Comment ça se passe une interview avec un groupe mainstream comme Depeche Mode ? Pas seulement de la bouche à l’oreille, mais comme un vrai parcours d’obstacles pour le journaliste, qui vous raconte tout. Gonzo-interview chez les maîtres de l’univers.

Tout contrat est, par essence, faustien. On s’applique à n’en signer aucun, manière de préserver la distance et l’esprit d’indépendance, de n’être jamais redevable, n’avoir aucun compte à rendre (le contrat pose un calcul, il est fait de chiffres, il faut toujours le déchiffrer), il s’agit de déontologie. Or, là, pour interviewer Depeche Mode – vous connaissez Depeche Mode, je ne vous fais pas un tableau -, il a fallu signer pas moins de treize contrats, il a fallu pactiser, et si on était superstitieux, on se dirait presque que EMI est devenu l’ENNEMI, pour vouloir ainsi nous lier, nous qui refusons le lien qui attache, et vivons la musique comme ce qui libère. Très peu de dionysiaque chez Depeche Mode, on en convient, mais pourtant, adolescents, nous dansions en imperméable noir dans la fosse de Bercy pendant nos première Black Celebration et étions fascinés par la rhétorique sadomasochiste du Master and servant, première initiation hégélienne, quand ce n’était pas la Music for the masses qui nous donnait envie d’en savoir plus sur la lutte des classes, et sur son envers, obvers, pervers : un totalitarisme pop, kitsch, bientôt christianisé dans les tons mauves (Personal Jesus), entre auto-flagellation avec une rose vicieuse, épineuse (Violator, chef-d’œuvre, You hit me with a flower), cérémonies à la Nuremberg dans des stades finals, et rédemption-sacrifice dans le cuir, la sueur et les milliards de photons (flashs, feux de la rampe, écrans géants, spots, lasers). Depeche Mode, subversifs garçons coiffeurs revenus de tout (héroïne, star-system, cynisme terminal) auraient pu avoir « l’impeccabilité des parfaits » d’une pensée gnostique un peu falsifiée : le parfait s’est approprié toutes les possibilités du mal et de l’impropriété et ne peut plus, dès lors, faire le mal. Au contraire, dans le(s) pacte(s) qui nous a (ont) lié(s) pendant quelques jours de février avec Martin L. Gore, Andrew Fletcher et Dave Gahan, jamais l’impression de se faire l’avocat du diable, en promettant cet article, ne s’était autant faite sentir dans notre « carrière » de journaliste (c’est un peu pour cela que nous avons accepté d’ailleurs : par nostalgie, et pour faire un petit tour de l’autre côté du miroir, un miroir sans teint).

Marque d’eau

Treize contrats, donc. Le premier est à renvoyer signé par fax à EMI et permet de recevoir par mail un lien internet share vers l’album disponible sous un faux titre, en streaming, d’un groupe nommé « Elements » (noms de code, impression de jouer à James Bond, dramatisation des enjeux), dont chaque morceau est watermarké (identifiable, traçable – géolocalisable ?). « You may not sell, give, transfer, lend or grant access to this disc or music file(s) to anyone else. In particular you must not make the music file(s) available on the Internet for download or streaming ». Chose faite de mauvaise grâce pour réception du lien en question et deuxième contrat à signer online, de manière plus subtile (un click suffit, pas de sang, de chair ni de larmes, ici, la réponse au peer du pire se faisant avec les mêmes armes que les agresseurs, dématérialisation, tir de balle dans le pied, réponse toujours un peu trop tardive, contre-productive), réitérant les termes de protections des données. Puis, pour chacune des onze chansons watermarkées, onze nouveaux contrats à signer numériquement, pour les écouter en ligne sur son ordinateur. Treize contrats ; je n’en ai peut-être jamais autant signé dans toute ma vie. Promesse après écoute paresseuse (l’enjeu n’est plus dans la musique) de quatre pages dans Chronic’art, rendez-vous fixé dans un palace de la rue de la Paix à Paris (la rue la plus chère du Monopoly) avec deux membres du groupe, Andrew Fletcher et Martin Gore, car les interviews sont splittés, pratique courante dans les maisons de disque (division du travail, réduction des frais, on ménage la patience des artistes, on fait plaisir à tout le monde).

Douze étoiles

Arrivé à l’heure (« le groupe tient à la ponctualité ») en baskets et imper un peu sales dans le palace douze étoiles de la rue de la paix, l’impression première qui ressort de ce lieu est que des guerres terribles s’y jouent, que des négociations infinies s’y déroulent en tapis rouges, et que les maîtres du monde sont là, attablés devant des dizaines de cheminées de marbre et des laptops qui crépitent, propres de frais et manucurés de l’orteil à l’alliance, sans un point noir mais en costumes noirs ou tailleurs gris ; et les membres du personnel par vingtaine exactement vêtus des mêmes costumes noirs et tailleurs gris, si bien que les classes et les fonctions sont rendues indistinctes comme dans une grande secte réunie par des intérêts communs qui me dépassent et c’est tant mieux ; indissociables sinon par l’immobilité des uns (statues concernées, concentrées, rivées à l’écran) et l’affairement des autres (redoublant d’activité, travaillant pour deux, fourmis pendant que les cigales blablattent). Dans cet agitation grise, je distingue vite, à la recherche un peu anxieuse du bar où m’attend mon contact, un subtil mouvement d’encerclement, depuis ma droite et juste en face, de men in black en oreillettes qui s’approchent en loucedé, stratégiquement en timide intimidation, ferme respect : « Bonjour Monsieur, je peux vous aider ? ». Explications, interview des stars confinées, recherche de l’attachée de presse et du bar, je sors mon iPhone pour montrer que je fais un peu partie de ce monde de gadgets onéreux et j’essaie de joindre mon relais. Ouf, me voilà embarqué dans des ascenseurs de verre et un couloir molletonné aux airs d’Alphaville, avec ses portes en série qui ne mènent nulle part, ses gouvernantes poussant des chariots immaculés et les trois attachées de presse, pieds et poings liés à trois Blackberry, pieds de grues dans le couloir attendant le bon vouloir des idoles derrière la porte entrebâillée. Bâillement. Les journalistes pour Le Figaro ou Elle ou que sais-je sont vieux, plus vieux que David, Andrew et Martin eux-mêmes. Cheveux blancs, costumes marrons, lassitude de préretraités, fonctionnaires de l’industrie culturelle, je les imagine préparer leur centième interview de Depeche Mode en écoutant un opéra dans leur petit salon cossu. Enfin, la porte s’ouvre dans un tremblement apeuré, l’excitation anxieuse de la jeune stagiaire qui m’ouvre la cage aux lions. Je sors mon fouet et mon filet, un Voicetracer Philips et prend la chaise que l’on me désigne.
Fourrrure

Les deux fauves ressemblent à deux vieux faunes ensommeillés, un peu repus, un peu grossis par l’âge, les visages bouffis par les excès, les veines saillantes sur le côté du front, les yeux délavés par les milliers d’heures d’exposition à la lumière, artificielle. Ceux de Martin Gore sont d’un bleu translucide qui vire presque au jaune, presque maladif dans la chambre mordorée. Hommes en noir dans les dorures, Andrew, rigide, porte des baskets violettes (couleur d’évêque, de deuil et de pénitence), Martin a les ongles vernis de noir, du cuir partout et des bouclettes blondes qui lui adoucissent le visage d’une étrange manière. D’office, Andrew refuse de jouer le jeu de l’interview défrichage-passage de témoin (faire découvrir aux lecteurs des œuvres et des artistes), et se cale dans son fauteuil pour siroter un café en silence. Martin Gore se plie au jeu avec une paresse un peu contrainte, et j’aurai l’impression, pendant toute l’interview, d’entendre la langue de bois de deux footballeurs, remerciant la team et le coach, ne s’engageant que sur le terrain. En lieu et place d’un Martin Gore désireux de transmettre une évidente érudition musicale (comme en témoignent les beaux albums de reprises Counterfeit 1 et 2, où il rendait hommage aux Sparks ou à Durutti Column, et ses compilations en tant que Dj, qui incluaient des groupes aussi improbables que White Noise, Electronicat ou Schlammpeitziger), j’eus droit à une apologie succincte de… MGMT : « C’est peut-être un choix un peu évident, tout le monde semble aimer cet album, mais je trouve assez inusuel ces jours-ci pour un groupe de rock d’avoir de bonnes paroles, de bonnes mélodies, et une production intéressante ». Et lorsque je le relance sur la production de l’album de MGMT, que tout le monde s’accorde à trouver hyper-compressée et saturée, signe des temps (MP3, déperdition de la qualité d’écoute, égalisation du volume, les enfants de 2009 parlent plus fort qu’avant et à un niveau sonore constant…), a contrario des habitudes de production de Depeche Mode (ample, aérée, spatiale, spacieuse), « Ca ne m’a pas dérangé, je ne l’ai pas remarqué. Pour moi, leur son est vraiment unique et intéressant, je n’ai pas pensé à la surcompression ». Puis, il botte en touche : « J’aime la musique électronique minimale. Mon artiste préféré est Recorder, qui a sorti une dizaine de EP et qui sonne pour moi assez alternatif, me rappelle des vieilles choses de Fad Gadget par exemple, sans voix mais avec ce son particulier… ». Bon. Pas de réponse sur la production, on parle de Furr de Blitzen Trapper, qui est son morceau préféré du moment : « C’est de la folk, pas la musique que j’ai l’habitude d’écouter, mais les paroles sont intéressantes, sur quelqu’un qui se transforme en animal, ça me rappelle un peu Bob Dylan », conclut-il dans un petit rire. J’enchaîne donc sur la représentation singulière que donne à voir le trio sur scène : Martin Gore à la guitare perpétue la tradition électrique, l’incarnation blues, folk et rock ; Dave Gahan est le frontman christique, entre crooner chaman et démesure sacrificielle ; tandis que Fletcher, droit et raide derrière son synthétiseur, illustre l’élément krafwerkien, l’homme machine, dépossédé de lui-même. La vague, la voix et le signal, différentes formes d’humanité : « Sur scène, je préfère jouer de la guitare, parce que je me sens moins coincé, plus libre de mes mouvements que lorsque nous jouions tous derrière des machines. Ca permet aussi plus d’interaction avec le public : marcher sur scène, se rapprocher des gens et des autres membres du groupe ». En fait, je ne sais pas si ce sont mes questions qui sont trop abstraites, mon anglais trop défaillant, ou s’il ne répond que ce qu’il a l’habitude de répondre. Lorsque je parle d’une représentation scénique qui mêlerait l’ancien (l’incarnation rock, les instruments vintage) et le nouveau (la robotisation, le numérique), Martin me parle de ses difficultés à créer une set-list cohérente, qui prendrait en compte le nouvel album et les vieux morceaux réclamés par le public. J’approfondis mon analyse en parlant de Depeche Mode comme d’une sorte de synthèse de l’histoire de la musique populaire, avec ses trois régimes d’incarnation (le guitar hero, le showman, le robot), correspondant à trois stades successifs de dépersonnalisation : « J’aime jouer du clavier sur certains morceaux. Nous avons la chance d’avoir en David un si bon frontman, qui même lorsque nous allons dans une direction un peu kraftwerkienne, est toujours l’élément humain qui permet à tout le public de participer… ».

Wrong

Bref, je commence à me sentir littéralement hypnotisé par cette absence de répondant, cette parole évasive, fuyante, comme automatisée par les milliers d’heures d’interviews précédentes. Je regarde en silence ces yeux bleus qui semblent ne pas me voir, je regarde Andy qui me fixe derrière sa tasse de café, et une légère angoisse monte en moi, comme si j’étais face à des êtres dont l’âme aurait disparue, évaporée dans les reproductions infinies, aspirée par les fans succubes, les journalistes inquisiteurs, la cour partout fébrile, la tapisserie dorée sur les murs. Au bout de 27 minutes, l’attachée de presse toque à la porte pour me signifier la fin du temps réglementaire. Je n’aurais rien retiré de cette interview, sinon quelques informations factuelles et l’impression que ces gens sont sans doute des prisonniers dans une tour d’ivoire, des victimes dont le confinement est un bannissement, et la mise en exposition, un sacrifice. C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’écoute de ce nouvel album : une sorte d’auto-critique, auto-flagellation où le groupe se pose d’abord comme une entité enchaînée (In chains) et dont la mauvaise conscience éclate dans l’affirmation de ses erreurs (Wrong) et l’espoir d’une rédemption. En ce sens, ces maîtres de l’univers me font plutôt penser aux démons tels que les a défini Spinoza : le démon n’est que, de toutes les créatures, la plus faible et la plus éloignée de Dieu, et, en tant que telle, non seulement elle ne peut faire aucun mal, mais, au contraire, elle est celle qui a le plus besoin de notre compassion, de notre aide et de nos prières… Ou peut-être que je me trompe ?

Lire notre interview du groupe, ainsi que la la chronique de l’album Sounds of the universe (Mute / EMI)