Le dialogue de sourds est sans doute la chose au monde la mieux partagée (voire notre papier Enjoy The Silence Of The Universe). D’autant plus lorsqu’on propose un petit jeu à Martin Gore et Andrew Fletcher de Depeche Mode : choisir un album, une chanson, une vieille chanson de Depeche Mode, une chanson du nouvel album, un instrument de musique, et en parler plus de deux minutes. Contrainte qui refroidit les musiciens (Fletcher préfèrera s’abstenir) et qui sera vite contournée en discussion, un brin aride (Gore répondra toujours un peu à côté des questions). Palace.
Chronic’art : Martin, je sais que tu fais le Dj parfois, une de tes sélections est sortie il y a quelques années, ainsi que tes albums de reprises en solo. J’imagine que tu écoutes beaucoup de musique. Peux-tu nous parler de tes récents coups de cœur musicaux ? Un album récent qui t’a particulièrement marqué ?
Martin Gore : Un des albums que j’ai préféré ces dernières années est celui de MGMT. C’est peut-être un choix un peu évident, tout le monde semble aimer cet album, mais je trouve assez inhabituel pour des groupes récents d’avoir de bons lyrics, de bonnes mélodies, et la production est très intéressante. Ce serait mon choix.
A propos de la production, on peut penser que l’album de MGMT sonne un peu « MP3 », très compressé.
Si c’est le cas, ça ne m’a pas dérangé, je ne l’ai pas remarqué. Leur son me semble surtout assez unique et intéressant. Je n’ai pas pensé à l’over-compression, ça m’a juste semblé unique.
Cependant, les productions de Depeche Mode sont toujours très claires, n’utilisent pas tellement la compression ou la saturation qui est à la mode aujourd’hui dans la musique électronique, mais plutôt l’espace, la profondeur. Tu as une opinion sur les nouvelles habitudes de production et leur rapport avec les nouvelles manières de consommer la musique ?
J’écoute beaucoup de musique électronique, car j’aime bien faire le Dj de temps en temps. Je ne le fais pas comme un boulot, cinq fois par semaine, mais deux ou trois fois par an, pour le plaisir. Mais pour ça, j’écoute beaucoup de musique, notamment de l’électronique minimale allemande. J’aime particulièrement ce musicien nommé Recorder, je crois que c’est juste une personne. Il a juste sorti dix EP à ce que je sache et ça sonne assez alternatif, en un sens. Ca me rappelle de différentes manières les vieux trucs de Fad Gadget. Il n’y a pas de voix, mais la manière dont ça sonne me rappelle Fad Gadget.
Il y a une chanson récente qui t’a particulièrement marqué ?
(Long silence) Je ne sais pas, il n’y a pas vraiment de chanson récente qui m’ait vraiment remué… Je vais en choisir une au hasard. Je crois que cette chanson s’appelle Furr, par Blitzen Trapper. C’est très folk, pas exactement ce que j’ai l’habitude d’écouter, mais les paroles sont particulièrement intéressantes, ça me rappelle Bob Dylan, un peu.
Qu’est-ce que ça raconte ?
C’est à propos d’une personne qui fait partie partie d’une forêt, d’un bois, et qui devient en quelque sorte un animal… (rire)
Tu dis que tu n’écoutes pas tellement de folk, mais sur scène, on te voit surtout jouer de la guitare. Est-ce que c’est ton instrument de prédilection ? Tu écoutes beaucoup de musique à guitares ?
J’écoute toutes sortes de musique. Pour cet album, je suis revenu vers les vieux synthétiseurs analogiques, les boites à rythmes vintage, que j’ai commencé à collectionner. Lorsqu’il a fallu préparer les live, j’ai eu envie de revenir à la guitare. Je me sens moins coincé. On a toujours été des puristes des synthétiseurs, immobiles derrière nos machines, coincés sous les spots. Quand j’ai commencé à jouer de la guitare, je me suis senti beaucoup plus libre de mes mouvements, et on peut avoir beaucoup plus de relation avec le public. Aller sur le devant de la scène, marcher, interagir avec les autres membres du groupe… Je me sens plus à l’aise avec une guitare, même si je joue des synthétiseurs sur certains titres. Pour la tournée à venir, je vais sans doute jouer plus de claviers à nouveau.
C’est aussi l’image du groupe : toi à la guitare perpétue la tradition électrique, l’incarnation blues, folk et rock ; Dave Gahan est le frontman, le showman, tandis qu’Andrew est l’élément kraftwerkien, l’homme machine. C’est comme un mix d’ancien et de nouveau, une histoire de la musique. Vous réfléchissez beaucoup à votre manière de vous représenter sur scène ?
Oui, justement, on doit préparer la set-list de nos prochains concerts en ce moment, et c’est très difficile : on est très fiers de notre nouvel album et ce serait une honte de ne pas en jouer six ou sept titres, et il y a six ou sept autres titres de Depeche Mode qui sont les « favoris » du public et qu’on est obligés de jouer, sinon le public serait vraiment déçu. Si on ne joue pas « Enjoy the silence » pendant un concert, beaucoup de gens seront en colère, par exemple. Il y a quelques chansons comme ça, et ça ne nous laisse pas beaucoup de champ de manœuvre : pendant un concert, on joue environ vingt chanson, ce qui fait deux heures de concert, et on ne pourrait pas jouer plus longtemps que ça, parce que David met tellement d’énergie dans les concerts qu’il est épuisé après deux heures de show. Il y a donc toutes ces priorités auxquelles on doit penser, et donc aussi : « sur quelles chansons dois-je jouer de la guitare ? ».
Le fait que tu joues de la guitare rajoute aussi du « corps » au groupe, rappelle cette tradition rock’n’roll du « guitar-hero », et permet à Depeche Mode de jouer sur différents niveaux d’incarnation sur scène .
C’est ok pour moi de jouer du clavier sur certains morceaux. On a aussi beaucoup de chance d’avoir David, qui est un si bon frontman, car même lorsque nous sommes dans une posture kraftwerkienne, froide, rigide, David est toujours l’élément humain qui permet à tout le public de se sentir impliqué dans le concert.
David parfois semble souvent dans une posture sacrificielle sur scène…
Oui, il perd littéralement cinq kilos par concert. Il transpire énormément. Je ne sais pas comment il fait mais quand il sort de scène, notamment pour les concerts en extérieurs, il goutte de sueur littéralement.
Passons à autre chose : il y a une vieille chanson de Depeche Mode que tu aimes particulièrement ?
Pour aujourd’hui, je vais choisir le morceau Clean, qui se trouve sur Violator. A cette époque, nous travaillions pour la première fois avec le producteur Flood, et c’était aussi la première fois que nous composions des morceaux avec un feeling bluesy. Et Clean est un bon exemple de cette évolution. Les paroles de cette chanson sont toujours assez amusantes à mon oreille, parce qu’elles parlent d’être « clean », et c’était une sorte de private-joke pour nous à l’époque, parce que nous étions tous loin d’être « clean ».
Ca fait presque écho à la chanson Corrupt qui se trouve sur votre nouvel album…
Oui, Corrupt est une chanson typique du style Depeche Mode, dans ce registre. C’est aussi le morceau le plus « sale » de notre nouvel album…
C’est sans doute une « frequently asked question » mais qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez entendu la reprise de Personal Jesus par Johnny Cash ?
Ca a d’abord été une surprise, parce que j’en ai entendu par un ami, qui avait entendu le morceau à la radio. Il m’a appelé pour me prévenir et je lui ai répondu « Non, ça doit être une erreur », je n’étais pas du tout au courant de cette reprise avant qu’elle ne sorte. Et quand j’ai finalement écouté le morceau, j’étais émerveillé : c’est incroyable quand un de vos héros reprend une de vos chansons. Je le trouve particulièrement poignant dans ses derniers albums, sa voix a acquis une qualité très spéciale. Je n’ai jamais rencontré personne qui n’ai pas aimé Johnny Cash.
Vous êtes vous aussi des « hommes en noir » si j’ose dire…
(Rires) Oui, il y a eu beaucoup d’hommes en noirs dans l’histoire du rock. Les Stranglers étaient des hommes en noir…
Andrew Fletcher : Alvin Stardust aussi… (rires).
Parmi les nouvelles chansons de Sounds of the universe, quelle serait ta préférée ?
Martin Gore : Aujourd’hui, c’est le morceau « Peace ». C’est un morceau très différent de ce que nous avons l’habitude de produire. Il y a une dimension kraftwerkienne encore, mais avec une âme, quelque chose de très spirituel, au moment du solo notamment, et du refrain « Peacefull come to me ».
Il y a quand même une tonalité assez sombre sur ce nouvel album, avec des titres comme Wrong, ou Corrupt…
Il y a aussi une dimension très spirituelle. Peace est un morceau très optimiste, Little souls est très positif aussi. On a choisi Wrong comme single pour une bonne raison : on ne sort pas souvent d’album désormais, il y a chaque fois trois ou quatre ans qui s épare chaque album du précédent, donc on a essayé de revenir avec un titre qui aurait beaucoup d’impact. Wrong est assez puissant, agressif, on pense qu’il peut avoir un impact, et les retours qu’on en a sont très bons. La vidéo est également assez violente, potentiellement choquante, et on n’est pas sûrs qu’elle soit diffusée sur MTV ou ce genre de médias. Mais ça ne nous dérange pas, les choses se passent désormais sur YouTube.
Quelle serait la fonction d’une chanson comme Wrong ? Est-ce qu’elle pourrait faire ressentir à l’auditeur un sentiment de culpabilité, par exemple ?
Non, je ne crois pas.
Andrew Fletcher : Il y a certaines personnes à qui cette chanson rappelle des moments de la vie où elles ont agi de cette manière, où elles ont fait de « mauvais » choix par exemple. Donc ce n’est pas forcément triste…
Dernière question : vous avez utilisé des synthétiseurs vintage analogiques pour ce nouvel album. Quel est votre favori et pour quoi ?
Martin Gore : On a beaucoup utilisé le Steiner Parker Synthecon. Je crois qu’il date de la fin des années 70. Il a de très bons filtres. Il produit des sons de voix très beaux, et on peut obtenir trois voix en polyphonies si on est chanceux…
Tu crois aux fantômes dans les machines ?
Il y a quelque chose de formidable avec les vieilles machines analogiques comme ça, qui manque parfois au matériel moderne, c’est cette dimension chaude et sale, qui fait ce son si unique. Les nouvelles machines ont un son très propre. On ne voulait pas forcément sonner « vieux », mais bien sonner, la dernière chose que nous voudrions faire est de produire un album rétro ou « rétro-futuriste ». Nous sommes fiers de l’album, qui nous semble pertinent aujourd’hui…
Propos recueillis par
Lire le compte-rendu gonzo de l’interview, ainsi que a href= »../musique/chronique.php?id=11375″>la chronique de l’album