Parcours en cinq étapes et quelques noms de l’actualité d’un instrument qui, le premier, a exploité les ressources de la plus grande innovation technique depuis l’invention de la roue. Ou comment la rencontre non fortuite de six cordes et de la fée Electricité sur la table d’anatomie de la musique a renouvelé l’écoute de nos contemporains.
Depuis qu’en 1965 Keith Rowe a posé sa guitare sur une table et lui a fait connaître la caresse du grattoir métallique, depuis que ses cordes ont subi l’assaut du tournevis et de la brosse à reluire, les chemins de l’improvisation ont subitement débouché sur des paysages inouïs qui ne devaient plus rien au jazz. Au même moment, peu s’en faut, un certain Jimi Hendrix remodelait à peu près aussi radicalement le paysage du rock. On prend quelque trente-cinq ans plus tard, la mesure de l’événement. Ce qui sonne aujourd’hui comme le beau présent, jouissif, aventureux, résolu, de la musique improvisée doit beaucoup, à l’évidence, à la rencontre de ces deux héritages qui dépassent largement le petit monde de la guitare auquel nous nous tenons ici.
Potlatch a publié récemment ce qui constitue la première rencontre de Keith Rowe et d’Evan Parker dans l’intimité d’un duo. Ce dernier joua dès avant la mort de Coltrane, dans le cercle des souffleurs, un rôle fort semblable à celui du guitariste : assomption et sortie du coltranisme. Certes, Parker a souvent été l’invité d’AMM, mais ce dialogue à nu scelle une histoire, en forme la clé de voûte. Potlatch ne pouvait offrir meilleure enseigne que sa lettre revendiquée du situationnisme à ces dérives effectives qui, en deux fois 40 min, tournent doucement la page du millénaire. Dark rags est l’apothéose d’une liberté conquise, assumée, mûrie au point de faire oublier ses présupposés : tout est libre, rien n’est gratuit. Aucune provocation, la sérénité au contraire d’un pas réglé sur une pensée claire, affûtée, sûre d’elle-même. Les antinomies semblent magiquement résolues, de la profondeur et du mouvement, des masses et du détail, du poids et de la matière. Des strates glissent les unes sur les autres en un camaïeu troublant de finesse, chaque événement point et se résorbe porté par un sentiment précis des durées. Les sons s’usent les uns aux autres, s’étagent en formant un tissu continu toujours changeant comme un ciel de mer. Dès la première écoute, Dark rags s’impose comme n’y voyons pas malice un classique.
Armé d’un équipage comparable, soit une guitare « en péril », Hans Tammen, Allemand installé depuis peu à New York, a fixé rendez-vous, deux jours de suite, à Denman Maroney, hyperpianiste méticuleux, puis à Dominic Duval, dont la contrebasse avide de sensations croise entre Europe et Amérique, de la presqu’île du jazz « vif » à l’archipel de l’improvisation. En compagnie du premier, les situations varient : conversations, échanges, contrastes. La digitalité n’est pas exclue, mais elle est moindrement à l’honneur qu’au second jour ; il est davantage question de diversifier les approches, de jouer, comme un Erhard Hirt, de l’électricité comme d’une matière à opacité changeante, qui se concentre ou s’étale, fait bloc, se délite et fragmente, rue dans les câbles et s’articule en mobiles aux propositions sonores d’un piano reformulé de l’intérieur. Maroney est connu comme un maître de la préparation. Un tel dialogue entre des instruments illimités engage sur des pentes fuyantes la perception même de la musique. L’écoute bascule parfois en situation acousmatique où la référence piégée aux sources accentue les processus « compositionnels » : oppositions de masses ou de textures, de poids, de course.
Avec Duval, Tammen a opté pour la guitare acoustique. Les cordes forment alors sous dix doigts un réseau inextricable qui, du grave à l’aigu, fait pelote. Dès l’abord plus « jazz », plus « guitaristique », le jeu reflète certaine histoire de l’instrument avec ses moulinets et son phrasé virtuose. Faux-semblant.
Aux équilibres de la veille, se substitue une série d’oppositions (bois/métal, lourd/léger, solide/frêle, etc.) qui induisent les clivages, les lignes de force selon lesquels l’oreille fraie son chemin dans un fourré touffu. Ca claque, grince, grouille, siffle et vrombit. Et s’apaise en plages miraculeuses comme ces nuances piano qui succèdent, à la fin de Ground level, aux ronflements d’archet col legno strié du carillon cristallin des cordes d’acier. Les stratégies ont changé du tout au tout d’un duo l’autre, les comparer indique l’ouverture conquise.
L’humour n’est pas absent, témoin le Zzzzzip par lequel se clôt, sur un dernier virage, The road bends here de Tammen/Duval. Cet humour derrière lequel Eugene Chadbourne avance masqué depuis plus de trente ans. Dr Chadbourne. Ce joyeux étripeur d’instruments à cordes divers, de la mandoline au banjo, s’est embarqué dans une équipée roumaine dobro en main. Trois solos étalent son génie du bricolage : pas de montage ici comme il en est coutumier mais des leçons d’anatomie où la guitare d’acier sonne tout d’abord comme un hérisson auquel on arracherait ses piquants un à un. C’est cruel, souvent laid ; génialement laid. Chadbourne sait faire n’importe quoi comme personne. Il y a du Rauschenberg en lui, du Beuys aussi. Ca sonne comme à l’établi. Mais la potacherie confine au désespoir quand au détour d’ultimes pitreries qui feraient plutôt pleurer surgissent les gestes du blues. Dans ce siècle déglingué, ce pays déglingué, seul un art déglingué est susceptible de dire adéquatement leur vérité rêche, d’opérer leurs langues de bois. Chadbourne est à la musique ce que Coluche fut à la fonction présidentielle ; par-delà ses multiples avatars, l’unique instrument de sa vie, c’est le Gaffophone, harpe philosophique par excellence. Le bon Docteur joue Diogène contre Platon, la musique du tonneau contre l’harmonie des sphères.
Alternant l’électrique et l’acoustique, Olaf Rupp donne au rassemblement de prises étalées dans le temps, l’allure d’études où s’esquissent des réponses à des questions qui ne se sont peut-être pas posées. « To plug or not to plug ? » par exemple ; en d’autres termes : « Que signifie l’électrification ? » Des pièces bâties sur des principes semblables divergent, leur sens est affecté. La prise de son rapprochée donne à des mélodies compliquées, aux limites de la pulvérisation, un aspect plus chaotique encore, chargé de sons parasites : cordes qui frisent ou claquent, doigts qui glissent, ongles qui accrochent. Autant d’ »ornements » en somme qui déguisent en le hérissant ce qui subsiste de linéarité. Soumis à l’électricité, les traits s’empâtent ; tout dessin englué dans une saturation progressive disparaît sous une pâte généreuse travaillée au couteau. Ses circonvolutions s’estompent. Les gestes guitaristiques, moulinets, balayages, staccatos et contorsions virtuoses qui donnent à la guitare acoustique l’allure contrainte d’un arbre taillé en espalier s’abolissent en plages striées, laminées et mouvantes dès lors qu’elles sont passées au chinois des watts. La texture se lisse, puis granule, bourdonne. A mi-chemin entre Joe Morris pour l’abstraction mélodique et Erhard Hirt pour les protocoles expérimentaux (Life science), dans les parages d’un Loren MazzaCane Connors parfois, Olaf Rupp s’inscrit parfaitement dans cette constellation de chercheurs qui, comme tous ceux précités, et bien d’autres encore, de Derek Bailey et Fred Frith à Thuston Moore ou Jean-Marc Montera, en interrogeant sans relâche les limites de leur instrument, offrent la musique à des horizons nouveaux, et par la réforme de l’oreille et de l’écoute renouvellent les rapports que l’on peut entretenir avec elle.
Evan Parker / Keith Rowe, Dark rags (Potlatch P 200 / dist. Improjazz). Parker (ts), Rowe (prep. g)
Live, Nantes, 31 décembre 1999 et 1er janvier 2000
Denman Maroney / Hans Tammen, Billabong (Potlatch P 100 / dist. Improjazz) Maroney (prep. p), Tammen (prep. g)
New York, 22 juillet 1999
Hans Tammen / Dominic Duval, The road bends here (Leo Lab CD 072 / Orkhêstra). Tammen (ac. g), Duval (b)
New York, 23 juillet 1999.
Eugene Chadbourne, Piramida cu povesti (Leo records CD LR 304 / dist. Orkhêstra)
Chadbourne (dobro) 2000
Olaf Rupp, Life science (FMP CD 109 / Improjazz). Rupp (el. g, ac. g)
Berlin, juin-novembre 1999, et Poschiavo, mai 1999
Invitations à prolonger ces réflexions : quelques guitaristes à écouter aux Instants Chavirés (Montreuil) : Kevin Drumm (8 novembre 2000), Marc Sens et Olivier Benoît (17 novembre), Emmanuel Petit (Scrobbledehobble, 14 novembre) Jean-Sébastien Mariage (Hubbub, 24 novembre), Makoto Kawabata (Acid Mother Temple, 29 novembre), Jorg Zeger (7 décembre), et Keith Rowe (N : Q, puis avec Michel Doneda et Roger Turner le 15 décembre)