Redjep Mitrovitsa revient sur la scène de l’Odéon avec un Dom Juan très remarqué. Son interprétation du rôle-titre suscite toute une palette de sentiments, mais en tout cas pas l’indifférence… Rencontre avec un homme remarquable.
Lors de notre précédent entretien sur Chronic’art en 1998, vous terminiez à peine une tournée européenne de Nijinski et d’Egaré dans les plis de l’obéissance au vent, et les représentations du Visage d’Orphée d’Olivier Py, dans lequel vous aviez le rôle-titre, se poursuivaient aux Amandiers de Nanterre. Que s’est-il passé depuis ?
Redjep Mitrovitsa : J’ai passé ces deux dernières années loin des planches. Elles ne sont d’une certaine façon que la partie émergée du théâtre, et même s’il est fondamental pour un comédien de s’y produire, des temps de réflexion me sont tout aussi nécessaires. J’ai donc enseigné, au cours Florent, à l’ERAC, à l’ENSATT… J’ai également mis en scène et présenté en Avignon un spectacle construit à partir de textes de Ronald David Laing, le fondateur de l’antipsychiatrie. J’ai aussi travaillé à la préparation de la mise en scène d’une « trilogie » de Molière : Dom Juan, Le Tartuffe et Le Misanthrope, et à la vérification d’intuitions que j’en avais eues. Même si ça n’est pas stricto sensu une trilogie, la réverbération de ces trois œuvres juxtaposées est telle qu’on ne peut, à mon sens, comprendre chacune de ces pièces que dans l’illumination de leur somme. Elles sont imbriquées l’une dans l’autre et font clairement apparaître le questionnement de Molière à la période où il les a écrites. Dans ce projet, je mettrai en scène et j’incarnerai Tartuffe ; Le Misanthrope sera pris en charge par un autre metteur en scène.
C’est ce projet qui m’a fait accepter la proposition de Brigitte Jaques de jouer Dom Juan dans une mise en scène qui ne serait pas la mienne. Quant au troisième volet de mon projet initial, avec le Dom Juan qui est présenté en ce moment à l’Odéon, je peux dire que d’une certaine manière, c’est fait. J’ai le sentiment d’être allé au bout de ce que j’ai à dire au travers de l’interprétation que j’en donne.
Dans ce spectacle, on a très rapidement le sentiment que Dom Juan est un homme en avance sur son temps, qu’il a une conscience aiguè de ce qu’il est en train de vivre, d’où il va…
Oui. C’est une force qui va. Au XVIIe siècle, la figure de libertin qui est incluse dans le mythe lutte contre l’obscurantisme de son époque… Mais n’y en a-t-il pas un tout aussi insidieux aujourd’hui ?
Votre personnage évoque par instant Phaéton conduisant le char de Zeus vers l’astre solaire. La mort est-elle le prix à payer, lorsque l’on a une telle soif de découverte et de liberté ?
Oui. Là encore, Dom Juan est une figure prise dans une éthique qui est celle du désir qui se situe au-delà du bien et du mal et qui, en quelque sorte, inclut dans sa radicalité le sacrifice de soi. Dans l’interprétation que j’en donne, il est comme un pèlerin qui visite les uns et les autres, qui les expérimente, jusqu’au sacrifice de soi et jusqu’à sa rencontre avec le Commandeur. J’ai voulu que le Commandeur lui tende la main pour l’entraîner dans les Enfers et qu’il puisse aller voir ce qui s’y passe. C’est ce qui est dit dans la première scène : « Je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes… » Georges Bataille dit que : « Dom Juan va aller foutre la Mort. »
J’ai proposé de le montrer comme une figure de la résistance et du triomphe de la pensée contre tout ce qui attente, au XVIIe siècle comme aujourd’hui, à l’identité et à l’intégrité de l’Homme, contre tout ce qui ressortit à un discours et à un ordre familial, social, moral, amoureux, religieux.
Mais toute cette dette qu’il contracte, en toute impunité, sans prohibition aucune, le fait fléchir à l’acte IV. Je tenais beaucoup à ce que l’on perçoive cette figure comme une figure de résistance, avec son corollaire : la mise en péril. C’est à ses risques et périls qu’il rencontre le pauvre, les paysannes, son père ou le Commandeur, sinon, on en fait un cynique que rien n’atteint et ça n’est plus intéressant. Dom Juan se met au centre de ses expérimentations, en assume les risques et en tire les leçons. Rien n’est conceptualisé à l’avance : il vit dans l’instant. C’est un rôle qui doit être joué à tombeau ouvert, jusqu’à son issue. C’est un homme qui se brûle, comme Rimbaud, comme Nijinski.
Dans ce cas, la séduction effrénée des femmes ne devient-elle pas pour lui l’une des incidences de cette quête ?
Dom Juan est une figure blasphématoire, scandaleuse et subversive, ça n’est pas un séducteur ou un collectionneur. Les femmes sont pour lui une occasion de plus de blasphémer et de provoquer le Ciel. Chez lui, il y a du désir, et c’est la puissance de ce désir qui le rend séduisant. Un peu comme dans le Théorème de Pasolini, il révèle à chacun ses propres désirs et le renvoie au rapport qu’il entretient avec le sacré. C’est une part dans le théâtre de Molière qu’il faut entendre. Il pose des questions graves, qui n’excluent pas le rire mais qu’il faut bien entendre pour savoir de quoi on rit. Ca n’est pas pour rien que des pièces comme celle-ci ou comme Tartuffe ont été censurées pendant deux siècles ! Elles ont aujourd’hui encore une charge subversive qu’il faut restituer, dussé-je ne pas donner du personnage une interprétation consensuelle -et c’est bien qu’elle ne le soit pas parce que certains viennent au théâtre pour être bousculés.
Il y a quelque chose de fragile, de juvénile et de désespéré chez Dom Juan ?
Bien sûr ! Ou bien on le joue « grand seigneur méchant homme » et basta, ou bien on en fait un personnage d’autant plus fort et puissant qu’il ressort des épreuves qu’il s’impose ; et alors là, on est tenu de l’humaniser, de le rendre proche de nous, et de montrer qu’il tire sa force de sa vulnérabilité. D’une certaine façon, on ne peut comprendre qu’il y a acte de résistance qu’à partir du moment où il y a épreuve… Dom Juan résiste au Ciel qu’il ne cesse de blasphémer pour en appréhender l’existence, ou non, et le sens exact. Il fallait le présenter vulnérable, faillible, pour que son aspect résistant apparaisse d’autant mieux. L’autre aspect, c’est qu’il n’est pas un petit jeune homme qui galope dans tous les sens, il est, comme dit Georges Bataille : « … un moment de la musique qui passe par un corps pour y impliquer le nôtre. Dom Juan n’est pas quelqu’un, c’est soit, vous, il, mais ailleurs. »
C’est ce que j’ai cherché à projeter. Le fait d’avoir auparavant mis en scène L’Histoire de l’œil de Bataille, d’avoir travaillé sur le fantasme et la traduction au théâtre d’une parole purement fantasmatique, m’a rétrospectivement beaucoup aidé dans l’incarnation du rôle et dans la conduite de ce personnage vers l’abstraction. Il révèle à chacun ses propres désirs, puis il disparaît. Il faut montrer ça et en même temps déréaliser ce personnage qui est un mythe et qui pose les questions graves qui sont au cœur de la pièce, comme celle de la foi et de la société.
Quitte-t-on si facilement Nijinski, Hamlet, Oreste ou Orphée lorsque l’on joue Dom Juan ? Tous ces personnages ne vous accompagnent-ils pas spectacle après spectacle ?
Si, je crois. Comme disait Maria Casarès : ils sont là « en visiteurs », comme des fantômes qui viennent faire un tour sur scène, puis disparaissent.
Votre façon presque musicale de dire le texte et votre interprétation ne laissent pas le public indifférent : elles suscitent une adhésion sans réserve et son contraire…
De par les origines albanaises de mon père (il en a gardé l’accent) et mon enfance passée dans un environnement très cosmopolite (il y avait des Arméniens, des Grecs, des pieds-noirs…), j’ai vécu dans un rapport « exotique » à la langue française. Et puis, ma formation théâtrale avec Gérald Robard, Claude Régy ou Antoine Vitez veut que j’aie toujours considéré un texte comme une partition.
Dans ce que je produis sur la scène de l’Odéon, il n’y a pas une note, pas une proposition ou un geste dont je ne puisse répondre et dont je ne me sente pas responsable et signataire. Que cette production soit ou non consensuelle. Encore une fois, c’est bien qu’elle ne le soit pas.
Il y a un rapport au public très important dans le spectacle. Il est vraiment pris en compte et convoqué…
Ca, c’est impératif ! Autant comme metteur en scène que comme interprète, j’ai d’une façon générale toujours ce souci. Je trouve que, dans sa manière de se produire, de se construire et de s’élaborer, le théâtre se désolidarise de la préoccupation et de l’implication du public. Si on veut amener un événement nouveau, il faut l’inclure dedans. Ca se pense scénographiquement, pour qu’à un moment le public fasse partie intégrante de l’acte théâtral. Dans l’éloge de l’inconstance comme dans la tirade sur l’hypocrisie (que Molière a magistralement écrite entièrement au présent, comme pour en signifier la pérennité), j’ai éprouvé le besoin d’aller vers le public, d’établir un rapport d’intimité avec lui et de lui faire sentir que c’est de nous qu’il s’agit, que c’est à la part de responsabilité que l’on peut avoir dans l’érection d’une dictature ou dans la banalisation d’événements dramatiques que l’on doit réfléchir.
Vous vous êtes engagé dans une recherche métaphysique de ce qu’est l’essence même du métier de comédien. C’est un chemin long et difficile, qui passe par la solitude ?
Oui. C’est un chemin solitaire. Avec en même temps des affinités électives et un croisement possible avec d’autres solitudes. Ces deux dernières années, je me suis beaucoup rapproché d’amis plasticiens, écrivains, cinéastes, peintres, sculpteurs… de manière à trouver une acception du théâtre qui soit autre, à le décloisonner. Ce qui ne le met pas en péril, contrairement à ce que pensent certains. Si je travaille avec toute une génération d’artistes, ça n’est pas pour sacrifier à la pluridisciplinarité, mais bien pour que le champ d’expérimentations de l’un puisse devenir une source d’expérimentation pour l’autre, qu’un événement théâtral puisse aussi devenir par exemple un événement de photographie, de lumière, etc. Ca peut ou non se conjuguer, mais les choses seront nées les unes des autres et le public aura été impliqué différemment. Si l’on veut que l’acte théâtral conserve un sens auprès du public de demain, il faut qu’il réponde à l’attente du public d’aujourd’hui.
Quels sont vos projets ?
Mon attente première est celle d’un lieu dans lequel je pourrais mener à bien une multitude de projets. C’est ce à quoi je travaille en ce moment. En vingt ans de théâtre, j’ai mis une dizaine de spectacles en scène. Ils ont bénéficié d’une large adhésion de la part du public, mais sont restés confidentiels faute d’avoir été soutenus financièrement par des instances culturelles ou d’avoir été présentés dans des lieux qui permettaient une programmation durable. Certains même n’ont pas pu voir le jour et restent en attente. J’espère donc obtenir un lieu qui deviendra un véritable vivier de création et de promotion des arts.
Propos recueillis par
Voir notre critique de Dom Juan (actuellement joué à l’Odéon Théâtre de l’Europe à Paris)
Redjep Mitrovitsa au théâtre : quelques repères
Le Roi Lear (Daniel Mesguich), Le Soulier de satin, Hernani, Oreste, La Vie de Galilée (Antoine Vitez), Lorenzaccio (Daniel Mesguich, Georges Lavaudant), Sophonisbe (Brigitte Jaques), Sans titre (Lluis Pasqual), Hamlet (Georges Lavaudant), Jeanne au bûcher (Claude Régy), Les Cahiers de Nijinski (Isabelle Nanty), Egaré dans les plis de l’obéissance au vent (Madeleine Marion), Le Visage d’Orphée (Olivier Py)