En trois parties, compte-rendu in extenso du Festival Vision à New York, rendez-vous incontournable du jazz de traverse.
Sur le trottoir de la Knitting Factory, à hauteur du 74 Leonard Street, Rashied Ali feuillette New York is now, the new wave in jazz, livre de Phil Freeman sur le « maintenant » d’une musique qu’il a contribué à créer il y a quarante ans, lui et quelques autres que l’on retrouvera au cours du festival. Jerome Cooper décharge ses caisse d’un taxi. Dès l’entrée dans le club, on me précise par deux fois que le festival Vision et la Knitting Factory sont deux choses bien différentes. Billy Bang, présentateur du festival pour cette première soirée, le redit : « deux énergies différentes », et c’est le festival qui investit le lieu. Le poète Steve Dalachinsky clame quant à lui l’indépendance de Vision. Malaise ? Il évoque dans le Village Voice ce qui semble être des difficultés de financement. Ici comme ailleurs, les problèmes restent les mêmes, pour cette musique et les musiciens qui la jouent : des revenants, tardivement et/ou fraîchement reconnus, et la mémoire de ceux qui ont disparu (nombreux). Le contexte social est résumé ici par le mot violence (« a vision against violence » est en quelque sorte le sous-titre du festival), et illustré de manière pluri-disciplinaire : poésie, danse, « conférences » ( sur la mondialisation, les prisons américaines) et… musique. Ceux qui la jouent y vont de leurs commentaires, chacun à sa manière. Joseph Jarman, qui n’en revient pas des six années d’existence du festival, a peut-être tenté de dissiper le malaise évoqué plus haut par une invocation »zen », qu’il reprendra plus tard en trio. Une certaine théâtralisation de la musique.
Premières soirée : Jeudi 24
A 21 heures, je descends « downstairs » (le club est sur trois niveaux) et retrouve Jerome Cooper, sa batterie, un synthétiseur, et deux instruments à anche double ; il jouera souvent simultanément de l’ensemble. Il ne dit rien. Pas un mot. Il joue. Magnifiquement. Le synthétiseur envoie des rythmes simples et des mélodies venues droit de l’enfance. Il joue par dessus, avec le souffle, avec ses pieds, puis tout entier à la batterie. Entier est le mot qui convient. Dignité aussi. A 22h30, David S. Ware en duo sax/batterie avec Rashied Ali. Deux voix proches, parallèles, mais où le risque de se croiser, de s’affronter vraiment ne semble pas arriver. A nouveau downstairs pour écouter au vol William Hooker (batterie), avec notamment Lewis Barnes à la trompette.
Hooker joue « comme s’il voulait disparaître » (V. Wilmer à propos de Sunny Murray). Il parle, déclame tout en jouant, et en s’arrêtant de jouer. Je comprends peu de choses à ce qu’il dit, et je comprends tout, car je suis sûr qu’il est homme à dire ce qu’il fait, et faire ce qu’il dit : la violence, il l’a mise dans sa poche, et nous avec. Bien heureux.
Deuxième soirée : Vendredi 25
Le lendemain, poèmes de Steve Dalachinsky, puis Kali Z. Fasteau, Mixashawn Rozie, Newman Taylor-Baker : pêle-mêle, anches, voix, batterie, flûte, theremin, percussion, souffle continu : musique reçue du monde et non « musique du monde » offerte en retour. Un sommet. Un autre avec Dave Burrell, seul au piano. Il fut là, il y est encore, et y sera toujours, c’est sa musique qui le dit. Puis vint Sonny Simmons (as). Lu sur la pochette d’un de ses disques sa disparition de la scène musicale « pour raisons économiques et familiales ».
Violence. Violences policières dont il parle. Haut et fort. Il jouera de même, propulsé par Cameron Brown à la contrebasse, dont tous les batteurs de New York et d’ailleurs doivent rêver, à commencer par celui de ce trio, Ronnie Burrage, pour une réalité magnifique ce soir-là. Pour finir Whit Dickey (batterie), avec Matthew Shipp (piano), Rob Brown (sax alto), Mat Maneri (violon). Une masse en mouvement. On croit deux ou trois fois qu’elle va s’immobiliser, puis elle repart. Elle fait son chemin. Et nous avec.
Troisième soirée : Samedi 26
Khan Jamal (vibraphone), Jemeel Moondoc (alto), Dylan Taylor (contrebasse), Dwight James (batterie). Musique sur le fil. C’est Moondoc qui tire dessus, tendu, très tendu, tout le monde dessus. Et personne ne tombe. Au contraire. Avec en prime un très beau Summertime, alors qu’il pleut à New York. Salle comble pour Milford Graves, on espère pour les bonnes raisons. On avait dit de lui qu’il ne savait pas jouer. L’histoire a choisi. Elle n’avait pas tellement le choix. D’autres diront qu’il est fou. Comme l’a dit Mingus, il ne l’est pas. Il est réel, comme il l’a été ce soir-là.
Quatrième soirée : dimanche 27 mai
Dimanche à New York. Un peu de soleil. Toujours autant de monde à la Knittig Factory. Pour Vision. Le saxophoniste Rob Brown tient la caisse à l’entrée. Autogestion des musiciens. Arrive Billy Bang, son violon et son Vision strings (Mat Maneri, Sonnya Robinson, Naoko Ono, Okkying Lee, Shian Shu-Shu, Juni Booth, Todd Nicholson, Joe Fonda, Robert Zantay, Abbey Radar). Ensemble de cordes donc, plus une rythmique, qui démarre par un blues « dédié » pour ce soir à la violence urbaine. On pense au grands orchestres d’antan. C’est bon. Puis une deuxième pièce : le blues toujours, mais l’esprit, pas la forme. Les cordes pleurent un bon coup, servies par de très beaux arrangements.
Puis Billy Bang se retrouve seul à seul avec son violon qu’il avait délaissé pour diriger l’orchestre. Il en fait ce que d’autres ont fait avec le saxophone (écouter pour cela son disque avec Rashied Ali) : il va loin, dit parfaitement ce qu’il a à dire, bref, touche juste. Touché aussi par le duo Oliver Lake (as, ss) et Louis Moholo (dms), qu’on n’avait pas entendu à New York depuis les années 60. Tout en finesse, il refuse de céder à la seule énergie, donnant goutte à goutte le carburant dont Lake a besoin, lui : un véritable moteur à explosion. À l’Old Office, Chris Jonas (ss), Sun Spits Cherries Quartet : Joe Fielder, Christopher Washburn, Andrew Barker : deux trombones, batterie. Très écrit. Une merveille d’horlogerie suisse.
Cinquième journée : lundi 28 mai
Gros morceau. Mémorial Day. Pour le Festival, celui de Frank Wright. Comme il a été dit en ouverture, si les musiciens ne se souviennent pas, qui le fera ? Peu de monde en effet. La salle est toujours pleine, c’est beaucoup et finalement peu pour une ville comme NY. C’est NAM (devotion) qui démarre : Ahmed Abdulah (tp), Alex Harding (bar.sax), Masa Kamagushi (b), Jimmy Weinstein (dms). Belle musique, fraiche, »peaceful ».
A. Abdullah, présent à l’époque des lofts, me dira par la suite ce qu’il en reste aujourd’hui : des musiciens qui s’organisent. Avec toujours le problème des relations au « business ». Indépendance, jusqu’à quel point ?
« Où étiez vous pendant 50 ans? » se demandait il y a peu le saxophoniste ténor Kidd Jordan, face à un public enfin un peu plus nombreux. Lui, Louis Moholo (dm), William Parker (b) et D. Burrell (p) ont pesé ce soir-là le poids d’une montagne. Essayez de nier une montagne. Incroyablement généreux, Burrell particulièrement, avec ce mouvement de balancier d’un métronome vivant. Comme s’il donnait le temps à tout l’orchestre, et au public. Génereux donc.
« La beaute sera convulsive ou ne sera pas ». Je ne sais plus ou j’ai lu cette phrase -oui : Breton, L’amour fou– mais elle s’applique parfaitement à Noah Howard (as), Bobby Few (p), Alan Silva (b) et Leroy Williams (dms). Ce dernier mis à part, tous ont fait partie du groupe du « Reverend » Frank Wright. Silva, en s’installant, raconte comment il a perdu son premier gig avec et « à cause » de lui. Raconte sa Cadillac blanche et Sunny Murray. Mémoire et joie. Puis la musique que N. Howard taille au rasoir, aidé par ses compagnons. En une phrase de sax, il pansera les plaies. Nous sommes guéris, pour un temps du moins. Pas de magasin de souvenirs ce soir. Nous y sommes vraiment.
Wright, dit le programme du festival, pleurait après chaque concert. Il en aurait fait de même ce soir. Pour finir cette grande soirée, nous retrouvons Rashied Ali (dm) et son nouveau quintet : Jumaane Smith (tp), Andrew Bemkey (p), Joris Teepe (b), avec un Frank Lowe au ténor dont le jeu est totalement évident. Rien à jeter. Évidence dont se saisit Ali, qui joue à 200 %, c’est tout dire. Avant de rentrer, je demande à Steve Dalachinsky, qui semble tout savoir sur les musiciens de NY, ce qu’est devenu Muhamed Ali, (grand batteur, n’en déplaise au Dictionnaire du jazz), initialement prévu dans le groupe de N.Howard. « Plus de contacts, homeless ». Porté disparu. La réalité, l’autre, reprend tristement le dessus. La musique, jusqu’à quel point?
Le soir
Roscoe Mitchell (as,ss,fl,perc) et Thomas Buckner (voix). Très beau son de Mitchell, gros travail de Buckner : très beau, très apaisé L’impression de faire un rêve étrange . On en sort tout étonné. C/D/E : Cyrille (dm), Dresser (b), Ehrlich (anches, fl) : musique ancrée autour de thèmes et tempos qui reviendront comme des balises à l’intérieur de passages plus ouverts : tout cela est très bien construit, ça respire, c’est ample. Dresser avec un son et un phrasé impressionnants. Old Office : Mark Helias (b) Open Loose. Et Open pour sûr. Pheeroan Aklaff (dm) d’une énergie incroyable, qui ne laisse aucun répit à Tony Malaby (ts), une révélation pour moi : puissant et humble. Je pense à Spiritual unity. « La beaute, c’est toujours la vérité » disait Marion Brown à propos de Beb Guérin. Ces trois-là étaient dans le vrai ce soir. Tim Berne (as) Hard Cell » : Craig Taborn (claviers), Gerald Cleaver (dm). Comme avec Mitchell en début de soirée, on retourne dans un climat assez étrange, dû probablement aux sons des antiques synthétiseurs employés ici. La musique prendra son heure pour se densifier de plus en plus, à en devenir intenable, puis reviendra sur elle même, doucement. Beaucoup moins apaisé, on en sort tout aussi surpris. Trois belles soirées, de Vision, donc.
Sixième journée: mercredi 30 mai
Pour cette soirée de mercredi, en plein milieu du Festival, c’est le « Vision Orchestra » qui, comme son nom l’indique, sera chargé de synthétiser un certain esprit musical sous la direction de Warren Smith (perc.) et de Steve Swell (tb). En solistes, on remarquera entre autres Rob Brown à l’alto, avec un son et un phrasé qui n’appartiennent qu’à lui – une voix vraiment très singulière -, Sabir Mateen, fantastique au ténor, Karen Borca (basson), un son et une présence incroyables, ainsi que Jackson Krall (dm), Wilber Morris (b)… On pense au Jazz Composers Orchestra, par la densité, la qualité des solistes et le travail des arrangements. En somme, exactement ce que devrait réaliser un grand orchestre : le collectif au service des individus, et réciproquement.
Pendant deux jours, on retrouvera souvent le batteur Hamid Drake, très actif sur la scène musicale de Chicago (souvent auprès de Ken Vandermark), avec William Parker (b) comme partenaire rythmique principal. « La rythmique » pour beaucoup. Et c’est bien le mot, car tant avec Ellen Christi (vcl) qu’avec le ténor Fred Anderson (moins « free » que les autres, mais tout aussi libre), le tandem Drake/Parker sera au plus près du tempo, assez « premier degré » par rapport à l’éclatement de la mesure qui se pratiquait dans les années 60 – presque « world music » parfois, avec un côté « efficace » indéniable. Peut-être trop à mon goût, mais cela n’engage que moi.
Sans Parker, mais en duo avec Assif Tsahar (ts, bcl), même impression d’une certaine « efficacité free », avec une grande écoute sur le premier morceau, et un deuxième plus « world » (renforcé par l’utilisation du frame-drum par H. Drake). Je leur ai préféré Jackson Krall (dm), avec à ses côtés Alan Silva (leader, b, kbds), Sabir Mateen (ts,as, cl, fl), et , en invité, au ténor Abdelhaï Bennani, qui vit à Paris comme son leader d’un soir (très beau disque en quartet où on les retrouve tous deux : Enfance). Très belle musique, un rien trop pleine, avec Bennani et son phrasé extrêmement original, qui aura parfois trop peu de place pour s’exprimer totalement. Silva aussi persuasif au piano qu’à la contrebasse dont il reste une grande signature.
Musique et danse : Joseph Jarman (as, melodica, perc, fl, danse…) et Patricia Nicholson (danse, tout simplement). L’un au service de l’autre : un régal pour les yeux, pour les oreilles, de l’humour, ce qui ne gâte rien. Enfin, ce qui fut pour moi et beaucoup d’autres le grand moment : Malachi Favors (b), en solo de contrebasse, sans maquillage et sans, donc, l’Art Ensemble of Chicago. Celui qui fut appelé dans les années 60 « le Wilbur Ware du free jazz ». « La beauté vient des choses simples » disait Kenny Clarke . Ce que nous prouva Favors ce soir-là, à ceci près qu’il n’a plus rien à prouver. D’une dignité absolue, semblant dire (sans un mot) à un certain public toujours friand de légendes et de virtuosité (public assez présent, toujours prêt à pousser des « yeah man ! » à chaque triple croche, à chaque suraigu ; aussi pénible que les claquements de doigt pour dire « j’y suis », sans y être, évidemment) que l’on n’est pas au cirque, ici. Une musique limpide, émouvante, sans pathos, qui se suffit à elle même, dans quelque chose qui ressemble à une magnifique solitude.
Septième journée: jeudi 31 mai
Du jeudi, je retiendrai surtout Gunda Gottschalk au violon, une voix singulière (voix qu’elle utilisera également) sur cet instrument, avec beaucoup de poésie, au côté d’Oliver Lake (as, ss) – qui confirma ce que j’avais entendu dans son duo avec Louis Moholo (dm) quelques jours auparavant -, de William Parker et de Jin Hi Kim (komungo, un instrument coréen), pour un beau quartet, alternant duos, solos, passages d’ensemble. Idem pour Oluyemi Thomas (bcl, ts), Ijeoma Thomas (vcl), Wilbur Morris (b), Michael Wimberly (dm, entendu de nombreuses fois avec Charles Gayle) : de la très bonne musique ; et puis Beù Beù, groupe franco-malien (beù, veut dire « beau » en niçois), rencontre de l’univers rythmique malien et des musiques improvisées (que l’on peut entendre sur le label français Bleu Regard) : ça tourne, comme on dit ; pas de problèmes, on tape rapidement du pied. Joie de vivre. On peut rentrer se coucher.
Huitième journée : vendredi 1er juin
Dernier soir pour moi à New York. Comme si cela n’avait pas fait bonne mesure, pendant plus d’une semaine, on termine par un « gros morceau » : Peter Brötzmann (ts, cl), William Parker, Michael Wertmüller (dm) : la masse et le son Brötzmann saisissent à la gorge. Pas d’autre mot. Alimentés par la double pédale de grosse caisse du batteur, très « machine gun » ; on étouffe presque. Finale quelque peu « rock and roll », Brötzmann sautant en l’air et retombant pour donner le signal de fin. Lui aussi un peu distant avec le public, pressé de rentrer.
Dernier choc, le trio de Tomas Abbs (b, tu), avec Chad Taylor (dm, un des meilleurs que j’aie entendu dans ce festival) et l’incroyable Roy Campbell (tp, fghn, fl). Contrebassiste énorme, Abbs, tout en jouant, souffle dans un tuyau de bois arrimé à son instrument : rien de spectaculaire ici, juste une manière toute personnelle de nourrir ce qu’Ayler aurait appelé un « cri silencieux », pour une musique d’une présence inouïe.
Vision s’achève donc en beauté pour moi. Je ne verrai pas la soirée du samedi, ni la suite du festival qui se délocalise à l’Orensanz Center (très beau lieu, me dira une passante au hasard d’une rencontre) du 6 au 8 juin. Avant de repartir, j’ai juste le temps d’assister à la première séance du « Vision film series », qui a lieu à l’Anthology Film Archives (2nd avenue, 2nd street). Au programme, un film d’une minute, The boys are back in town, de Moira Tierney, où l’on assiste au duo de Max Roach et Cecil Taylor à New York l’été dernier. Même sans le son, sans couleurs, et pour quelques secondes, il se passe quelque chose. Un exploit ! Le public du cinéma applaudit. Puis Rising Tone Cross, de Ebba Jahn. Un film essentiel pour la compréhension de ce que peut être Vision aujourd’hui. En effet, le documentaire, outre des interviews de Charles Gayle (que l’on voit jouer dans la rue, conduire une voiture dans New York, parler de la vie – une vie dont il semble plein – fumer une cigarette avec Peter Kowald, jouer dans un troquet avec ce dernier et John Betsch (dm) – il n’y a évidemment pas que les festivals, là-bas comme ailleurs : on démythifie d’un coup), des extraits de concerts (Kowald énorme, dans une cave avec quelques auditeurs médusés, Rashied Ali avec Marylin Crispell, W. Parker, Kowald, Brötzmann, Gayle, Frank Wright !), le film, donc, montre ce que fut l’ « ancêtre » de Vision, le festival Sound Unity, ici-même, en 1984. Pas le côté « installé », presque reconnu, que l’on ressent, venant de l’extérieur, par rapport à Vision : une impression qui ne vient ni des musiciens, ni du discours, qui n’a pas varié depuis le début – et cela est dit dans certains tracts : travail sur la conscience sociale, vision comme un acte politique d’autodétermination des musiciens et du public… Comme je l’ai évoqué plus haut, on se demande toujours si le public est venu pour les bonnes raisons et si le travail n’est pas toujours et encore à faire. Mais ça, ce n’est plus le problème de Vision, qui – que l’on soit d’accord ou pas – a dit ce qu’il avait à dire, et fait ce qu’il avait à faire. Des banderoles à deux sous dans la rue et un gymnase en guise de salle (1984), à la Knitting Factory (2001). Cela existe, cela vit, cela perdure. C’est déjà énorme.