Eugène Savitzkaya est né en 1955 à Liège, d’une mère russe et d’un père polonais. Après avoir publié des recueils de poèmes influencés par le surréalisme (« Mongolie, plaine sale », en 1976), il développe une prose poétique publiée pour l’essentiel chez Minuit. Il écrit également pour le théâtre ; son texte « Célébration d’un mariage improbable et illimité », en 2002, a été repris par Rodolphe Burger dans son album « Meteor show (unlimited mariage) ». Rencontrer Eugène Savitzkaya, c’est découvrir qu’il peut exister un rapport simple à la langue, un besoin vital et immédiat d’expression, de participation à la formulation des choses ; c’est aussi se souvenir qu’être artiste, ce n’est pas seulement produire une forme, mais aussi élaborer lentement une vision du monde singulière. Plus prosaïquement, c’est enfin s’exposer à entendre des considérations assez surprenantes sur la folie, le jardinage, la culture des pommes de terre, le roman comme genre gazeux et la métaphysique du coucou, ce piaf parasite qui dort dans le nid des autres. Entretien poétique.
Chronic’art : Le titre de votre nouveau roman, Fou trop poli, est-il un clin d’oeil à votre roman Fou civil paru en 1999 ?
Eugène Savitzkaya : Oui, tout à fait : quand j’ai écrit Fou civil, j’ai choisi le titre parce que mon ami le poète Jacques Izoard m’avait envoyé la liste des fous et folles de Rabelais pour les vœux de nouvel an, en me posant la question suivante : quels fous et folles sommes nous ? J’avais alors trouvé le « fou civil ». Le « fou trop poli » n’existe pas dans la liste, qui comprend tout de même une bonne centaine de fous : c’est une sorte de prolongement du fou civil, figure dans laquelle j’aime me reconnaître. C’est un livre en forme de fou…
Fou trop poli serait donc la suite de Fou civil ?
Je ne sais jamais faire le même livre deux fois. Je suis parti, comme toujours, de notes éparses, mais quelque chose d’autre s’est construit, de l’ordre de la mémoire. Une mémoire familiale, celle des régions que j’ai traversées, où j’ai vécu… Le livre a donc pris une toute autre tournure. J’en ai profité pour rendre hommage à mes parents. Jusqu’ici, je n’avais jamais vraiment écrit quelque chose sur eux ni parlé d’eux.
Le livre commence sur une récolte de pommes de terre…
Comme je jardine, les travaux manuels me rappellent toujours mon père : sa figure resurgit chaque fois que je touche de la terre, que je sème, que je plante… Mon activité de jardinier vise à conserver ce savoir-faire : je fais des réserves, on ne sait jamais, en cas de coup dur… J’ai des réserves assez rudimentaires de carottes et de pommes de terre. Je ne suis pas jardinier technicien, beaucoup de choses ratent, mon sol n’est pas très bon… Par ailleurs je n’ai pas de bêtes et je suis obligé d’aller chercher le fumier très loin, ce qui fait je n’ai pas un rendement magnifique. Mais je garde la main.
Si on exclut la liste de Rabelais, la figure du fou n’est pas choisie au hasard ?
Le fou a deux sens. Celui qui m’intéresse, c’est le bouffon. J’ai l’impression que dans le monde culturel et pour les institutions, les artistes sont toujours des bouffons, ils sont pris pour des enfants. C’est vrai aussi pour la société. Ceux qui créent sont des bouffons, ils ne sont pas du tout reconnus pour leur savoir faire. On se moque de ces gens-là, ces gens qui font des choses qui ne rapportent pas d’argent. En ce qui me concerne, j’accepte complètement ce rôle de bouffon. Je préfère être un bouffon qu’un fonctionnaire.
Olivier Cadiot a cette phrase dans son texte Anglo-chinois : « Avant on avait des nains, maintenant on a des artistes en résidence »…
J’ai le même sentiment. Bouffon ou fournisseur… On me demande parfois de remplir des bons de commande : « Faites nous une facture, vous nous fournissez ». Mais fournisseur de quoi, exactement ? Je préfère être bouffon que fournisseur.
Le bouffon c’est aussi celui qui fait rire. Pourtant l’humour est peu présent dans vos textes…
Ah ? C’est possible. Le bouffon, pour moi, c’est surtout celui qui a tous les droits en matière d’outrance langagière.
Retrouvera-t-on ce personnage du fou dans votre prochain livre ?
Sans doute. A moins que ce ne soit un animal…
Cette passion du bestiaire est une autre constante dans votre oeuvre.
Oui, c’est parce que j’ai toujours vécu en contact avec les animaux. J’ai eu une enfance assez solitaire, à la campagne. Je m’intéressais beaucoup aux oiseaux, aux rapaces. Nous vivions près d’une ferme. J’ai toujours eu une grande curiosité pour les petites bêtes sous terre, celles qu’on ne voit pas et qui grouillent partout. C’est une vieille passion… Je ne peux pas m’empêcher de citer le nom d’un animal de temps en temps.
Certains reviennent en effet sans arrêt. Pourquoi le héron, par exemple ?
C’est un animal qui me plait beaucoup, d’une grande fragilité et d’un certain détachement. Il est aussi lié au nom de famille de mon père, qui veut dire « le héron » en polonais.
Le personnage du fou jardinier est donc finalement une manière de parler de votre environnement, de votre vie quotidienne ?
Oui : j’ai cette vie là et je m’en sers comme d’un matériau brut. Je connais bien les petits êtres dont je parle, ça aide à l’écriture. Avec quoi écrire, sinon avec sa propre connaissance des choses, son propre vécu ? Il faut les utiliser comme matière première, même s’il ne s’agit pas de révéler des choses ni de faire des confidences.
Vous parlez aussi longuement du « statut de coucou » dans Fou trop poli…
Pour moi, le coucou est un oiseau très évolué (d’ailleurs il est en danger, il a presque disparu). Il confie sa progéniture aux soins de quelqu’un qui est beaucoup plus attentif que lui, une mère rouge-gorge par exemple. Certes, le bébé coucou finit parfois par manger sa nourricière, mais en général non… L’œuf du coucou est très beau ; il éclôt souvent avant les autres, de sorte que le bébé sort de l’œuf et nettoie la place en faisant tomber les œufs des autres oiseaux… Le coucou pond toujours dans un autre nid, il ne se fatigue pas à faire le sien.
Une métaphore de l’écrivain ?
Un peu, oui. J’aimerais bien moi aussi me retrouver dans un nid douillet, avec quelqu’un qui s’occupe de moi et me soigne. Parfois, c’est très angoissant de se dire : « Voilà, j’ai cinquante ans, aucun diplôme, je suis obligé de quémander de l’argent auprès des ministères ». Ce serait quand même prodigieux de tomber comme ça dans un foyer, avec une chaleur… C’est peut-être le seul avenir que j’ai pour mes vieux jours ! Longtemps je me suis senti invulnérable, mais à partir d’un certain âge on sent que le temps a passé ; j’ai des enfants, aussi, je les vois grandir et je me demande : « Que vont-ils devenir ? » L’angoisse pour l’avenir… Ce sont des questions que je préfère évacuer de manière métaphorique.
Dans Exquise Louise, livre consacré à votre fille, vous dites pourtant que les nids sont surtout pour les enfants, donc pas pour les hommes de 50 ans ?
Parfois si, ils en ont envie (rires). Dans Louise, je fais référence à ces familles recroquevillées sur elles-mêmes, dans la chaleur et le confort : elles forment des microsociétés alvéolaires, fermées au monde extérieur. C’est une pratique commune de l’égoïsme. Du coup, le pouvoir a facilement prise sur eux. Je ne trouve pas ça tout à fait normal. Il faut courir un peu la route. C’est la même chose pour les petits.
La construction de vos phrases est très musicale, comme si elle se faisait par échos. Des formules reviennent, un mot entraîne l’autre ; est-ce une manière d’écrire héritée de Célébration d’un mariage improbable et illimité ?
Oui, tout à fait. Avant, ce style existait de manière latente : j’écrivais mes premiers textes pour les dire en public, presque chaque semaine, et du coup je les écrivais quelques jours avant. C’étaient des manières de chant, qui ont influencé le reste de l’écriture. Avec le Mariage, j’ai fait fonctionner toutes sortes de comptines, je me suis souvenu des ritournelles que me chantaient mes parents, j’en ai fait un matériau permettant de canaliser les choses sous forme de refrains. La forme litanique fait resurgir beaucoup de choses de la mémoire, elle achemine des choses oubliées, notamment des choses qui appartiennent à la mémoire collective. La forme première du Mariage était une forme polyphonique, présentée en cinq colonnes : je n’ai pas pu l’éditer comme ça, mais il a déposé en moi des plis très difficiles à effacer. Je l’ai écrit durant un temps assez long, je l’ai travaillé avec des comédiens… C’est une influence qui perdure, une habitude prise. Ce texte a réellement été un tournant d’écriture, et il faudra un peu de temps pour que du nouveau apparaisse.
Y a-t-il justement une nouveauté dans Fou trop poli ?
J’ai cherché dans ce livre une forme simple, constituée de très peu de mots et tournée d’une certaine façon. Une économie de moyens pour une plus grande efficacité au niveau du son. Les sujets sont souvent des prétextes. Seule m’intéresse la formulation, l’agencement d’une phrase.
La présence du dictionnaire, qui est presque un personnage à part entière, a-t-elle contribué à faire émerger quelque chose ?
Oui. J’aime beaucoup les dictionnaires. Ici, j’ai décidé d’utiliser un dictionnaire très ancien pour faire des promenades lexicales et montrer que je combinais deux activités, l’écriture et le jardinage.
On remarque également la présence insistante d’un métadiscours qui désigne en passant l’activité d’écriture, la situation de l’écrivain, la nature de la prose…
Pour moi, le genre « roman » n’existe pas en soi : c’est le genre le plus ouvert et le plus accueillant qui soit. Le roman classique n’est plus de mise. Je préfère la prose parce qu’elle est plus malléable, plus élastique. Elle permet l’ironie : une phrase peut se détruire elle-même, par un mot final. Cette perversion insidieuse fait du roman un genre presque gazeux. Un sens clair en dissimule un autre, quasi involontaire.
Comment se déroule la genèse de vos romans ?
Quand j’écris un livre, je n’ai pas d’idée préalable. C’est toujours une aventure. Je le construis dans un élan. Souvent, ce sont des notes accumulées qui convergent au bout d’un certain temps. Pour Fou trop poli, par exemple, j’ai d’abord voulu faire une sorte de promenade dans un vieux dictionnaire, puis je me suis lassé de cette technique et le livre est parti ailleurs… J’ai effectué un dosage entre différents ingrédients. J’ai besoin de m’amuser pour écrire.
Il paraît que vous répugnez à vous dire « écrivain ». Pourquoi ?
L’écrivain, c’est le surnom, le petit nom d’un insecte qu’on appelle aussi « l’eumolpe » ou « le gribouri de la vigne ». C’est un insecte dangereux pour la vigne, évidemment : il grignote ses feuilles… Cet écrivain-là, je bien l’être, mais le mot n’est pas très beau. Quand je dois remplir des papiers administratifs, à la case « profession », je mets malgré tout « écrivain », c’est dans l’air du temps. Et parfois « poète », pour frimer. Mais c’est un peu désuet, non ?
Propos recueillis par
A lire, notre chronique de Fou trop poli dans Chronic’art #22, en kiosques