Après « Gouttes d’eau sur pierre brûlante », François Ozon revient avec Sous le sable un film sobre et d’une intensité extraordinaire. Rencontre avec un cinéaste troublant aux idées claires.
Chronic’art : Comment est venue l’’idée de ce film ?
François Ozon : Le point de départ est un souvenir d’enfance. A l’âge de 9-10 ans, alors que j’étais en vacances avec mes parents dans les Landes, j’ai assisté à une scène qui m’a beaucoup marqué : un homme est allé se baigner et n’est pas revenu ; sa femme est repartie seule avec les affaires de son mari. Je me suis toujours demandé ce qui avait pu arriver à cette femme après cette scène. L’idée du film, c’était de raconter d’abord ces vingt premières minutes, ce début d’histoire avant d’interrompre le tournage pour imaginer, écrire la suite.
Tout part de cette situation initiale qui sont les vingt premières minutes du film ?
Oui, il y avait une situation initiale, un événement traumatique qu’on a tourné au mois de septembre 1999. La suite a été tournée six mois plus tard ; et pour écrire cette suite, je me suis inspiré de ce qui s’était passé entre les acteurs pendant le premier tournage, de ce que donnait Charlotte Rampling, de sa relation avec Bruno Cremer…
Vous avec inscrit les deux temps de l’histoire du film à l’intérieur du temps de tournage ?
Oui, je voulais travailler sur deux saisons. J’avais envie de commencer le tournage, de l’arrêter avant de reprendre. C’était aussi pour être en accord avec le récit du film qui est construit autour d’une ellipse forte : j’ai eu envie de « jouer » vraiment cette ellipse plutôt que de prévoir tout de suite ce qui allait se passer après. Je trouvais ça plus intéressant de rapprocher le temps d’écriture du temps de tournage. En général, quand on écrit un film, on le tourne un an après ; ici, on a écrit en fonction de ce qui avait déjà été tourné.
Ce tournage en deux temps correspond aussi à un problème de financement. Comment expliquez-vous que vous ayez encore du mal à financer un film malgré votre parcours et votre nom ?
D’abord, mes films, s’ils marchent bien à l’étranger, ne remportent pas un grand succès en France. Je n’ai jamais fait un million d’entrées. Ensuite, beaucoup de gens ne comprenaient pas pourquoi je voulais faire un film comme Sous le sable. Ca ne correspondait pas à l’étiquette qu’on m’avait collée. Comme les financiers sont extrêmement conservateurs et qu’ils ont très peu d’imagination, ils ont beaucoup hésité sur le projet comme sur le casting.
Comment avez-vous choisi Charlotte Rampling ? Vous l’aviez vu dans Signs and Wonders de Jonathan Nossiter ?
J’ai vu le film de Nossiter après l’avoir choisie. J’avais déjà tourné avec elle. J’avais envie d’une actrice célèbre, de cet âge-là et qui accepte de se mettre en danger ; en même temps, il fallait qu’elle soit très belle. Je suis agacé par l’obsession de la jeunesse dans le cinéma français ; on a des jeunes actrices qui sont sous-employées, utilisées comme des kleenex ; ou alors d’autres qui veulent tout contrôler, être surexposées, utiliser des filtres pour donner l’impression d’avoir trente-cinq ans alors qu’elles en ont un peu plus. Ce qui était important pour moi, c’était de faire un film avec une actrice qui accepte son âge et que je puisse filmer sans fard. Ce désir-là, Charlotte l’a accepté et m’a fait confiance ; peut-être aussi parce qu’elle a senti que ça pouvait être bien pour elle à ce moment-là.
Et Bruno Cremer ? Son rôle a pris de l’ampleur après votre rencontre avec lui ?
Oui, parce que c’est un mec adorable, très disponible et qui ne demande qu’à travailler avec des jeunes réalisateurs. Le conservatisme des décideurs financiers fait qu’ils ne pensent pas à ce type d’acteurs qui sont des grands acteurs, avec un poids, aussi bien dans l’histoire du cinéma que sur l’écran quand on les filme. Ce qu’il faut dire, c’est que leur décision à tous les deux de participer au film était très aventureuse. Au début, ils ont accepté un film de vingt minutes ; ils ne savaient pas ce qui allait se passer ensuite. A l’origine, la présence de Bruno n’excédait pas l’ouverture du film.
Le film laisse l’impression d’une grande concision dans l’écriture. Cette forme épurée s’est imposée rapidement ?
Le début s’est écrit très facilement parce que mon souvenir était précis. Pour le reste, c’était un constant travail d’épure. A partir du moment où la question du film était moins : « pourquoi Jean a-t-il disparu ? » que « comment cette disparition se vit-elle au quotidien ? », comment cette femme, au jour le jour, intègre un événement douloureux, les efforts se sont concentrés sur Marie, sur sa manière de réagir à la disparition.
Dans les vingt premières minutes du film, on est marqué par le silence entre les deux personnages. Vous êtes-vous imposé des contraintes d’écriture ? Par exemple, la rétention des dialogues pendant cette ouverture où les sons jouent un plus grand rôle que les mots…
Je ne m’impose aucune contrainte… Dans cette ouverture, il n’y a pas de rétention de dialogues, il y a la description d’un couple qui se connaît depuis 25 ans et qui n’a pas besoin de se parler pour se comprendre. Ce silence gêne sans doute certains spectateurs, habitués à voir des films bavards où tout est dit par le dialogue et qui sont ici face à un langage privilégiant les corps, les manières d’être plutôt que la parole. Mais c’est un parti pris de ma part qui correspond à mes goûts et à l’histoire racontée. Après Gouttes d’eau sur pierre brûlante qui « parlait » beaucoup parce qu’il s’appuyait sur le texte d’une pièce de théâtre, j’avais envie de quelque chose de plus apaisé.
Dans ce début, outre le silence, c’est l’attention à certains détails qui marque le spectateur. A l’intérieur de la description apparemment réaliste de la situation viennent s’inscrire des détails quasi fantastiques, qui deviennent fantastiques parce que montrés, en gros plan notamment : une eau qui fait bouillir les pâtes, un feu qui crépite, des insectes qui grouillent sous une souche d’arbre…
C’est moins du fantastique que de l’étrangeté. Il fallait qu’on sente un malaise chez cet homme ; qu’il soit presque un fantôme dès le début de l’histoire. Il fallait poser les signes d’un dérèglement annonciateur. C’est le sens des détails que vous avez remarqués ; par ailleurs, tout le monde peut tomber sur une fourmilière ; ce qui en fait un signe étrange, c’est la situation.
Sous le sable est peut-être le premier film où vous ne vous confrontez pas directement avec un système de codes pour le récit comme c’était le cas dans Gouttes d’eau… avec les conventions du théâtre ou le conte de fées avec Les Amants criminels. Est-ce que ça vous a donné plus de libertés ?
Le genre de Sous le sable ? Ce pourrait être le portrait, le portrait d’un personnage. C’est un genre moins codifié : il s’agit de suivre un personnage pour essayer de le comprendre ; d’une certaine manière, mes autres films étaient plus risqués, plus casse-gueule. C’est plus facile de faire un portrait.
Contrairement à vos films précédents, qui fonctionnaient sur une esthétique de la surprise, éclatée, avec un goût affirmé pour le spectacle et un certain fantasque, Sous le sable apparaît, sous sa forme sobre et épurée, comme une tentative de travailler une esthétique plus classique du cinéma. Est-ce volontaire ?
Je trouve que mes précédents films sont très classiques dans la mise en scène et, sous cet angle, pas très différents de celui-ci. C’est le sujet qui change et qui impose un style plus concentré. Encore une fois, j’avais envie de travailler sur l’épure et la simplicité. Je voulais raconter l’histoire d’un déni, d’un mensonge, et ça impliquait ce retrait et cette frontalité dans la forme du film. Mais cette frontalité était déjà présente avant Sous le sable ; la différence est que mes précédents films étaient plus dans l’extériorité et que celui-ci intériorise beaucoup. C’est le sujet qui veut ça.
Dans le film, c’est par la question du corps qu’est posée l’absence de Jean. Pourquoi ?
La question était : « Comment Jean existe-t-il pour Marie, maintenant qu’il n’est plus là ? » Or, quand quelqu’un manque, c’est d’abord son corps qui manque, le fait de pouvoir le toucher et le voir. Il y a donc dans le film tout un ensemble de signes, de détails quotidiens qui attestent cette disparition du corps dans l’absence de l’autre : se coucher seule, prendre le petit-déjeuner… c’est dans ce rituel du quotidien que Marie apprend à vivre sans Jean.
Dans vos films, les femmes ont souvent le mauvais rôle : soit elles sont cruelles…
Elles le sont.
… soit elles sont naïves ou dupées. Est-ce conscient chez vous cette ironie un peu grinçante sur les femmes dans les histoires que vous racontez ?
J’aime bien les personnages féminins forts, qui ne sont pas des potiches pour décorer mais qui sont actives autant que les personnages masculins.
Vous les chargez souvent. Dans Gouttes d’eau sur pierre brûlante, les rôles féminins…
Dans Gouttes d’eau… on est au-delà de l’homme et de la femme. C’est ce qui est intéressant dans la pièce de Fassbinder : que ce soient des hommes ou des femmes, ça n’a aucune importance. Que ce soient des homosexuels ou des hétéros, c’est pareil.
Dans Les Amants criminels, c’est la femme qui est l’agent du mal ; c’est un scénario quasi hawksien, où la femme doit mourir pour faire naître le couple d’hommes…
J’ai toujours aimé les Méchantes. Certains y voient de la misogynie, mais c’est tout l’inverse, c’est souligner et aimer dans les personnages féminins une part de perversité à laquelle ils ont rarement droit au cinéma. Sur cette question des femmes, j’ai des réactions de jeunes féministes de 35 ans, dérangées par le film parce quelles n’aiment pas le portrait de cette femme qui vit dans l’ombre de son mari, qui reste dans cet amour aliénant au lieu de trouver son indépendance. Mais c’est peut-être parce que Marie n’a pas 35 ans qu’elle réagit comme ça et que j’ai écrit son rôle ainsi. Si elle avait été plus jeune, cela aurait été autre chose. Ce n’est pas un discours conservateur que je développe sur le thème : « Les femmes doivent rester fidèles… » D’autre part, la relation d’amour qu’elle avait avec Jean est tout sauf lisse. Au début, elle ne voit rien de la crise de son mari. Sous le sable est l’histoire d’une femme qui a les yeux fermés et a peur de les ouvrir.
Vous venez de parler d’une réaction féministe au film. Comment réagissez-vous face à la réappropriation sociale et même militante de certains de vos films ? La portée sociale d’un film, est-ce une préoccupation chez vous ?
Une fois tournés et présentés au public les films vous échappent. Une Robe d’été est devenu un film-étendard de la communauté gay dans le monde entier. Sitcom a été défini comme un film queer, extrêmement subversif, qui brouillait la distinction des sexes… j’aime que les gens s’approprient mes films pour de bonnes fins. Dans ces moments-là, on se dit qu’on a capté quelque chose à son insu. Pour Une Robe d’été, j’ai capté ce moment où, dans un contexte angoissant, où la sexualité apparaissait constamment menacée par le Sida, on avait besoin d’entendre que la vie sexuelle pouvait se poursuivre, d’une manière ouverte et sans culpabilité, dès lors qu’on utilisait les préservatifs. Dans ce cas précis, c’était pas un truc réfléchi ou pensé, juste une coïncidence entre ce que j’avais envie de faire et un contexte propice aux échos.
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Sous le sable