Avec « Point Omega », Don DeLillo se détourne des ses romans conspirationnistes pour questionner le réel : il imagine un huis-clos oppressant dans le désert où trois personnages expérimentent la possibilité d’une perception absolue de l’espace et du temps. Un OVNI littéraire à l’intrigue et à l’esthétique implacables.
De Don DeLillo, on connaît les personnages-concepts, presque désincarnés, dont l’existence ne semble viser qu’à justifier une réflexion foisonnante sur la perception du monde. Si L’Homme qui tombe s’intéressait aux probabilités et Cosmopolis au flux des données financières, Point Oméga, son nouveau roman, repose sur la possibilité de « faire un bond hors de notre biologie ». Devons-nous rester éternellement humain ? La conscience n’est-elle pas à bout de force ? Cette idée est l’armature sur laquelle repose le livre. En prologue et en épilogue, la visite par un spectateur anonyme de 24 hours psycho, l’œuvre vidéo de Douglas Gordon exposée au MoMA, dans laquelle les plans de Psychose d’Hitchcock sont étirés sur 24 heures : une invitation à « voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement ».
Voir / savoir / avoir conscience, le temps à l’état pur, le film brut : voilà ce qui motive le jeune cinéaste Jim Finley à se rendre dans le désert américain pour réaliser un documentaire en une seule prise sur le taciturne et sauvage Richard Elster, universitaire à la retraite, autrefois sollicité par le Pentagone pour justifier la guerre en Irak, et qui vit désormais « dans un creux protecteur, à l’abri des tendances nivelantes des rapports humains ». C’est la confrontation de deux solitudes, volontairement coupées d’un monde qu’ils trouvaient limité, trop rapide, et dont ils rêvent de redéfinir les règles : Elster, avec un improbable discours de « guerre en haïku » ; Finley, en s’imaginant capter une connaissance pure de son sujet, en le filmant en continu, dans le même cadre, dos au mur. Bientôt, le duo est rejoint par Jesse, la fille d’Elster, envoyée par sa mère dans le désert pour la protéger d’un amant trop pressant. Silencieuse, douce, paumée et aérienne, elle cristallise les obsessions des deux hommes et les détourne doucement de leur projet filmique. Les jours passent « sans solution de continuité », la vidéo n’avance pas.
Là où on pourrait craindre une sorte de thérapie de groupe entre intellectuels dépressifs, De Lillo trouve la force de l’intrigue, la beauté cinématographique des descriptions, la plasticité des dialogues, la tension du rythme ; il plonge le lecteur dans un nouvel espace-temps, étiré jusqu’à l’arrêt sur image sur lequel plane toujours une menace de mort. Ce huis-clos contemplatif, De Lillo le construit en effet comme une séquence extérieure de ce qui se joue dans le 24 hours psycho de Gordon : dans la chaleur étouffante de la maison déglinguée d’Elster, dans les soirées à boire et à observer le ciel, dans les tirades d’Elster sur la nécessité d’une guerre, dans les virées quotidiennes au supermarché, c’est l’expérience de ce que l’écrivain américain appelle la « vraie vie » qui s’étale, « ce soi doucement vautré dans ce qu’il sait, et ce qu’il sait, c’est qu’il ne vivra pas éternellement ». Une condition humaine fatale et brutale que les tentatives désespérées des trois héros ne parviendront pas à effacer. La menace de disparition arrivera par Jesse, et précipitera nos deux héros dans une fuite folle pour retourner à la civilisation, ce monde qu’ils avaient délaissé pour vivre dans leurs fantasmes et qui finit par les rattraper dans son image la plus prosaïque, « celle d’un couteau qui pénètre dans un corps ». Un échec de la connaissance et du langage face à la complexité du monde qui révèle un De Lillo terrifiant, radical, en proie au doute.
Point Omega, de Don DeLillo (Actes Sud)
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