Jean Paulhan affirmait que la postérité mettrait ses livres au premier rang ; pourtant, plus personne ne lit les romans d’André Dhôtel, tombé dans l’oubli malgré une oeuvre remarquable. Avec une belle hardiesse, Phébus tente de remettre cet auteur secret au goût du jour. (Re)découverte.
Une fois, entre 1900 et 1991, André Dhôtel fut célèbre ; plus précisément, il le devint en 1955 avec Le Pays où l’on n’arrive jamais, où il contait l’histoire de Gaspard, un fils de forain que la rencontre d’un enfant perdu entraînait dans une suite d’aventures rocambolesques et merveilleuses. Ce mince roman, qui avait été refusé par Gallimard (il fut accepté chez Pierre Horay), séduisit les bonnes dames du Femina et obtint les faveurs d’un assez large public. Du même coup, on parla de Dhôtel à Paris.
Il n’en était pourtant pas à son coup d’essai : son premier roman, Campements, avait paru chez l’éditeur de la rue Sébastien-Bottin dès 1930. On se demande bien pourquoi, dès lors, le deuxième ne connut pas le même sort. La raison est toute simple : c’était un texte écrit pour les « jeunes », ce qui ne pose pas son homme, et moins encore son écrivain. N’importe quel lecteur familier de son œuvre vous dira pourtant que tout Dhôtel s’y trouvait déjà : ses Ardennes natales, son héros lunaire, son écriture d’une simplicité charmante (« sa redoutable simplicité », pour reprendre les termes de Henri Thomas), et par-dessus tout cet univers dont Mauriac eut bien des raisons de louer un jour l’étrangeté, un monde où l’extraordinaire n’aurait de cesse de le disputer au quotidien le plus ordinaire.
Itinéraire d’un provincial
A ce premier livre allaient en succéder une quinzaine d’autres, tous de la même inspiration. Il était cependant déjà écrit ailleurs qu’aucun d’eux ne suffirait à valoir à Dhôtel la reconnaissance qu’il avait dû espérer jusqu’à cette fameuse année 1955, malgré le Prix Sainte-Beuve décerné en 1948 pour David. Elle tombait d’autant mieux, si l’on ose dire, qu’elle semblait devoir conclure pour lui une longue période de doute. Cet homme modeste, si discret qu’il préféra toujours la simplicité de sa campagne à l’esbroufe de la ville, avait connu bien des dépressions. Le soutien de son épouse, Suzanne, lui permit de les surmonter toutes. Entre 1930 et 1955, nombre de refus qu’il avait dû essuyer auprès des éditeurs lui avaient fait croire qu’il aurait peut-être mieux valu ne pas trop se fier aux encouragements de ses compagnons de régiment (Limbour, Vitrac, Arland ou Desnos) et trouver mieux à filer que des odyssées champêtres, en un début de siècle déjà soucieux des bénéfices de sa modernité. Comme quoi il semblerait que les raisons des éditeurs l’emportent quelquefois sur l’intuition des poètes. Mais ce n’est pas forcément vrai, ainsi que le prouvent quelques exceptions : Paulhan en fut une, et d’importance. C’est en tout cas lui qui sauva notre homme : ce sauvetage s’opéra in extremis, lorsque les colonnes de la Nouvelle Revue Française s’ouvrirent enfin à un livre fameux, Le Village pathétique. C’était toujours ça. Cela se passait en 1943, soit 13 ans après la parution de Campements.
Le grand ardennais
La suite, à partir de 1955, est résumée dans une poignée de notices : sa réputation assise avec le Femina, ce lointain parent de Rimbaud (à ce qu’on dit) livra bon an mal an chaque année son opus, soit, au bout du compte, un ensemble d’une cinquantaine d’ouvrages (romans, nouvelles, contes, livres pour enfants). Si aucun d’eux n’atteignit cependant le tirage du Pays où l’on n’arrive jamais, en dépit de quelques autres récompenses saisonnières (jusqu’au Grand Prix de l’Académie française en 1974 et au Grand Prix National des Lettres en 1975), quelques milliers de lecteurs demeurèrent fidèles à ce provincial qui le resterait jusqu’à sa mort (bien que celle-ci soit survenue à Paris, en 1991).
Car Dhôtel, comme Giono ou Bosco, par exemple, dans leurs spécialités respectives, fut et demeura un provincial envers et contre tout : probable d’ailleurs qu’il n’aurait jamais songé à quitter la bourgade qui l’avait vu naître (« Attigny la Coquette », comme il aimait à l’appeler) si les fantaisies de l’administration ne l’avaient successivement conduit, au fil des nominations, à Béthune, Provins, Charolles ou Coulommiers, puis enfin à Valognes, aux confins d’une Normandie bientôt bretonne. André Dhôtel, d’abord répétiteur à Saint-Omer, fut effectivement professeur de philosophie jusqu’à la retraite. Or on sait que la philosophie s’enseigne partout, y compris et surtout en Grèce : il y enseigna à Athènes, de 1924 à 1928. Mais rien ne l’empêcha pour autant de retrouver chaque fois des Ardennes dont il était devenu non seulement le chantre mais, entre-temps et comme malgré lui, la coqueluche, voire le grand homme.
Par monts et par vaux
Certains imagineront peut-être à ce propos qu’il accueillit de tardifs hommages avec surprise, sinon avec embarras ; ils se tromperont : à le lire, on se dit que Dhôtel, comme les poètes et les enfants, ne s’étonnait de rien. On se prend même à penser qu’à l’image de certains de ses personnages, il fut secrètement flatté de cette gloire en se disant que la vie suit décidément un cours badin : « Je suis très touché par l’amitié ardennaise de ma chère ville d’Attigny dont je n’oublierai pas la fidèle attention ». Bien des anciens de là-bas, si vous venez à les interroger, vous affirmeront de leur côté l’avoir souvent vu, jadis, en découdre seul avec les vents des tourbières chères à Bernanos, couché sur une pétrolette d’un autre âge. D’autres vous jureront l’avoir aperçu errant à pied, quels que soient l’heure du jour ou de la nuit et l’humeur du temps, ne dédaignant pas s’enfoncer à l’occasion dans l’ombre d’un chemin, s’y arrêtant pour humer longuement le parfum d’une fleur, d’une herbe, d’un champignon prospérant dans la craie limoneuse d’une gravière, cherchant ensuite le filigrane d’un visage dans les remous du ciel, un de ces visages de hasard, improbables, dont maints héros demeurent à jamais prisonniers comme d’un destin qui ne tient à rien de moins qu’un rêve, semble nous assurer l’œuvre. Les uns et les autres auront évidemment raison : tel était Dhôtel.
Cohérence de l’oeuvre
Une cinquantaine d’ouvrages, on l’a dit. Pas facile d’effectuer un choix, quand le temps lui-même y avait renoncé : voilà des années qu’on n’en lisait plus aucun. Même pas un purgatoire : le nom de Dhôtel n’évoquait pratiquement plus rien. Quelques rares romans, pourtant, figuraient encore au catalogue de quelques éditeurs compréhensifs ; ils se desséchaient dans les recoins les plus sombres des librairies. Jean Paulhan avait pourtant affirmé que « la postérité, malgré ses célèbres caprices, rangerait un jour les livres de Dhôtel au seul rang qu’ils méritaient : le premier ». On pensera donc que l’oracle s’était trompé. Voire. Aux lecteurs d’en décider à la faveur de la réédition par Phébus de douze d’entre eux (trois viennent de paraître, neuf sont programmés) : le mérite de l’éditeur est d’autant plus louable qu’on se demande sur quel critère s’est fondé un choix qui semblait impossible.
Cinquante ans, un héros
Une seule histoire, en somme, un seul héros pour ainsi dire multiplié par cinquante années : côté face, un jeune homme un brin rêveur, issu de petits-bourgeois bien comme il faut, s’y trouve en butte à la dure réglementation de la vie ; côté pile, le même jeune homme, comme s’il s’agissait d’une infirmité congénitale, n’a de curiosité que pour les paradis cachés de l’autre côté du miroir (qu’il s’agisse de Bertrand Lumin dans Lumineux rentre chez lui, de Antoine Marvaux dans Un Jour viendra ou de Petros Colydas dans Ma chère âme). De l’autre côté du miroir : comment appeler autrement ce dans quoi vous introduit un certain rapport aux images du ciel, aux fontaines des esplanades, à la poussée de l’herbe ou aux sourires illuminants des filles ? Encore ne s’agit-il là que d’accessoires assez définis pour tenir lieu de balises : il en est d’autres, moins repérables, qui tiennent davantage du frémissement intérieur. D’où une disponibilité toujours en éveil à n’importe quelle improvisation : de tels personnages sont d’incurables rêveurs. Promis à la connivence des hasards.
Vagabonds en devenir
La singularité des romans de Dhôtel réside d’abord dans ce décalage constant entre le héros et la réalité : il ne lui reste qu’à s’échapper de celle-ci pour ne pas avoir à y périr d’ennui, ou de mélancolie. De cette fuite toujours recommencée d’un livre à l’autre s’ensuivent ces figures de vagabonds en recherche perpétuelle d’eux-mêmes, d’une vie autre, d’un bonheur différent.
Des vagabonds toujours en devenir, on l’aura compris. Il y a certes de la sainteté dans la démarche incertaine de chacun d’eux, un état de grâce que pourtant aucune église ne reconnaîtra jamais : il existe bien des évadés qu’aucune forteresse ne veut reprendre, paraît-il. Ici d’ailleurs importe seul ce qui au fond de soi demeure inaltérable, bien que le personnage échoue généralement à le nommer autrement que par approximation, une tentation, une inapaisable aspiration vers autre chose. Ainsi Lumin ne saurait-il exprimer pour sa part ce qui accomplira le mieux cette drôle de ferveur qu’il ne fait que sentir en lui : l’amour, l’art, le crime ? Le voici du jour au lendemain promu par le hasard d’un billet de tombola riche millionnaire ; ses anciens bourreaux se disputent ses faveurs. Mais à la fin il refusera le tout, fortune et réhabilitation, en ne voyant dans l’une et l’autre qu’une imposture. Il leur préférera le retour à son amour d’enfance : « Bertrand et Lydie virent leurs silhouettes reflétées et serrées l’une contre l’autre, comme si quelque force était intervenue. Dans la demi-obscurité de l’étalage deux miroirs se trouvaient placés de telle façon que les reflets se multipliaient. Une fraternité d’il y avait longtemps et qui ne devait pas finir. Pas question de sentiments on aurait cru. Dans leur vie ce n’étaient peut-être que des combinaisons et des prières, ils se l’avouèrent plus tard, et pour eux le soir devenait simplement comme un beau chemin. »
Deus ex machina
Comme si l’amour, chez Dhôtel, était finalement la grande affaire, celle par laquelle commencent, s’affirment et s’emmêlent les destins les plus obscurs. Une sorte de deus ex machina pour lequel on peut tout envoyer au diable d’un haussement d’épaule, et vers lequel tout converge ici, comme tout y ramène à soi, pour se confondre avec ce premier enchantement sur lequel on n’avait pas su mettre un mot au temps où l’on interrogeait les étoiles. Et si dans l’amour se trouvait enfin la clé la plus sûre pour pénétrer, par exemple, le grand mystère ? Pas étonnant alors que les destins de Marvaux et de Colydas empruntent l’itinéraire de Lumin : Clarisse pour l’un, Hélène pour l’autre. Pour eux également, des amours d’enfance. Mais que de routes, pour eux aussi, avant de retrouver cette éblouissement d’autrefois, cette part primordiale qui leur réapparaît maintenant aussi neuve qu’au premier jour sous les traits de beautés trop longtemps imaginées, désirées et bannies en vertu d’un principe tout simple : parfois le soleil brille et le lendemain il pleut, c’est comme ça. Cela dit, on assiste à des retrouvailles toujours sans pathos, aussi simples que celles de Petros et d’Hélène : « Il n’y eut pas de paroles. Ils s’embrassèrent. » Et qu’importe si, comme ailleurs pour Marvaux et Clarisse, ces retours doivent intervenir par le truchement d’un pauvre cliché envoyé au loin par la bien-aimée : « Antoine mit un peu de temps à la reconnaître. Son attention fut d’abord attirée de façon invincible par le corps gracieux dans la robe fine. Puis il fut saisi par le regard. Les yeux un plus grands dans le visage, lui sembla-t-il. Mais toujours ce même regard où l’on pouvait trouver aussi bien l’indifférence que la haine, ou alors ce refus d’avouer l’amitié ou l’amour. L’expression du visage avait cependant une douceur nouvelle, et l’on pouvait croire que les lèvres s’apprêtaient à sourire. »
Une oeuvre toujours actuelle
Ainsi comme l’on rêve, on aime. On quitte, on retrouve. Fût-ce en silence, et comme par magie. Comment faire autrement, semble demander Dhôtel avec malice ? On se doute alors que l’amour, plus que le happy end réconciliateur et attendu, ne représentera jamais moins qu’un des symboles parmi les autres de cet autre côté du miroir que le héros n’avait de cesse d’apprivoiser. Comment ne pas croire que l’aventure continuera, même une fois tournée par le lecteur la dernière page ? C’est qu’on n’en finit pas. Pas moyen de faire autrement : Dhôtel avait raison. On croyait lire un conte de fée, avec son train d’infortunes et de miracles ; nous voilà plongés dans la vie. Nous ne l’avions jamais quittée, qu’aviez-vous cru ? C’est d’ailleurs là une des raisons pour lesquelles cette œuvre est toujours actuelle, même si une lecture pressée pourrait faire buter le lecteur d’aujourd’hui sur les modes de vie et de pensée qui y sont décrits, ceux de la première moitié du siècle dernier. Mais on sait bien que les hommes ont peu changé : c’est l’essentiel. Les mêmes aspirations demeurent, les mêmes rêves aussi. L’écriture n’en distraira jamais le lecteur : elle a la simplicité chuchotante des personnages et une légèreté de papillon ; propre à rendre leur moindre émotion, leur moindre souffle comme de celui de ces Ardennes qu’ils n’abandonneront parfois, comme leur créateur, que pour venir s’y retrouver tels qu’en eux-mêmes ils n’avaient cessé d’être. Toutes choses qui n’en font qu’une, une même quête à poursuivre. On vous avait prévenus.
Lumineux rentre chez lui, Un Jour viendra, Ma Chère âme, Phébus, collection « Libretto ». Prochaines rééditions programmées par l’éditeur : Pays natal (en cours de publication), les romans Ce lieu déshérité, Les Premiers temps, Ce jour-là, Le Soleil du désert, Les Disparus, Le Mont Damion, Les Mystères de Charlieu-sur-Bar et un recueil de nouvelles, Un Soir.
A noter que l’on doit aux éditions J’ai Lu de pouvoir se procurer facilement Le Pays où l’on n’arrive jamais, dont il est question au début de cet article. Par ailleurs, Le Ciel du faubourg reste accessible grâce aux « Cahiers rouges » de Grasset.
Pour en savoir plus sur André Dhôtel et sur son oeuvre, on ne manquera pas ce site