Anticipant d’un an le centenaire de la naissance de Robert Desnos, les éditions Gallimard publient dans la collection Quarto la quasi-intégralité de l’œuvre du poète, augmentée de nombreux inédits. Une bonne occasion pour renouer, le temps d’une approche ouverte de ces textes, avec une notion depuis toujours par trop perdue de vue : la liberté.
On le sait, célébrer le centenaire de la naissance d’un écrivain n’a pas tant pour but de rappeler l’intemporalité de son œuvre que de renflouer les caisses trop fluctuantes des maisons d’édition littéraires. Dans le cas de Robert Desnos cependant (1900-1945), même un an trop tôt (on a bien plus sérieux à fêter en 2000 pile…), une telle commémoration n’est pas inutile, surtout à l’orée d’un siècle aux dehors humanistes encore trop incertains. Car il n’est jamais tout à fait vain de rappeler, fût-ce dans un cadre conventionnel, que des hommes et des femmes ont existé qui ont, en leur temps, incarné une conception absolue de la liberté, que de telles personnes sont encore susceptibles de servir de modèles, au moins pour quelques-uns d’entre nous. Par liberté, nous n’entendons pas l’absence de contraintes, mais bien la propension d’un être à s’acquitter librement de celles qui lui ont échu. Et à ce titre, Desnos n’aura pas été plus épargné qu’un autre : fils de négociant en volaille et gibier aux Halles de Paris, commis de droguerie à 16 ans, grand amoureux déçu (l’actrice Yvonne George), mobilisé en 1939, résistant, dénoncé, arrêté, déporté en camp de concentration, malade, mort à 45 ans loin de ceux qu’il aimait… « Libérée de toutes les règles, de toutes les contraintes [ma] poésie est à l’image de [ma] vie, autant que la vie et la poésie puissent être libres », déclarait-il en 1930 dans le Prière d’insérer de Corps et biens (Gallimard).
Plus tard, il renchérissait : « Au-delà de la poésie libre, il y a le poète libre » (Réflexions sur la poésie, 1944), bien conscient malgré tout d’être, pour sa part, condamné à la poésie pour exprimer cette liberté. Car une prétention à la liberté absolue exige du poète de ne pas attacher trop d’importance à sa poésie, c’est-à-dire à lui-même. Mais qu’est-ce qu’être libre, derrière ce mot-valise, délavé par suite de ses acceptions diverses ? Pour un Desnos, c’est, à la base, avoir préféré se résigner en souriant à l’idée de mourir un jour ; c’est ne plus trop croire à quoi que ce soit, c’est-à-dire ne plus trop douter non plus en contrepartie. C’est vivre, donc, mais sans dépendre outre mesure des impératifs que la vie et les autres se chargent de vous dicter, sans revendiquer aux autres son bout de gras à la moindre occasion. C’est commencer par se libérer de soi-même en se regardant jouer le jeu d’un peu loin, mais sans se prendre trop au sérieux dans cette distance non plus. C’est la clé d’une clairvoyance à toute épreuve : « C’est les bottes de 7 lieues cette phrase Je me vois » (1926).
Desnos, nihiliste par principe, n’en est pas moins un homme. De cette abnégation lucide est né chez lui, paradoxalement, un appétit de vivre et de probité : quitte à vivre, autant l’assumer dignement. Il était donc logique qu’une telle âme trouvât dans l’aventure surréaliste une démesure à sa mesure, tout au moins entre 1924 et 1930. Mais ne rien prendre trop au sérieux, y compris le surréalisme, c’était s’exposer, après cinq ans d’une « amitié totale », à une brouille violente et définitive avec André Breton. Car Breton, lui, ne plaisantait pas avec l’art ni avec lui-même, au point de sacrifier sans scrupules sa conception intellectualiste et bavarde de la liberté à son ambition personnelle.
« J’ai confié, fort de son amitié, un secret à André Breton. Ce secret, il l’a trahi. […] Là où l’estime et la confiance n’existent plus, il ne saurait être question d’amitié. Prises une à une, les fautes de cet homme de lettres paraîtraient vénielles. Elles seraient même négligeables si Breton avouait une fois pour toutes qu’il n’est qu’un « homme de plumes ». » (« Troisième manifeste du surréalisme » in Le Courrier littéraire d’Eugène Merle, 1er mars 1930).
Ne pas prendre trop au sérieux la poésie, en 1930, c’était ne pas hésiter à la rendre accessible à tout public au détriment de formes abstraites, obstinément modernistes, élitistes, c’était, entre autres, manier en virtuose et sans complexe le calembour et le jeu de mots, c’était faire à la poésie l’honneur de la rendre populaire : « N’est-ce pas une liberté, en 1930, que de pouvoir, quand cela [me] chante, écrire en alexandrins ?… Etant entendu que l’alexandrin gagne à être malmené et que, le vers étant libre, l’alexandrin n’est plus qu’un des cas particuliers du vers libre. » (Prière d’insérer de Corps et biens.) Ne pas prendre trop au sérieux ses propres dons impérieux de poète après avoir rompu brutalement avec Breton, après 1930, c’était ne pas hésiter à mettre son génie verbal et son éclectisme au service de la radio, de la chanson, des comptines, du journalisme, du cinéma et des slogans publicitaires : « Joie certaine / Toujours saine / Quand on boit l’Amer Picon / Un délice sans malice / Buvez de l’Amer Picon » (Amer Picon, 1934-1935).
Cultiver un sens métaphysique de la dignité, dans le Paris occupé de la Seconde Guerre mondiale, c’était s’engager dans la Résistance sans craindre pour ses petits intérêts personnels ; c’était passer sans démentir pour « enjuivé » ou « philoyoutre » (Céline dixit) ; c’était se faire arrêter sans broncher par la Gestapo un matin de février 44 à son appartement, sous les yeux de Youki, sa femme, qu’il tenait à protéger avant tout. Une fois déporté en Allemagne, malade loin de Youki qu’il savait ne revoir sans doute jamais, la liberté, pour Desnos, c’était se permettre encore l’élégance de faire espérer celle qu’il aimait : « Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale. Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans. De mon côté, je prends une bonne gorgée de jeunesse ; je reviendrai rempli d’amour et de forces. Pendant le travail, un anniversaire, mon anniversaire fut l’occasion d’une longue pensée pour toi. Cette lettre te parviendra-t-elle à temps pour ton anniversaire ? J’aurais voulu t’offrir cent mille cigarettes blondes, douze robes des grands couturiers, l’appartement de la rue de Seine, une automobile, la petite maison de la forêt de Compiègne, celle de Belle-Isle et un petit bouquet de fleurs à quatre sous. En mon absence, achète-toi toujours les fleurs, je te les rembourserai. » (Lettre à Youki du 15 juillet 1944, du camp de Floha).
Outre le Quarto, on retiendra deux bons livres pour cette célébration du centenaire Desnos :
Desnos, le roman d’une vie, de Dominique Desanti (Mercure de France), une touchante narration biographique du lien amical qui unit la narratrice au poète durant l’entre-deux-guerres,
Desnos, des images et des mots (Des Cendres), un collectif d’études menées (contributions de Michel Butor et de Bernard Noël notamment) autour de l’œuvre de peintre et de dessinateur de Desnos, avec de nombreuses reproductions d’huiles et de dessins.