Comment embrasser d’un seul regard les films de Patrice Chéreau ? Dans son cas, l’exercice connu de recensement des thèmes et des figures qui chercherait à délimiter ce qu’on appelle par commodité un « univers » ou encore mieux, sans jamais bien faire le distinguo, un « style » paraît une entreprise aussi fastidieuse que vaine.« Et mercredi prochain, c’est un mercredi ? »
Mark Rylance dans Intimité
Voir l’invisible
Dans cette quête critique du fameux « univers », il y a souvent la promesse fade d’une intronisation à l’académie des « auteurs ». Or, le manque de reconnaissance pour Chéreau cinéaste est tellement patent -et injuste bien sûr- qu’il serait malhonnête de convoquer les films d’hier dans la seule visée opportuniste d’une réhabilitation devant l’évidence d’Intimité. « Auteur » au cinéma, Chéreau l’est pleinement dès ses débuts, dès son premier film : La Chair de l’orchidée en 1975. On peut évidemment constater une évolution dans la forme des films, montrer que le hiératisme des débuts, sans doute emprunt de réflexes théâtraux (La Chair de l’orchidée ; Judith Therpauve), disparaît peu à peu pour conduire à une libération très perceptible dans les deux derniers films, s’appuyant à la fois sur la collaboration avec Eric Gautier (directeur de la photographie sur Ceux qui m’aiment prendront le train… et Intimité) et sur l’expérience sensible -qui lie les deux hommes- de quelques œuvres francs-tireuses récentes (Breaking the waves ou Eyes wide shut, fantôme magnifique d’Intimité) ; mais l’évolution esthétique de son cinéma ne dit pas sa force et sa beauté, encore moins son évidence.
C’est que les films de Chéreau intéressent moins pour ce qu’ils donnent à voir comme champ de signes reconnaissables, pour le style et le souffle qui s’en dégagent forcément, que pour le rôle singulier que Chéreau fait jouer au cinéma comme instrument qui montre et qui regarde. Ce qui caractérise Chéreau cinéaste, c’est en effet sa forte croyance dans les moyens du cinéma. Une croyance presque aveugle qui ne s’interdit rien pour plonger au cœur de son objet : le désir humain. Récemment, le cinéaste avouait qu’il avait mis du temps à comprendre que le cinéma faisait « voir l’invisible, en tout cas ce qu’on ne voit pas à l’oeil nu ». Il faisait allusion à l’expérience simple qui consiste à regarder par l’œilleton de la caméra. Il y a dans ce propos -venant d’un artiste comme Chéreau- comme la définition d’un rapport toujours neuf et renouvelé à la pratique du cinéma, une relation directe qui implique d’utiliser tous les moyens possibles pour parvenir à ses fins.
Partir
D’abord, quelques phrases d’une figure clé (c’est-à-dire qui ouvre quelques portes) : « On ne peut rien faire dire à un personnage directement, on ne peut jamais décrire comme dans le roman, jamais parler de la situation, mais la faire exister. On ne peut rien dire par les mots, on est forcé de la dire derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu’un : « Je suis triste », vous êtes obligé de lui faire dire : « Je vais faire un tour. » Ce propos de Bernard-Marie Koltès, rapporté par Jean-Pierre Han à la suite d’un entretien réalisé pendant l’été 1982, propos d’auteur de théâtre qui éclaire sur une façon de travailler et, au-delà, par le procédé expliqué, définit une morale d’écriture refusant la psychologie comme lieu de vérité pour privilégier l’action et les situations comme mode d’apparition et de reconnaissance des personnages. Patrice Chéreau l’a mis en image presque mot pour mot. C’est en 1983, dans L’Homme blessé, son troisième film : l’adolescent -inoubliable Jean-Hugues Anglade, naïf et fou- triste à cause du départ précipité de sa soeur en vacances, mais bouleversé déjà par la rencontre qu’il vient de faire, est seul avec sa mère dans la cuisine étroite donnant sur la rue. Il ouvre violemment la fenêtre et dit dans un souffle : « Il faut que je sorte, il faut que je sorte. »
Rien d’étonnant bien sûr à ce que la morale de Koltès auteur rejoigne celle de Chéreau cinéaste : ils ont la même manière de négocier le partage entre l’action et les mots : et le langage que crée l’un dans le texte de ses pièces, l’autre le retrouve, par les moyens du cinéma, quand il filme d’abord les corps en mouvement avant d’éclairer le pourquoi de leurs déplacements. Car la sortie d’Henri dans L’Homme blessé, c’est le point de départ de l’aventure intime que le film raconte, les débuts en mouvement de sa vie d’homme. Dans les films de Patrice Chéreau, les personnages sont d’abord des figures en mouvement ; ils ont besoin d’air, ils quittent une part connue d’eux-mêmes pour aller voir ailleurs. Dans le doute, une seule certitude : partir est une solution. D’ailleurs, le lieu de départ a plusieurs noms : appartement familial (L’Homme blessé), hôpital (La Chair de l’orchidée), manoir avec parc (Judith Therpauve), foyer rassurant (Intimité) ou même Navarre pour le futur Henri IV dans La Reine Margot.
Si le lieu d’origine est abandonné, déserté, c’est avant tout parce qu’il représente un décor mort qui empêche l’histoire de commencer. Le retour du même imposé par le lieu fige le caractère du personnage, ne lui accorde qu’une image choisie par d’autres : adolescent emmuré, malade incurable, grand-mère gâteau, protestant intraitable, époux et mari modèles. Le début de Judith Therpauve est très beau qui montre le personnage incarné par Simone Signoret s’ennuyer à une fausse liberté qui lui laisse le choix entre tailler des rosiers et éviter le bruit infernal des petits-enfants qui investissent bruyamment la maison de leur grand-mère. De la même manière, dans Intimité, l’image flash-back du bain qui rappelle à Mark Rylance son passé heureux avec sa femme Susan et ses enfants dégage une gravité et une douleur qui disent clairement le tremblement qui a conduit à sa fuite. Que le retour au même lieu, un foyer conjugal, celui de la femme qu’il désire, le fasse revenir, de manière douloureuse, sur son départ initial est une autre histoire. Les personnages de Chéreau retournent parfois sur les lieux qu’ils ont quittés : c’est alors le signe d’un échec, d’une tentative manquée : Judith retourne dans son manoir pour y mourir ; quant à l’homme blessé d’Intimité, ses larmes le renvoient, dans une large mesure, à ce qu’il était avant sa décision de quitter sa femme.
Revenir
De toutes façons, le geste de partir vise moins une destination qu’il ne concrétise un désir de changement. C’est le point de fuite qui compte, pas le terminus. Chez Chéreau, le mouvement est une mise à l’épreuve, une prise de risque. Ses films montrent toujours l’itinéraire des personnages comme un parcours d’obstacles qui tient quasiment du rite initiatique. Il s’agit d’intégrer un groupe nouveau, d’éprouver son identité au contact d’une morale de groupe quand on était, auparavant, confronté à soi-même. L’intérêt des films de Chéreau tient souvent de ce qu’il n’expose pas les règles qui vont s’imposer à l’initié : ce sont toujours les situations qui découvrent, en autant d’épreuves, les difficultés à être reconnu quand on décide de sortir du territoire familier (et familial comme dirait Deleuze). Chaque groupe exige des qualités et des attributs particuliers. S’imposer est le maître-mot ; et pour y parvenir, il faut saisir le savoir exigé par le groupe désiré.
Dans L’Homme blessé, Henri doit apprendre à séduire pour trouver sa force d’homme (et d’âme sans doute) ; le chemin parcouru pendant le film le conduit d’une force déficiente comblée par une malice d’enfant (le coup de tête à la fête foraine) à une force assassine et adulte qui le fait homme (et homosexuel). De la même manière Judith Therpauve est d’abord un film qui montre un personnage qui fait ses preuves pour exister dans un monde hostile. Le groupe visé -un journal où dominent les vieux réflexes syndicaux et l’arrivisme d’un éditorialiste-, Judith tente d’en connaître tous les secrets, à la fois en en questionnant la figure respectée mais retirée -le vieux Hirsh incarné par François Simon- et en en séduisant la part la plus jeune -le dynamique Maurier / Philippe Léotard. Une des scènes les plus émouvantes du film est sans doute cette tentative de séduction de Judith sur Maurier au moment où celui-ci découvre dans les archives du journal des photos d’elle plus jeune.
Pour montrer cette mise à l’épreuve difficile et douloureuse, Chéreau privilégie souvent des moments d’attente, faux temps morts où les personnages s’observent avant de se rencontrer ou de s’affronter et qui sont comme une préparation à l’entrée du personnage dans le nouveau groupe. Ce temps de négociation avant la rencontre est magnifiquement montré dans La Reine Margot quand les troupes de protestants et de catholiques sont amassés et regroupés chacun de leur côté à Paris avant le mariage qui intégrera officiellement Henri de Navarre dans le groupe catholique. Le sort du futur roi, s’il est la question politique centrale posée par le roman de Dumas et le film qui l’adapte, entre ici en parfaite résonance avec le regard de Chéreau sur ses personnages. En effet, on suit, à travers la grande Histoire, le drame personnel d’Henri dans sa difficile entreprise de convaincre les catholiques. Dans ce film, si l’échec d’intégration du personnage n’est pas montré par sa mort -que la suite historique des événements apportera-, elle est donnée à voir par la représentation singulière de la vie du futur roi : cette complicité entre Charles IX et lui, comme si le face-à-face entre les deux hommes signait l’échec d’une rencontre plus vaste entre un homme et un pays.
La fin des films de Patrice Chéreau renvoie le plus souvent les personnages à leur solitude. La prise de risque dans le mouvement est le moment juste que Chéreau dissèque, le moment qui révèle. Une fois l’énergie déployée, il reste à la vie et à son quotidien à reprendre ses droits. Or, la vie n’est-elle pas « une petite chose minuscule » ?
Lire notre critique d’Intimité
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