Paul Auster ne serait-il pas un auteur surestimé ? Alors que ses derniers livres ne connaissent plus l’unanimisme critique de ses débuts, revenons, textes à l’appui, aux motifs de son désaveux actuel (critique et commercial) et surtout sur la mécanique Auster. Ultime plongée au cœur de « l’œuvre ».
Trilogiques furent ses commencements. Tragi-comique s’avère son déclin. Après plus d’une dizaine d’années d’existence, principalement dans le microcosme littéraire français, l’auteur préféré de ces dames semble partir sur la pointe des pieds vers ses propres horizons ontologiques, nous épargnant peut-être finalement la énième variation sur le thème de l’enfant/chien/clochard/balle de base-ball cherchant son père sur un air de jazz joué au hasard. Le flop tout d’abord littéraire, mais aussi commercial et critique engendré par son dernier opus Tombouctou le souligne : la France, nation passéiste s’il en est dans ses choix littéraires, ne semble même plus vouloir du ténébreux Auster, lui qui connût jadis les affres de l’égérie post-quadra intello des pages de Elle, dernier rempart d’une féminité surfaite et ex-fan des sixties.
La mort via Tombouctou signifie pleinement le changement de cap que prennent certaines directions critiques littéraires. L’esprit « Inrockuptibles », même si tout aussi contestable et haïssable que les autres prédominantes critiques passées, prend le pas imperceptiblement en imposant sa vision très correcte du renouveau littéraire, entre des De Lillo, Houellebecq, Ellis et autres Dantec survoltés par le trou béant qu’on leur a laissé pour opérer leurs techniques du chaos littéraire. L’esprit acerbe et critique, philosophique même, prend le dessus sur les rêveries existentialistes de celui qui traduisit Sartre aux Etats-Unis.
Auster ne produit rien de bouleversant, les français s’en rendent juste compte avec beaucoup de retard et de façon radicale. Pourtant, sans vouloir à tout prix présenter une main amicale à celui qui naguère encensé se voit doucement coulé, il ne faut pas nier que l’univers Austérien en a fait élégamment rêver plus d’un, puisque les mécanismes littéraires qu’il met en place dans chacun de ses livres s’enchaînent comme autant de machineries textuelles bien huilées, propres et douces. Avec le temps, pourtant, le goût savoureux de son Léviathan, du Moon Palace ou de La Musique du Hasard se rancit et devient ce relent douceâtre, presque écœurant que l’on retrouvait dès le départ dans le narcissique Carnet rouge et les récents Mr. Vertigo (roman de la révélation apothétique en France) et Tombouctou.
Seule subsiste l’énigme Anna Blume (In The country of last things) où Auster n’austérise pas son propos mais le sert mâtiné d’un ton et d’une poésie post-techno digne des meilleurs Ballard (L’île de béton, IGH) et autres mutations textuelles superbement hybridées. Anna Blume a peut-être sauvé la mise aux yeux de beaucoup car elle a prouvé de par sa courte existence intra-textuelle qu’Auster est bien un conteur brillant pouvant, au moins fugitivement, dépasser le pur « dire » pour atteindre un « montrer » démiurge et puissant, souple et fin, délicat et infime. Loin des saturations symboliques ennuyeuses de ses débuts -magnifiquement incarnée par cette volonté ridicule de faire une trilogie à partir d’une idée qui faisait tout au mieux un bon tome-, Auster avait posé avec Anna Blume les bases réactualisées d’une poésie de la technologie et de la machine d’état détraquée, chant ultime et métallié de tôles froissées, présentant tout ce que nos sociétés ont pu fabriquer de « post- » aux yeux d’un lectorat sûrement décontenancé. Après les soupirs d’un New York tout à la fois vivant et déserté, Anna poussait les premières complaintes d’une Marie Zorn qui s’ouvrait, fleur-machine parmi les détritus interzonaux (ndlr : Marie Zorn est l’héroïne de Babylon Babies de M.G. Dantec).
Il est de ces héroïnes bizarrement si peu fragiles dont on tombe amoureux ; Anna Blume, comme Marie Zorn, était l’une d’elle. « Et quand le soleil décline sur l’horizon en feu, nous barbotons comme des gosses dans la lumière et nous essayons de percer les secrets de notre condition » (Les Racines du Mal, M. G. Dantec). Enfant luminescent et terminal, Anna transcende les jeux austériens et les difforme en des dizaines de nouvelles possibilités de lecture. Les métaphores filées qu’affectionne l’auteur sont ici détournées, déjouées interactivement par le personnage/acteur, cette entité quadridimensionnelle qui prend son envol.
Car il ne faut pas l’oublier, les obsessions d’Auster sont tout aussi aisément définissables qu’elles sont lourdes à supporter. Au premier rang, le jeu. Et il ne faut pas bien longtemps au lecteur pour détecter les livres absorbés par un Auster trop aisément pistable : l’enfant-joueur d’Héraclite nous poursuit tout au long des textes qui se défilent sans à-coups. Le lien idéal d’ailleurs avec cette obsession pénible du père et du fils ; Œdipe sans Œdipe… Auster n’a pas lu Deleuze, mais plutôt Freud. Mal lui en a pris.
A ne pas oublier bien sûr l’invention du langage, cette quête que l’on retrouve déjà plus que fortement ébauchée dans le premier volume de sa trilogie new-yorkaise. Malheureusement, cette quête qui anima bien avant lui nombre d’écrivains très différents, de Sterne (Tristram Shandy) à Burroughs (via le cut-up inspiré par Brian Gyson -voir ses Essais chez Christian Bourgois) se trouve bâclée et expédiée en une compilation de concepts bourgeois, proprets et grégaires. Et puis, cette image de la ville, ville-femme, ville-animal, ville-rêve qui le poursuit, phagocyte une imagerie plaisante mais non renouvelée où Auster nous dépeint une ville de néons et de rues labyrinthiques. Enfin, parachèvement du cadre métaphorique sclérosant, la machine ultime du dispositif austérien : le base-ball, thème lourdement récurrent, mythe parmi les mythes, ici actionné sur tous les plans, au niveau tout autant narratif que diégétique. Passant d’une base sûre à une autre base en chancelant, à travers des courses effrénées et incertaines où le Hasard frappe à tous moments les personnages, les images, les concepts, les poésies extratextuelles pour créer une subtexture globale qui sous-tend chacun de ses romans.
Alors sans doute s’est-on -consciemment ou non- lassé de ces récurrences poussives, de ces auto-mythes reconductibles indéfiniment sans variation ; sans doute aussi la mode est-elle passée et d’autres figures plus prosaïquement vendables sont apparues chez de vieilles anglaises à l’impuissance tout autant littéraire que sexuelle. Mais, ne serait-ce qu’en mémoire de ces moments passés dans l’intimité d’Anna, je ne te brûlerai point. Quelques instants d’intensité pure… Ouais, Paul, mieux qu’en 68 !