La publication du « Triomphe de la nuit » et de « Grain de grenade » chez Joëlle Losfeld est l’occasion idéale pour (re)découvrir le pendant féminin du grand Henry James. A cheval entre deux siècles, Edith Wharton est un des premiers grands écrivains féminins anglo-saxons.
Partagée entre deux siècles et deux représentations de la société, Edith Wharton leur emprunte son style et son univers narratif, sublimés par la recherche d’une plénitude spirituelle et sensuelle qui ne s’épanouit que sous la contrainte morale, le renoncement. Née à New York en 1862, dans une famille d’aristocrates où elle tenta sans grande conviction durant sa jeunesse de tenir la place que les conventions lui assignaient, elle s’est vite révélée rebelle à sa classe. Une solide culture littéraire et son corollaire pour une femme de cette époque, la solitude. Un mariage tardif, insatisfaisant, dernière concession, dernière frustration, et les remords qui naissent lorsqu’elle s’aperçoit que les premières années de sa vie ont été improductives et illusoires. Ses premiers grands textes (The Great inclination, 1899 ; Chez les heureux du monde, 1905) voient le jour au tournant du siècle ; elle a alors quarante ans. Puis un divorce, la liberté, Paris et les salons d’avant la Grande Guerre, où se pressent des Américains francophiles comme Scott Fitzgerald et Hemingway, mais aussi Henry James l’Anglais d’adoption, le jeune Kenneth Clark, Paul Bourget ou encore André Gide. Et d’abord, et surtout, la découverte de la passion charnelle avec la rencontre de Morton Fullerton.
Si elle doit énormément à la présence à ses côtés de son maître Henry James et à celle de Walter de la Mare, l’un champion de la forme comme genèse de la conscience, l’autre adepte de la gullivérisation et de l’emboîtement des plans de réalité, elle invente sa propre musique en plaçant au tout premier plan de son travail littéraire, la quête de l’amour. Un amour toujours lié au sacrifice de soi, seul moyen d’accéder à la pure vision de l’autre et un niveau supérieur de l’expérience spirituelle (Le Temps de l’innocence, 1920, porté à l’écran par Martin Scorsese en 1983). Il serait par conséquent trop facile d’affirmer que son œuvre se place à la charnière du romantisme tardif et de la modernité.
Certes, Wharton affectionne les décors surannés, les atmosphères décadentes et les bonheurs contrariés. On ne le remarque que trop bien dans sa nouvelle Plus tard et son décor néo-gothique. Mais, même dans la description de l’insolite le plus improbable, son regard reste clair, son langage précis, dénué de tout lyrisme. Elle fait partie de ces écrivains qui n’ont d’autre terrain d’expérience qu’eux-mêmes. Les sujets dont elle s’inspire pour ses Ghost stories, publiées en deux volumes par Joëlle Losfeld, sont encore bien ancrés dans une tradition fantastique typiquement anglo-saxonne. Pourtant ces histoires de fantômes, loin de tendre vers l’horreur macabre de Maturin ou de Lewis, ou l’humour très noir d’Edgar Poe, plongent leurs racines dans des œuvres où le surnaturel n’est que la convention narrative permettant d’atteindre à l’exposé des sentiments les plus élevés, les plus indicibles.
Ces nouvelles ont ceci de précieux qu’on y décrypte aisément les influences, on y goûte les ressemblances et l’on se réjouit quand Wharton s’amuse à y concurrencer et peut-être à tuer le père. Ce père spirituel n’est autre qu’Henry James, qu’on retrouve par petites touches dans la plupart de ces textes, mais avant tout dans La Cloche de la femme de chambre, dont le dispositif ancillaire et la présence du phénomène du déjà-vu évoquent étrangement cet autre manoir, celui du Tour d’écrou où l’inhabituel laissait place à l’insolite pour tomber enfin dans l’épouvante la plus extrême.
Le non-dit, la contemplation source du plus grand plaisir, le regard porté sur la lumière environnant chaque être, le portrait feutré des perversions mentales caractérisaient l’œuvre de James. Wharton, elle, s’attache à révéler l’ambiguïté qui lui est propre. Se servant des codes sociaux du temps, chargés de puritanisme, et d’une exquise délicatesse de sentiments, elle renverse la convention et fait sourdre, sous l’exposé attentif du déterminisme presque darwinien possédant ses personnages, une transcendance, une grâce qui les métamorphose. Beaucoup de ses héros sont pauvres, solitaires ou déclassés, d’autres sont soumis à des engagements moraux qu’ils ne peuvent et ne veulent rompre (Ethan Frome, 1911). Par la contrainte, la retenue, ils accèdent à une autre dimension de la perception. A la réalisation des désirs se substitue pour eux l’attente infinie de la plénitude, et c’est dans cette brûlante abnégation que se façonne la mémoire, que s’enrichissent les sentiments.
La plupart des nouvelles consignées dans Le Triomphe de la nuit et Grain de grenade ressemblent à des morceaux de vie arrachés à la continuité temporelle. Elles ont un début mais pas de fin. Leurs conclusions sont abruptes, les explications rares, les phrases se brisent comme une voix qui s’éteint. On passe brutalement de la montée de l’angoisse à la suspension du souffle. Puis tout s’arrête mais la vibration se poursuit longtemps. En ce sens, la nouvelle Grain de grenade apparaît comme l’une des plus abouties. Véritable scénario hitchcockien, elle installe méthodiquement le dispositif de la persécution, de la hantise, pour mieux nous laisser dans l’attente d’un dénouement rationnel qui n’arrivera jamais. Car les fantômes d’Edith Wharton existent réellement, ils ne sont ni des aberrations ni des songes, mais des interlocuteurs furtifs qui se présentent au moment où on les appelle.
Pour un lecteur actuel, rompu aux métaphores psychanalytiques, il serait tentant de traduire hantise par frustration. La description de la solitude, des affres de l’enfermement, l’évocation quasi hallucinée de la réalité seraient là pour suggérer la fissure, la faille qui n’ose s’avouer. En effet, ces courtes histoires lancées comme des invocations nous donnent l’occasion d’entrer plus intimement dans l’imaginaire d’Edith Wharton, oscillant entre pulsion sexuelle et puissance créatrice sans jamais vraiment atteindre ni l’une ni l’autre, parce que chez elle c’est la vision de l’entre-deux qui compte. A moins qu’il ne s’agisse plus justement d’une prémonition de L’Amour fou qui naîtra quelques années plus tard sous la plume d’André Breton.