A quelques jours du Festival Freedom of the City (du 4 au 7 mai 2001), renouons avec le label anglais Emanem, qui en est le co-organisateur. Depuis plus de trente ans, Martin Davidson s’est fait l’un des porte-parole au jazz créatif et à l’improvisation britanniques. Une scène encore bien insulaire. Après quelques éclipses, la résurrection d’Emanem, il y a quelques années témoigne d’un regain d’activité outre-Manche. Visite au bout du tunnel.
La puce vient facilement à l’oreille des érudits amateurs de jazz : Emanem devrait, à l’instar d’Eronel, d’Ecaroh ou autres Emanon -respectivement composés par Monk, Silver et Gillespie- confesser au miroir son étymologie secrète. Ils en seront pour leurs frais. Martin Davidson se sera contenté de croiser l’initiale de son prénom à celle de sa femme Madelaine, pour le premier faire de leur chiffre, M’n’M, l’enseigne d’une fabrique de friandises du troisième type. Car, pour qui a suivi les développements de quarante années de musique improvisée, Emanem est synonyme du plus beau catalogue anglais où se rassemble la fine fleur de ce qu’on put appeler l’avant-garde en 1960, mais qui se doit considérer aujourd’hui comme notre pur présent vivant.
Tribulations et vicissitudes
L’adolescent qui, épris de jazz « moderne », s’ouvrait alors à ses racines classiques et à ses prolongements libertaires connut son premier choc en 1971, avec le Spontaneous Music Ensemble (John Stevens, Trevor Watts, Ron Herman et Julie Tippett) puis Derek Bailey. Après y avoir beaucoup pensé, il fonde sa compagnie en 1974, Revox en mains : See de Steve Lacy est le premier album publié (récemment réédité dans Weal & Woe, CD 4004). Pourtant, un an plus tard à peine, Davidson va s’établir aux Etats-Unis où il croit déceler un public plus large dont l’ardeur ne sera pas freinée par les taxes à l’importation. Il y publie Duo 1& 2, de Braxton et Bailey, un jalon déterminant de cette aventure naissante, et aussi Frank Lowe en duo avec Chadbourne, qui avec Steve Lacy, européen depuis longtemps à cette époque, figureront parmi les rares américains d’un catalogue presque exclusivement dédié à la scène britannique. Ses distributeurs lui mènent la vie dure. Et comme l’Angleterre subit alors les rigueurs de l’hiver thatchérien, il mettra les voiles pour Sydney en 1982 où il découvre une politique guère plus favorable bien que l’existence y soit plus agréable. Emanem retrouvera donc la Grande-Bretagne en 1988, après avoir porté ponctuellement le nom de QED ou de Quark. Malgré tribulations et vicissitudes, en dépit de quelques éclipses plus ou moins longues -quelques titres d’Emanem furent repris dans les années 90 par Hat Art et même Blue Note pour cause de suspension d’activités. Son dernier re-départ eut lieu en 1995. Si Emanem ne dégage toujours pas le minimum d’argent qui permettrait à son créateur d’en vivre, Davidson a néanmoins bâti un vrai catalogue, cohérent, utile, exigent et sans concessions, reflet d’un pan essentiel de l’histoire récente de l’improvisation qui a façonné en profondeur notre paysage musical.
On y trouvera la plupart des figures grâce auxquelles se trouva repensé au milieu des années Soixante le statut de l’improvisation, passant de l’état de facteur dynamique œuvrant à l’intérieur d’une forme, à celui d’élément dans lequel elle coagule et se résorbe. Evan Parker et le souffle continu ; John Stevens, Paul Lytton, Tony Oxley et la pulvérisation du rythme en couleurs ; Derek Bailey, retournant la virtuosité à ses célibataires même ; Lol Coxhill , restaurant le ton élégiaque sur le champ de bataille ; Phil Minton et ses leçons d’anatomie du chant ; Barry Guy, cultivant un orchestre dans sa contrebasse ; et tant d’autres, Paul Rutherford, John Russell, Stan Tracey, sans lesquels la scène anglaise ne se ressemblerait pas. Mais les fidélités n’ont pas empêché l’accueil de générations nouvelles, aussi essentielles aujourd’hui que le fut et demeure celle de ces pionniers.
Un regard sur les dernières propositions d’Emanem, qui double à présent ses bouchées, nous renseignera mieux qu’aucun discours sur la vitalité d’une scène qui demeure malgré tout bien insulaire.
Les éclairs de jazz de Thomas l’obscur
Le pianiste Pat Thomas, par exemple, dont on ne peut dire qu’il encombre nos scènes, est un musicien attachant qui, à l’instar d’un Stan Tracey, maintient un lien vivant entre le jazz et l’improvisation. Nur, la pièce de près d’une demi-heure qui donne son titre à l’album, procède par cellules ; mais leur symétrie forme bientôt un motif, traité par accords et clusters, puis balancé tout au long sur un évident mouvement mélodique pour gagner vers la fin, malgré le halo qui l’épaissit et le trouble, un centre tonal. Le jeu de pédale comme le toucher tiennent, chez ce musicien complet, un rôle actif dans la conduite de l’improvisation. Harmoniques et résonances déboucheront pour conclure sur des gerbes de sons étoilant une progression toute monkienne alors que les timbres durcissent et se minéralisent. Cette référence à Monk n’a rien de fortuit puisque The analogy proposera un peu plus loin une paraphrase de Blue Monk. Dans Mubarak, le rapport au glorieux passé jazzistique s’affirme et l’humeur folâtre, la frivolité feinte qui éclaboussent des noirceurs de fusain ressuscitent cette inimitable figure trop méconnue et bien mal appréciée que fut Jaki Byard. Le sombre martèlement dans l’extrême grave du clavier, solennel comme une mise au tombeau, montre un peu de naïveté dans l’insistance. Caractère qui ressort ici ou là dans des passages épais ou collants qui ne sont pas sans rappeler, joints à certains traits abrupts, le piano d’un Tchangodei, notre Africain de Lyon si mal perçu dans le paysage français.
Ordre et musicalité
Martin Davidson tire pour son compte sur les deux mamelles de la philosophie anglo-saxonne, réalisme et pragmatisme. Soucieux de ne pas pénaliser des productions déjà peu marchandes par des raffinements abscons qui nuiraient à leur perception, il poursuit pour le conditionnement de la musique un idéal de clarté qui s’affiche en des couvertures sobres et lisibles, se soucie d’indiquer tout le nécessaire au dos d’albums dûment estampillés » File under New music / Free Improvisation « . Mais ce désir de clarté n’est pas non plus absent du contenu de la musique qu’il défend. On peut le vérifier à l’écoute de toutes les publications présentées ici, au-delà des différences de langage et d’esthétique fort dissemblables. Ce qui est vrai du tissage serré de The Kryonics (notre chronique) l’est aussi du duo Weston/Kraabel.
Five shadows résume une série de cinq concerts qui se tinrent chacun en un lieu à l’acoustique différente. Mais la structure dialogique qui fait se correspondre les deux voix confère à l’ensemble une profonde unité formelle. Chaque pièce met en scène un échange rigoureux. Qu’il s’agisse des sons brefs d’alto cloués un à un par des accords de piano ou de lignes parallèles organisées en séquences géométriques, l’improvisation s’organise en miroir, selon une mise en espace qu’on dirait volontiers contrapuntique, si l’on veut bien entendre ce mot en un sens élargi qui inclut un travail rigoureux de correspondance de timbres, de registres et de surfaces sonores. Jeux de reflets et de contrastes, progressions méthodiques mais pas rigides, exploitation raisonnée des résonances (sur un sol par exemple, dans Colchester, qui de point d’accord devient ligne vibrante, puis volume animé), ces improvisations aux articulations presque pédagogiques concilient en beauté ordre et musicalité. L’alto de Caroline Kraabel prend de fréquents accents braxtoniens dans le ton, les dynamiques, le vibrato parfois ou les staccatos marqués, et les cinq pianos brillent de tous leurs feux harmoniques sous les doigts précis de Weston.
John Butcher est rapidement devenu une des nouvelles références parmi la plus jeune génération de l’improvisation libre. Chez lui aussi, en dépit d’une forte personnalité au vocabulaire affirmé, le modèle braxtonien est sans doute prégnant. La plupart de ses enregistrements en solo, voire même en duo, revêtent ce caractère d’exploration systématique dont For alto (récemment réédité chez Delmark) restera pour longtemps l’archétype. Mais si l’on peut considérer ces 14 improvisations collectées de San Francisco à Madrid au long de trois pleines années comme d’authentiques études, c’est en pensant à celles de Chopin, par exemple, qui transcendaient l’exercice technique par une musicalité exemplaire, trouvant en lui le tremplin paradoxal pour le bond d’un chant pur. Tout, absolument tout, le souffle, l’attaque, le grain, les sons multiples est mis à la question, travaillé, transformé, corseté d’une syntaxe mallarméenne pour livrer des poèmes sonores impeccables. Que l’on entre dans le son comme en une cathédrale ou qu’une mélodie entortillée sur elle-même, à l’image de l’ADN, révèle sa structure moléculaire, que le souffle se divise en une permanence grave et feutrée et les intermittences d’une flûte cristalline, en imitation du chant diphonique de Sibérie, c’est toujours avec une science qui combine analyse et synthèse en un gai savoir musical de philosophe-artiste. Parce que la logique profonde et rigoureuse de ces improvisations est instrument de libération, là encore, l’écoute devient pure jouissance.
Réservons pour bientôt le détail du monumental coffret dont le titre, Strings with Evan Parker, inverse un cliché redoutable, non sans souligner tout de même qu’une telle entreprise éditoriale donne la mesure du travail exemplaire accompli par Martin Davidson. Ce titre est aussi l’indice d’un humour que ne devrait pas reléguer aux marges l’accent mis sur le sérieux dans les lignes qui précèdent. Pour s’en convaincre, rendez-vous sur le site d’Emanem où A new musical dictionary un lexique aphoristique concocté par le maître des lieux saura rétablir l’équilibre.
Pat Thomas, Nur, solo piano 1999 (Emanem 4046/Improjazz, Metamkine, Culture Presse) : Pat Thomas (p). Cheltenham, 10/12/1999.
Veryan Weston / Caroline Kraabel, Five shadows (Emanem 4048/ Improjazz, Metamkine, Culture Presse) : Veryan Weston (p), Caroline Kraabel (as, vcl). Colchester, Liverpool, Londres, Cheltenham, Wathamstow, du 8/12/1999 au 25/05/2000.
John Butcher, Fixations (14) (Emanem 4045/ Improjazz, Metamkine, Culture Presse) : John Butcher (ss, ts). Berkeley, Milwaukee, Londres, Bruxelles, Chicago, San Francisco, Madrid, du 22/06/1997 au 30/09/2000.
Un site, celui du label.
Un festival à ne pas manquer : Freedom of the City, du 4 au 7 mai 2001, organisé par Evan Parker (assisté de Steve Beresford), Matchless (le label animé par Eddie Prevost d’AMM) et Emanem (Martin Davidson). Programme complet sur le site d’Emanem. Vous y retrouverez tous les artistes chroniqués ici-même