise qu’autour d’eux gravite toute une scène qui échappait à cette triangulation simpliste. Alors, ça recommence : on en extrait Chris Potter, proclamé » nouveau génie « , » nouveau Joe Lovano » et le tour est joué.
Le label espagnol Fresh Sound, bien connu des amateurs depuis plus de vingt ans par sa politique de réédition systématique du jazz West Coast, alors totalement disparu des bacs, s’est récemment voué à la découverte de cette jeune génération, essentiellement blanche, issue des écoles de Boston -le Berklee College, certes, mais aussi la formidable pépinière de talents singuliers qu’est le New England Conservatory- et qui désormais œuvre à New York dans une relative discrétion. Leurs albums disséminés en une pléiade de petits labels indépendants non distribués en Europe (Northeastern, GM records, Arabesque, Accurate…) avaient à peu près échappé à la critique européenne, décidément peu curieuse. Cette relative invisibilité eut un aspect positif : ces musiciens développèrent tranquillement leurs conceptions, leur musique gagna en force et en maturité. L’avisé Jordi Pujol, producteur de Fresh Sound, créa donc une nouvelle série entièrement dédiée à l’accueil de leur musique, » New Talents « .
Grâce à elle, on pourra peut-être enfin découvrir un musicien rare, qui depuis une dizaine d’années bâtit, dans un secret qui lui convient bien, une œuvre profonde, réfléchie, à laquelle on peut reconnaître des qualités thématiques d’une portée exceptionnelle.
Helsinki-Boston-New York
Frank Carlberg, donc, né en 1961 à Helsinki, débarqué en 1984 à Boston, étudie deux ans à Berklee, puis autant au NEC (New England Conservatory). Sa tendance au laconisme, au détour buissonnier se développera au contact de Paul Bley, Gery Allen et Ran Blake, des maîtres judicieusement élus. Ceux-ci constituent avec Ellington, Monk et Herbie Nichols l’essentiel de la galaxie dans laquelle évolue le pianiste. Plus tard et pendant de nombreuses années, Carlberg a conforté ses talents natifs pour la composition puis l’orchestration par une fréquentation assidue des Viennois et de Messiaen. Il a même recueilli quelque chose de l’héritage de ce dernier par la fréquentation d’un de ses disciples, le compositeur français Michel Philippot, installé à New York. Le grand souci des couleurs, utilisées en fines textures transparentes, la délicatesse des timbres, des nuances qui caractérisent son travail d’arrangement pour les récentes Variations on a Summer Day (2001) rend ces affinités perceptibles.
Un de ses premières formations, dès ses années bostoniennes, s’appelle le Tivoli Trio, en souvenir de moments passés au parc d’attractions d’Helsinki, ses partenaires s’appellent déjà Chris Speed (ts) et Jim Black (dm). En 1992, il enregistrera un bel album en trio, Blind drive -avec Ben Street (b), Michael Sarin ou George Schuller (dm). Son talent de compositeur y est déjà perceptible. Sa rencontre avec la chanteuse Christine Correa, elle-même épanouie au contact amical de Jeanne Lee, sera déterminante. Du goût profond et sûr de Frank Carlberg pour la poésie et de cette solide association avec une voix qu’il y aurait urgence à reconnaître comme l’une des plus précieuses aujourd’hui naîtra un répertoire qui s’enrichit depuis lors chaque jour de véritables trésors. Par la précision de leur galbe mélodique, une lecture sérieuse et une extrême attention aux moindres nuances du texte, une économie rigoureuse dans l’écriture, les mélodies de Frank Carlberg constituent de véritables lieder. On en jugera dans leur premier album en duo, Ugly Beauty (1993) où quelques-unes de ces gemmes côtoient dans un programme savamment composé, des traditionnels indiens ou finnois, des compositions de Monk et une pincée de standards. En 94, Christine Correa gravera Round’about, en duo avec Ran Blake : élu disque de l’année 1994 pour Jazz Magazine, mais à la diffusion demeurée confidentielle, cet album est à marquer d’une pierre blanche, en digne pendant du légendaire The newest sound around de Ran Blake et Jeanne Lee.
« Éclair sur éclair »
Mais en 1996, la formation séminale du Tivoli Trio s’est élargie en se transformant au format d’un quintet où le toujours méconnu Chris Cheek (ts) s’épanouit miraculeusement. Kenny Wolleson y remplace Jim Black. « Kenny est vraiment parfait pour les projets vocaux. Il est parfait pour plein de choses, comme Jim. C’est juste une question de musiques. On peut les échanger, et l’orchestre devient différent. Je suis heureux de toutes façons quand je peux jouer avec l’un ou l’autre » dit Frank Carlberg, qui signe avec eux un album en tout point exemplaire, The Crazy Woman. Onze mélodies sur des poèmes de Kérouac, Tagore, Akhmatova, Tsvétaïeva, Gwendolyn Brooks et Anselm Hollo, et, déjà Wallace Stevens, sont autant de chefs-d’œuvre sculptés dans des pierres dures, inaltérables -« Éclair sur éclair, voilà comment je te lis » écrivait Marina Tsvétaïeva à Rilke. The Crazy Woman est un album parfait comme on n’en fait plus. Contrairement à tant de musiciens dont les morceaux originaux ne semblent pas viables par eux-mêmes, trop peu détachés de leur auteur, trop liés aux contours limités de leur personnalité musicale, trop peu parlants en somme, les compositions de Carlberg, comme celles d’Ellington ou de Mingus se présentent d’emblée comme des » standards » possibles… dans lesquels rien n’est standard. Singulières, originales, elles paraissent néanmoins dotées d’une irréfragable objectivité. De son compatriote exilé comme lui aux Etats-Unis, Anselm Hollo, un poète ironique et cruel, ciseleur tragi-comique, finnois universel dont on déplore qu’aucune traduction française ne permette de le découvrir, voici ce que dit Frank Carlberg : « Il en arrive au point de n’utiliser presque rien, mais ce dont il se sert est ce qui devait rester. C’est la perfection, je crois. Pas un mot de trop, ni une syllabe de trop. Ce qui est là, il fallait que ça y soit. Pas d’ornementation, pas de conneries, c’est juste : Bam ! Comme ça. C’est mûr. Complètement. » Un jugement qui pourrait s’appliquer à la musique de Carlberg lui-même.
Il lit, beaucoup. Au cours de ces lectures, le musicien repère des textes qui « semblent pouvoir devenir autre chose. (…) D’abord le texte doit signifier quelque chose pour moi. Ensuite : le rythme. J’essaie de rester fidèle au rythme ; Mais en même temps je me souviens que je lisais pour la première fois un recueil de Creely, Later, et je ne connaissais pas encore si bien l’album de Lacy, Futurities, (…) et je me disais chaque fois : » Ah, ça peut faire un morceau, et celui-là encore, et ça continuait… Je crois que j’en ai retenu quatre ou cinq de ce recueil à première lecture. Et Lacy les avait tous repris. Tous ceux-là !… J’en ai écrit un tout de même, Heaven, parce que j’avais le sentiment que je lisais le texte très différemment de lui. (…) J’ai aussi écrit Nowhere one goes qui a été fait par Steve Swallow. Là, je me suis dit que je pouvais. Il s’était beaucoup éloigné… Je trouvais qu’il avait traité le texte très différemment quant au rythme et tout… » Parmi les poètes auxquels il s’est particulièrement attaché comme Robert Creeley ou Hollo, une longue fréquentation de Wallace Stevens s’est concrétisée par ce Variations on a Summer Day.
L’art contre le métier
Travailler à New York lui convient : les engagements sont rares, la pression existe, mais au lieu de se fonder sur la compétition comme à Boston, elle repose sur une émulation qu’il juge positive. On s’écoute, mais on ne descend pas les autres : « Si les gens n’aiment pas, ils s’en vont. Parce qu’ils peuvent toujours aller ailleurs et trouver ce qui leur convient. Les gens cessent d’utiliser leur énergie pour une compétition stérile, ils se contentent de donner le meilleur d’eux-mêmes, ce qui est beaucoup plus constructif. (…) Les gens sont moins pris que sur une petite scène où ça devient impossible parce qu’ils n’ont plus le temps, où le temps de répétition est concurrencé par le temps où l’on pourrait faire des concerts. Là ça devient un métier (…) et ça ne m’intéresse pas tellement d’exercer de cette façon, d’aller d’un gig à l’autre si ça marche. Ce n’est pas de cela dont j’ai envie. » Frank Carlberg enseigne la composition au New England Conservatory, vient jouer en Finlande, où chaque année il est invité pour des masterclasses ou la réalisation de commandes de plus en plus ambitieuses, en Pologne, dans les pays du Nord et en Espagne. En France, c’est à Bordeaux, où il est venu jouer régulièrement, qu’on le connaît le mieux ; on le vit avec Christine Correa remplacer Ran Blake au pied levé pour le défunt festival Sigma, et en duo dans la programmation de l’Esprit des Voix à Périgueux. Il est vrai que notre pays a la réputation d’être des plus difficile à pénétrer pour qui ne bénéficie pas de la grosse artillerie d’une compagnie multinationale.
Sollicité pour composer la musique d’un ballet, puis d’un second, Frank Carlberg s’est attelé à l’écriture pour de grandes formations. L’expansion progressive du format de ses groupes qui l’a mené de l’intimité du duo à l’octet se poursuit donc de façon remarquablement organique. Mais pour l’heure, il aimerait bien emmener l’octet en Europe, mais, réaliste, il se contenterait de se produire en quintet pour commencer. Patient, peu pressé, mais obstiné. Il sait ce qu’il fait, et préfère comme Flaubert, y mettre le temps plutôt que de bâcler la tâche. « Que je crève comme un chien plutôt que de hâter d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre » fulminait l’ermite de Croisset. » Avec l’octet, on fait ce qu’on peut maintenant, puis on fera plus tard ce qu’on pourra, quand on pourra. Ce sont huit personnes qui font des quantités de choses ailleurs, donc c’est déjà un miracle qu’on puisse se retrouver tous ensemble, tous ceux que nous avions choisis. Mais ça devient de plus en plus difficile. »
Le prix du temps
Cet aveu accentue l’urgence qu’il y aurait à inviter ce groupe dans un prochain festival avant qu’il ne soit définitivement écartelé par le succès individuel de chacun dans telle ou telle des formations plus légères auxquelles il participe par ailleurs. La pression est aujourd’hui telle pour les musiciens qui ont choisi, comme le dit Carlberg, le » métier « , que tout projet ainsi mûri dans le temps se trouve en butte à la concurrence d’activités plus éphémères. Les groupes de Monk, le quartet de Coltrane, celui de Braxton, ou le sextet de Lacy semblent appartenir aujourd’hui à une autre époque. Mais une musique d’une telle cohérence n’aurait pas été possible sans la concentration et la durée dont ils ont pu bénéficier. Ce n’était pas facile, mais cela semble aujourd’hui relever de l’utopie ou du sacerdoce. Le Fonda/Stevens Group (voir notre chronique en archives) qui existe depuis quinze ans éblouit pour les mêmes raisons, mais au prix d’une lutte épuisante de chaque jour. La défiance de Carlberg envers l’exercice professionnel du jazz est total : « L’essentiel, c’est de savoir pourquoi on fait de la musique, dit Frank Carlberg, et là, le fait que les choses marchent ou pas (professionnellement) compte de moins en moins dès lors qu’on fait ce que l’on veut vraiment. C’est s’acheter du temps. S’acheter du temps pour progresser. Dès lors il est difficile de gagner sa vie, mais on s’achète du temps pour être mieux. Je vois quelques musiciens qui sont extraordinaires, comme Lacy ou des gens comme ça : combien de temps ça lui a pris pour se trouver ? Pas pour jouer magnifiquement, parce qu’il a fait ça très jeune, mais pointer vers l’étape suivante, très lentement. Il s’est acheté du temps pour faire différentes choses. »
Telle philosophie si étrangère aux sollicitations de l’époque s’enracine dans une profonde lucidité. Une claire évaluation des enjeux et de leur signification. « En poussant les choses à l’extrême, ou bien l’on est complètement professionnel, ou complètement original, et sans doute, pour quelques-uns les deux se rejoignent-ils. Il y a de la place pour tout ça, mais il ne faut pas mélanger ». Carlberg a choisi son camp, délibérément. Et puisqu’il a lui-même posé la vraie question, il y répondra de la façon la plus profonde et la plus simple, en anthropologue : « Pourquoi je fais de la musique ? … Au fond, je crois que c’est la seule chose à faire. C’est une chose que font les hommes. Les uns font ça, les autres autre chose. Je n’essaie même pas de me placer dans une perspective plus vaste. C’est juste quelque chose que je fais. » Mais ce Flaubert de Brooklyn achève en pascalien : « Dans cette culture mégalomaniaque qui a tendance à donner une importance démesurée à des riens, le mieux qu’il y a à faire, c’est poursuivre ce petit bout de poussière. Ça ne nous déprécie en rien, ça nous place seulement dans une perspective différente, qui est celle de la gravitation universelle. »
Discographie des albums de Frank Carlberg sous son nom :
Blind drive(Accurate AC 4400, 1992 ) : Frank Carlberg (p), Ben Street (b), Michael Sarin/George Schuller (dm). Boston, 30/06/92 – New York , 3-4/11/92.
Ugly Beauty (Northeastern NR 5015, 1993) : Christine Correa (vcl), Frank Carlberg (p). Brookline, 06/92 – Helsinki, 08/92.
The Crazy Woman (Accurate AC 4401, 1996) : Frank Carlberg (p), Christine Correa (vcl), Chris Cheek (ts), Ben Street (b), Kenny Wolleson (dm). 1-10/10/95.
Variations on a Summer Day (Fresh Sound New Talent FSNT 083, 2000 / MSI). Christine Correa (vcl), Chris Speed (cl, ts), Chris Cheek (ts), Andrew d’Angelo (as, bcl), Curtis Hasselbring (tb), Frank Carlberg (p), Ben Street (b), Kenny Wolleson (dm). Brooklyn, 13-14/01/1999.