Le temps s’est immobilisé, conséquence du triomphe de l’ « Option Paradis » dans nos sociétés. A partir des charniers de la seconde guerre mondiale, l’Occident a peu à peu établi une société fondée sur la négation de tout passé, de toute mort, de toute problématique, exaltant un instant figé et glaçant de « bonheur ». A travers un projet littéraire d’une ampleur rare, cinq romans confrontant cinq générations, François Taillandier, dans le premier volume de « La Grande Intrigue », envoie un couple étrange se heurter à ses morts et tente de réintroduire la temporalité. Version intégrale de notre entretien publié dans « Chronic’art #21 ».
– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #21, en kiosque –
Chronic’art : Votre cycle romanesque est un projet peu original du point de vue de l’histoire littéraire mais franchement singulier à notre époque. Comment l’idée vous en est-elle venue ?
François Taillandier : Mes principaux romans (de tous ceux que j’ai écrits, il y en a trois ou quatre qui m’intéressent encore un peu) étaient des romans du présent. Mes personnages étaient placés dans une immédiateté datée, ils avaient le nez sur le pare-brise. C’était intéressant, parce que c’est le défi qu’on connaît chaque jour. Et puis j’ai vu qu’il y avait des constantes dans mes trois derniers romans : je me suis alors dit que je ne devais pas éternellement reproduire un concept que je maîtrise, et me suis demandé comment obliquer. Etant un émule de Balzac, d’Anatole France et d’Aragon, j’ai pensé qu’il serait bien de réintroduire la temporalité longue.
Votre projet a quelque chose de balzacien, mais notre société n’a plus rien de commun avec celle que décrivait Balzac… Quelle est pour vous la particularité de l’époque que vous décrivez, sa singularité romanesque ?
Le point de départ de mon roman, c’est l’année de ma naissance : 1955. Depuis cette date, il s’est en apparence passé très peu de choses en France : pas de révolution, la Ve République qui continue… Mais en réalité, il s’en est passé énormément. Par exemple ce que j’appelle la révolution européenne (une révolution tranquille, mais une révolution quand même), avec tout le processus qui fait que le vieux carcan national se disloque. Ou encore la mondialisation libérale, qui était déjà à l’œuvre au début des années 1960. Je ne cherche pas à » reproduire » ces révolutions (je ne suis pas sociologue), mais elles ont un impact que le romancier ne peut pas négliger. L' »Option Paradis », concept central du premier volume, c’est l’idée d’une révolution énorme : je fais postuler par un personnage que quelque chose s’est passé dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, quelque chose qui ne s’était jamais produit dans aucune société humaine auparavant.
Cette « Option Paradis » se retrouvera-t-elle dans la suite du cycle ?
Elle lui sert d’ouverture, mais j’en reparlerai. Le début de toute l’affaire, c’est 1955 ; l’arrivée, c’est 2010. En 2010, si Dieu me prête vie jusque-là, j’aurai publié les cinq volumes. Et je pense que d’ici là, l' »Option Paradis » se sera cassée la gueule. J’en suis même sûr : il y aura un écroulement.
De quel ordre ?
Je ne sais pas encore : c’est l’inconnu que je laisse dans mon travail. Cet écroulement sera lié soit à l’actualité du monde, soit à nouvelles pistes qu’il me faudra trouver. Pour tout vous dire, je pense beaucoup à l’actualité pétrolière : il y a dans le roman une jeune fille, Alexandra, qui parle d’une « humanité dérivée du pétrole ». Je crois que tout se jouera sur le pétrole. Un thème romanesque que je ne suis d’ailleurs pas le premier à explorer : il y a déjà ce grand roman de Pasolini, Pétrole.
Votre cycle s’intitule La Grande intrigue. Cela signifie-t-il qu’à travers les cinq générations que mettez en rapport, vous voulez faire rejaillir une « intrigue », un temps « problématique » que vous opposeriez à l' »Option Paradis », qui serait justement une clôture du temps ?
Absolument. Le point de départ de tout ça, c’est la première phrase de mon roman Des hommes qui s’éloignent, publié en 1997 : « Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il, vraiment ? ». Je crois que depuis lors je n’ai pas cessé de poser cette question : « La Grande intrigue », c’est le pari d’y répondre. L’intrigue, c’est ce qui se passe, même si on ne le sait pas. Je crois que l' »Option Paradis » est en effet une tentative d’immobiliser le temps : : le temps devient « auto-résorbant » focalisé sur ce qui est actuel, à l’exception de tout le reste. Ça peut être postulé, ça ne peut pas tenir. Entre le moment où le mouvement est lancé et le reste, je verrai ce que je pourrai capter.
Quelles sont les grandes étapes révélatrices de ce « temps an-historique » ?
1945, pour commencer : vu le degré d’autodestruction auquel en était arrivée l’Europe à ce moment-là, tout le monde sent bien, d’une manière ou d’une autre, qu’il faut se donner d’autres bases. Et ça va très vite : d’abord parce qu’il y a une formidable prospérité économique (dont on est en train de voir la fin), donc qu’on a les moyens de ses ambitions ; ensuite parce qu’il y a l’irruption des nouvelles mœurs, avec tous les jalons que je donne dans le roman. La publicité, par exemple, qui n’est pas seulement un moyen de vendre des objets, mais qui incarne vraiment l' »Option Paradis ». « On va vous donner tout ce qu’il faut pour être heureux », voilà ce que dit la publicité. « Avant c’était atroce, et ailleurs ça l’est aussi ». Tout ça se construit aussi contre le communisme : la société occidentale essaie à cette époque de proposer une réponse au communisme, et cette réponse, c’est le bonheur dans la consommation. Ensuite, il y a toute la question de la sexualité : à partir de 1955, date de la création du planning familial et de l’apparition de la pilule, on postule le bonheur dans la sexualité, idée que n’avaient absolument pas les générations précédentes. Pour elles, la sexualité, ça pouvait être la débauche, mais ça n’était pas le bonheur. Aucune civilisation ne s’était jusqu’alors représenté le bonheur dans la sexualité. Je ne veux bien sûr pas avoir l’air d’un vieux pudibond qui dirait que ce n’est pas bien, ce n’est pas la question ; le problème, c’est que c’est une postulation insensée. Ce n’est pas ça, la sexualité ! Que des commodités sexuelles aient été données à l’homme moderne ne lui permettra pas d’arrêter le temps, ni de supprimer l’éternelle question de la procréation, ou celle de la violence. La sexualité, au fond, est une affaire de violence.
D’où l’absurdité des slogans du genre « Faites l’amour, pas la guerre » ?
Ah oui, ça, c’est complètement con. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que si personne n’avait envie de faire la guerre, plus personne n’aurait envie de faire l’amour non plus. Ce sont des modalités d’arrêt du temps. Et puis cette idée ambiante dans la société telle que je la vois depuis que je suis gamin : « Voilà, on est arrivé, c’est vachement bien, on a des bagnoles, des vacances, tout un tas de trucs, et on est content »… ça ne durera pas et ça n’arrête pas le temps. Je ne sais pas comment on en sortira. Mais à la différence de Philippe Muray, qui pense que nous sommes entrés définitivement dans la « post-histoire », je crois qu’on a simplement tenté d’arrêter l’histoire. Ce que dit Muray à cet égard est par ailleurs pertinent. Mais je pense, à l’inverse de lui, qu’il va y avoir une issue. Et très bientôt.
Votre manière de mêler l’essai sociologique à l’intrigue évoque les romans de Michel Houellebecq. N’y a-t-il pas là quelque chose qui tient à la fois du roman naturaliste et du roman à thèse, envisagé d’une nouvelle manière ?
Si je devais trouver un concept pour qualifier mon projet, je dirais qu’on se recommande, Houellebecq et moi, du « réalisme critique ». Cela dit, le fait de mêler des considérations d’ordre sociologique à la fiction romanesque, ce n’est ni Houellebecq ni moi qui l’avons inventé : c’est Kundera. Je me sens proche de ce que fait Houellebecq, mais le romancier qui m’a appris à avoir cette démarche, c’est bien Kundera. Il a fondé un certain regard romanesque sur la société dans laquelle nous vivons, regard dont les meilleurs écrivains d’aujourd’hui sont tributaires. Ce qui se fait de bien dans la littérature française aujourd’hui, c’est Kundera qui l’a déclenché.
Vous faites également référence aux romans prophétiques d’Huxley…
Oui. Il y a trois ou quatre références dans Option Paradis qui m’ont surpris moi-même : une référence à Huxley, une à Bradbury et une autre à Orwell. A un certain moment, j’évoque même Le Maître du haut-château de Philip K. Dick. Je n’ai pourtant jamais été fasciné par la science-fiction, mais je m’aperçois que ça ressort.
Comme si cette littérature considérée comme « secondaire » avait vu des choses essentielles qui sont aujourd’hui reprises dans la « grande » littérature.
Ils ont vu les choses avec une netteté qui surprend. Le passage de Huxley que je cite, dans lequel il dit qu’il ne faut pas seulement que les gens s’amusent mais que cela les oblige à acheter tout un tas de matériel compliqué, c’est écrit en 1925 : c’est exactement ce que nous vivons ! De la même manière, Bradbury, en 1953, décrit toute la télévision interactive. A l’époque, personne n’a dû y faire attention…
Le culte des photos des disparus, le fait que vos deux héros viennent passer ce séjour dans la villa de leurs aïeux : tout témoigne de votre volonté de « faire parler les morts ».
Pour eux, c’est une espèce de provocation. Ils provoquent face à un monde qui ne leur a pas dit sa vérité, il y a quelque chose pour eux qui est de l’ordre de la profanation. Ils ont été faits par tous ces morts et des choses n’ont jamais été dites. C’est la chose la plus mystérieuse du livre : pourquoi ont-ils ce besoin ? C’est parallèle à la réflexion sur ce qui a été transmis : on ne sait pas ce qu’on a reçu, alors il faut heurter. Il y a aussi l’idée de déconstruire un monde : on est cousin et cousine mais on s’en fiche, on se met nu et on baise là, dans la chambre de la grand-mère. C’est une façon de tout envoyer promener, tout le costume qu’on nous a fait, et pas seulement celui qui nous habille. En même temps, ces deux personnages sont les représentants types de l' »Option Paradis ». Ils ne sont plus concernés par tout ça, ils sont autres, mais toute la thématique sur la survie des morts est importante. Ils ont besoin de retourner dans cette maison, ils ont besoin de ces portraits. Donc ces morts vivent, et ils ont quelque chose à se dire.
Le fait que la mort soit un nouveau tabou en Occident est-il un symptôme de l' »Option Paradis » ?
Evidemment. On ne doit plus mourir. Inutile d’approfondir : je dirais des banalités. J’ai vécu les survivances de ce qu’il y avait avant l' »Option Paradis ». Quand j’étais petit et que quelqu’un mourait dans la famille, on allait le voir, sur son lit, en tant que cadavre. Je trouve que c’était très bien. On savait ce que c’était, et ce n’était pas du tout traumatisant, contrairement à ce que croient les imbéciles psychologisants de maintenant. Il faut mourir, c’est une belle chose, la mort. A son heure, bien sûr. Si on n’est pas limité et conditionné par la mort, on ne fait rien. Que ferais-je moi, si je pensais que j’étais éternel ? Je n’écrirais pas.
Quel est votre propre rapport aux morts ?
Il rejoint mon dialogue avec le christianisme en général et la religion catholique en particulier. L’idée que les morts survivent est juste. Je ne dis pas qu’ils survivent au paradis ou je ne sais où, je n’en sais rien ; mais ils sont là, et ils ont un impact mystérieux sur nous. Il m’arrive de songer à ce que pourrait me dire une personne morte, donc elle est là.
Vous évoquez aussi l’évolution de l’acte de confession : d’un côté le vieux confessionnal de l’Eglise catholique, de l’autre la télé-réalité. Et au milieu, la confession que Nicolas demande à Louise dans le cadre d’un amour sans projet. Que représente cet acte pour vous ?
La confession est une chose essentielle. Le fait qu’une personne ait besoin d’une manière ou d’une autre de se dire à quelqu’un sans fard est une condition même de la vie. La confession catholique servait à ça. Le catholicisme, aujourd’hui, est toujours perçu à travers un ensemble de culpabilisations et de contrôle moral. C’est vrai que ça a pu être ça, mais sa vérité n’était pas là : ce qu’a compris l’Eglise au cours des siècles, c’est que les gens avaient besoin de ça. On venait dévider n’importe quoi. Ce n’était pas toujours des péchés : on avait juste besoin de se dire, et d’être réconcilié avec son dire. Ça recommençait le lendemain, mais ce n’était pas grave. Le psychanalyste sert exactement à la même chose : un dire qui n’a pas de sanction. Après, il y a la manière dont tout ça est utilisé : n’importe quelle société a besoin que les individus qui la composent rendent des comptes publics. Dans le confessionnal, ça avait l’avantage d’être à la fois public, parce que l’Eglise est une institution, et privé, parce que ça n’en sortait jamais. Concernant le couple de mon roman, il s’agit d’une autre confession, comme je l’ai écrit : « Le lit a quelque chose à voir avec le confessionnal du côté de l’aveu ». Quant à la télé-réalité, c’est un piège : elle fait partie de ces instances sociales auxquelles il faut absolument résister.
Vous développez longuement le thème de la langue et le rapport entre la langue que l’on parle et l’endroit où l’on habite, avec le langage des banlieues et le langage cosmopolite des élites. Ces deux types de langage ne sont-ils pas simplement le signe de la déréliction de la langue française ?
C’est probable. C’est un sujet très compliqué : j’ai fait récemment un essai là-dessus, Une Autre langue. Je suis prudent car dès qu’on part sur cette question, on tombe sur les apôtres du français classique, dont je partage les préoccupations mais qui se mettent dans une position de défense qui me paraît condamnée à l’échec. Il faut l’accepter : on voit apparaître de nouveaux usages linguistiques. D’un côté une langue des banlieues dont on sait qu’elle s’éloigne à tire-d’aile de la langue commune, de l’autre un nouveau multilinguisme mondialisé. Je pense qu’il importe non pas de défendre le français national, classique et hérité, mais de défendre l’idée qu’il y a une langue pour tous, qu’elle est codifiée, contrôlée, et qu’on sait ce qu’on raconte. Je crois que la seule chose importante dans cette affaire linguistique, c’est qu’il y a deux manières de concevoir la langue : soit on voit la langue comme un véhicule qui sert simplement à transmettre des informations, des besoins et des demandes, auquel cas ça peut être l’anglais, le français ou n’importe quoi d’autre (de toutes manières, ce sera une langue appauvrie), soit on pense comme moi que la langue nous relie à un passé, à une culture, une épaisseur, une temporalité longue.
Vous parlez aussi de ces nouvelles habitations en périphérie des villes, ces lieux qui n’ont pas d’histoire, qui sont purement fonctionnels. Est-ce que ça n’induit pas fatalement une langue sans épaisseur ?
Bien sûr. C’est pour ça qu’il faut montrer aux gens comment reconquérir l’initiative dans le mot. Un exemple me vient à l’esprit : si je dis d’une femme que c’est une « prude », j’emploie un mot du XVIIe, XVIIIe siècle qui, par contrecoup, amène des idées de libertinage ; si je dis qu’elle est « coincée », par contre, ça n’amène que des idées de cure analytique. Le mot « coincée », sur ce point-là, est triste. Si je dis » prude « , la réalité est la même, mais ça laisse à l’esprit un espace de circulation qui est beaucoup plus amusant, beaucoup plus vivant.
Vous faites d’un côté le constat de l’effondrement des hiérarchies et de la disparition d’un ordre qui fait sens, de l’autre celui de l’exaltation d’une certaine sexualité sauvage et d’une sorte de jouissance dans la destruction. Quel rapport entre les deux ?
C’est tout le problème. Les sociétés hiérarchisées et patriarcales savaient qu’elles donnaient la règle et qu’elles permettaient la transgression, en tout cas à ceux qui avaient en l’idée. En même temps, elles étaient empoisonnantes : plus personne n’accepterait ça. Je n’ai pas résolu ce problème car je suis moi-même un homme d’après le « temps de la résignation ».
Il ne faut pas jouer les hypocrites : moi-même, je n’ai jamais été disposé à les assumer les soumissions qu’imposait cet univers patriarcal. En même temps, qu’est-ce qu’on a d’autre ? Un individualisme zigzagant qui cherche à faire ses propres expériences et qui se perd dans lui-même la plupart du temps. Alors, entre la liberté et la détermination, que faire ? Je n’ai pas la réponse. J’incline à penser qu’il est bon qu’il y ait de la loi quelque part, tout en sachant que si une loi existe, c’est pour être transgressée. Si j’aime le catholicisme, par exemple, c’est parce que personne n’est un bon catholique. Goethe disait : « Plus on se déclare libre et plus on est déterminé, plus on se reconnaît déterminé et plus on est libre ». C’est le paradoxe dans lequel nous sommes. Cela dit, quelque chose se reconstruira sans doute là-dessus. Il y a aujourd’hui des tendances très ambiguës sur tous ces sujets. Dans tout le domaine de l’émancipation sexuelle par exemple, on en arrive à des réalités et à des façons de voir que la majorité des humains ne peut plus assumer : tous ces faits divers, toute cette mode de la sexualité « trash », neuf personnes sur dix ne sont pas disposées à les accepter. Les gens ont au contraire besoin d’être protégés.
Ce problème de la sexualité est au cœur du roman.
En effet. J’ai grandi dans une époque où tout ce qui était de l’ordre de la sexualité était bien ; mais désormais, on hurle à la mort dès qu’on pense à un pédophile. Il faudrait savoir : si la sexualité est un bien en soi, comment se fait-il qu’on se mette à hurler contre certaines de ses conséquences ? Dans la sexualité, il y a de la mort, il y a de la violence, il y a du danger. A un moment, la société doit donc donner une règle ; aujourd’hui, nous entrons dans la panique de reconstruire de nouvelles règles. Qu’elles soient différentes, tant mieux : tout le monde n’est pas fait pour la liberté. La liberté est dangereuse, elle est douloureuse, elle ébranle. Si on explore son Eros, on fait des découvertes qui peuvent faire très mal.
Alexandra, la fille de Louise, critique les aspirations matérialistes et individualistes de ses parents. Mais en même temps, elle critique aussi les altermondialistes : pour elle, ils restent prisonniers de ce qu’elle condamne.
A propos de cette Alexandra, je suis très perplexe. J’ai appelé ça « esquisse » : j’ai vaguement reniflé l’idée que ce personnage devait exister. Elle a un peu fait le tour de toutes les alternatives : les révolutionnaires accrochés à leur portable Sony, les parents qui représentent la faillite… Elle se tourne donc vers la seule chose qu’on ne lui ait jamais vraiment proposé : le religieux.
Reste qu’elle se laisse séduire par une sorte de syncrétisme assez comparable à la spiritualité « light » que vous dénoncez par ailleurs en ironisant sur l’attirance de l’Occident pour Khalil Gibran et le Yoga…
Absolument. Pour être précis, elle adopte une spiritualité inspirée par la communauté Bahaï. C’est le genre de spiritualité qui ne mange pas de pain : on attrape par-ci par-là de bonnes pensées sur toutes sortes de choses. C’est le contraire des religions chiantes, voire agressives : chacun s’y fait son bon Dieu dans son coin, sans se créer aucune complication. Bien évidemment, à mon sens, ces spiritualités qui ne nous contredisent pas ne servent absolument à rien. C’est pour ça que j’ai réévalué mon héritage catholique : il est à la fois très libéral (j’ai été élevé là-dedans et ce n’était pas tuant), mais il n’accepte jamais le relativisme. On critique beaucoup la papauté, notamment son discours sur la sexualité : l’Eglise n’est pas permissive. Elle dit un truc que personne n’accepte, y compris la plupart des catholiques. Il y a des millions de catholiques en Afrique, mais pas un qui vive selon les préceptes du pape. Dire le contraire est faux. Mais il est bien d’être dans cet entre-deux où on ne s’empêche pas de vivre à cause d’une religion, tout en ayant une religion qui ne va pas dans le sens du poil. J’ai grandi là-dedans puis tout envoyé promener dans mon premier âge adulte ; aujourd’hui je le réestime parce que je ressens le besoin du spirituel. C’est peut-être pour ça que, malgré toutes les critiques qu’on lui fait, j’aime assez l’Eglise catholique : d’une part elle ne prétend plus obliger qui que ce soit à quoi que ce soit (elle a renoncé au pouvoir temporel), d’autre part elle dit quelque chose qui est décalé. L’enseignement du Christ est comme ça : le Christ nous demande quelque chose que nous ne pourrons pas faire, mais on sait qu’il n’a pas tort de le demander. Ça nous rappelle qu’on est faillible, et c’est bien. Il important que quelqu’un vienne nous dire : « Rappelle-toi que tu es poussière ».
Vos personnages n’articulent pas ensemble une théorie précise, vous les laissez « libres » et comme en suspens.
C’est pour ça que je prête l' »Option Paradis » au philosophe que j’ai imaginé. Je ne veux pas la prendre à ma charge, même si, bien sûr, c’est un peu mes idées. Mieux : si j’arrive à créer un personnage qui incarne l’inverse de tout ce que je viens d’avancer, je serais ravi. Le roman est le lieu où l’on doit se contredire tout le temps.
Comme Debord, vous pensez que la machine marchande falsifie toute création humaine, qu’il s’agisse d’architecture, de musique ou de littérature. Quelle posture le créateur doit-il adopter dans une telle époque ?
La posture à adopter, c’est de tenir bon tant qu’on peut. Personnellement, je ne suis quand même pas un martyr : je fais à peu près ce que je veux. Mais dès que l’argent capitaliste se mêle de quelque chose, c’est pour le truander. C’est vrai dans le tourisme, c’est vrai dans tout. Il faut tenir des positions. Cela dit, je ne suis pas une victime directe la falsification capitaliste. Moins en tous cas que dans le cinéma ou d’autres domaines.
Vous pensez que la littérature est un domaine encore préservé ?
Oui, parce qu’il y a moins de capitaux en jeu, tout simplement. Ça peut changer demain, mais enfin… Et puis la France, en matière littéraire, possède une tradition qui reste efficace. On laisse la création se faire comme elle veut, même si on est cerné par des opérations de marché. Prenez Dan Brown… Cette falsification n’est pas montée de toutes pièces, mais c’est là-dessus que le système se jette, parce qu’il aime ça. Du moment que c’est du toc, ça va mieux. C’est vrai pour le camembert, les îles grecques, et un peu tout.
Propos recueillis par
Option Paradis, de François Taillandier (Stock)