Nouveautés, rééditions, trio, solo, duo : Enrico Pieranunzi publie beaucoup, mais rien qui soit de trop. Le plus grand pianiste européen d’aujourd’hui ? Ce n’est pas pour rien que son compatriote Giovanni Mirabassi intitule « Pieranunzi » le deuxième morceau de son nouveau disque… Petit tour d’horizon des dernières sorties du maître romain, toujours sur les sommets.
Trio américain, trio européen, expériences en duo (Yellow and Blue Suite, avec Marc Johnson, album de 1990 récemment couronné « meilleure réédition » par l’Académie du jazz) ou en solo : on a parfois l’impression qu’il ne se passe pas un mois sans que l’infatigable Enrico Pieranunzi nous montre une nouvelle facette de son art, une dimension de sa musique, un nouvel état dans l’avancement de ses recherches. Parmi ses livraisons des derniers temps, commençons par Pieranunzi plays Domenico Scarlatti : sous-titré Sonatas and improvisations, cet album est entièrement consacré à la musique de Scarlatti (1685-1757), lointain quasi-compatriote de notre héros (Scarlatti était napolitain, Pieranunzi est romain), claveciniste hors-pair et héraut de la musique baroque. On doit l’œuvre pour clavecin la plus abondante de son époque, loin devant Bach (en quantité, s’entend) : 555 sonates, dont Scott Ross en son temps donna un enregistrement intégral en… 35 disques. « Scarlatti est un musicien que j’ai toujours profondément aimé, explique Pieranunzi. Je pourrais énumérer une multitude de raisons pour expliquer cette passion : son imagination formelle, sa vitalité rythmique, sa passion, ses saveurs méditerranéennes… Sa musique contient les couleurs du ciel italien et de la mer ». Jusqu’ici, Pieranunzi avait soigneusement maintenu l’écart entre ses exercices de musicien classique et son travail de jazzman ; Scarlatti lui donne l’occasion de les rapprocher, pour la première fois.
« Scarlatti, c’est modal »
« C’est modal, dit-il à propos de cette musique, prismatique, plein de mouvement, avec une sorte de flux comparable à celui de l’improvisation jazz. De plus, il est bien connu que Scarlatti était un improvisateur extraordinaire ». Se défendant néanmoins d’avoir simplement voulu « jazzifier » l’œuvre du maître, il explique avoir plutôt voulu travailler en temps réel sur les éléments des sonates, comme on brode à l’intérieur d’un canevas : de jazz, il n’est finalement pas vraiment question ici, sinon pour la dimension d’improvisation qu’il comporte, et qui ne lui est d’ailleurs pas propre. En tout état de cause, ce Plays Domenico Scarlatti est plus qu’une curiosité ou une expérimentation : non seulement Pieranunzi maîtrise son sujet à la perfection (est-il besoin de le préciser ?), mais les ajouts improvisés qu’il y fait paraissent se fondre « dans la masse », comme on dit d’une teinture dans un matériau, enrichissant et renouvelant les partitions originelles. Les compétences de l’amateur de jazz trouvent certes leurs limites face à un tel projet, et l’on aimerait avoir là-dessus l’opinion d’un spécialiste du baroque qui posséderait la musique de Scarlatti et, sans doute, évaluerait mieux ce qu’y apporte Pieranunzi ; en attendant, on peut tout de même dire le plaisir qu’on prend à écouter ces interprétations denses, vivantes, et qui ramèneront peut-être plus d’un jazzfan vers ce baroque qu’elles prennent pour matériau…
Le trio de son coeur
On revient vers le jazz avec As never before, où Pieranunzi retrouve sa formule fétiche, celle du trio piano / basse / batterie. Encore que : la formation tient ici davantage du quartet que du trio, avec la présence du trompettiste Kenny Wheeler (dont on profite pour signaler au passage le magnifique Other People, sur le même label, avec John Taylor en special guest). As never before, donc : le titre dit assez bien son caractère exceptionnel, en dépit du fait que ni sa collaboration avec Marc Johnson (basse) et Joey Baron (batterie) d’un côté (son trio « américain », par opposition à son trio « européen » avec André Ceccarelli et Heyn Van de Geyn), ni la rencontre avec Kenny Wheeler de l’autre (on se souvient de Fellini Jazz, en 2003), ne sont une nouveauté ; si cet album sonne pour lui « comme jamais auparavant », c’est sans doute à cause de l’approfondissement des interactions entre eux, même si le trio a toujours flotté sur les cimes… A l’écoute frappent évidemment l’excellence de la formation, la rondeur veloutée et fragile du son d’un Wheeler impérial et l’accompagnement savant et délicat de Pieranunzi ; malgré tout, on hésitera peut-être à placer cette belle galette parmi les sommets de la discographie pieranunzienne (il faut dire que les places y sont chères), la faute peut-être à des thèmes (tous originaux) qui n’ont pas forcément l’évidence ni la beauté de certains qu’il a composés (on pense, pour ne citer qu’un chef-d’œuvre, au sublime « Seaward », en 1997), « terrains de jeu » (mais quels terrains !) plus que chefs-d’œuvre. Du même trio enfin, mais sans Wheeler cette fois, Dream dance, enregistré en décembre 2004 en Allemagne, et importé ces jours-ci. Les mêmes louanges s’imposent mais, allez savoir pourquoi, ce que l’on hésitait à faire pour le précédent, on le ferait volontiers pour celui-là : magie des grands, irrationalité des jugements… La comparaison est d’autant plus difficile qu’on retrouve le thème-phare, « As Nevore Before », et qu’une fois encore les neufs morceaux sont de la plume du pianiste, dont plusieurs splendides (« Castles of Solitude ») ; parce qu’on est tout en haut de l’échelle, c’est dans les détails et le flou que se jouent les préférences. « Ce groupe est le trio de mon cœur », confesse le pianiste. Est-il besoin d’ajouter : du nôtre aussi ?
Enrico Pieranunzi : Plays Domenico Scarlatti (CamJazz / Harmonia Mundi)
Enrico Pieranunzi / Marc Johnson / Joey Baron : Dream dance (CamJazz / Harmonia Mundi)
Enrico Pieranunzi / Marc Johnson / Joey Baron + Kenny Wheeler : As never before (CamJazz / Harmonia Mundi)Z
Voir en archives notre chronique de Duologues, le duo d’Enrico Pieranunzi avec Jim Hall, et celle Daedalus wings, en duo avec Bert Van den Brink