En toute sincérité, il y a peu d’entités musicales qui comptent autant pour nous que Deerhoof. Conjonction de bruit noir et de notes roses, de joie céleste et de dépression des profondeurs, c’est même plus qu’un de nos groupes préférés : un monde esthétique en soi, auquel on est perpétuellement estomaqués de vouloir revenir, comme l’atteste leur nouvel album, Vs. evil. A découvrir live (là où ils excellent) le 19 avril 2011 à La Maroquinerie (Paris).
Seize ans qu’ils courent. Seize ans qu’ils tabassent. Seize ans qu’ils fascinent. Seize ans qu’ils agacent aussi. Imprévisible et insatiable formation DIY née duo noise dans les caves de la Bay Area et passée ensuite par tant de line-ups, de possibles et de couleurs qu’un gros atlas des régions musicales de l’outremonde américain n’y suffirait pas, Deerhoof a souvent eu les faveurs amoureuses de Chronic’art – pour un nombre presque infini de raisons. Car paresseusement catalogués indie rock par leurs antagonistes, la bande de Satomi Matsuzaki et Greg Saunier détrompent toutes les méprises et toutes les casseroles qui tintent derrière eux : ils ne sont pas mignons, ils ne sont pas charmants, ils sont pas idiots. Ils seraient plutôt : engagés, inconscients, intellectuels, compliqués, furibards pour de vrai, instables au point d’écarteler les oreilles des fans des Flaming Lips et de faire déchanter les hipsters. Fascinés par leurs tours et par leurs détours, on aime toutes les époques: les débuts saumâtres en duo avec Rob Fiske, les brics et brocs épris de Halfbird, la no-wave rose vive de Holdypaws ; on aime de tout notre coeur le hardcore solaire de Reveille, les incroyables tentations prog de Milk man, et ce moment où, main dans la main avec le brillant Chris Cohen (Curtains, Cryptacize), le groupe tutoie le ciel des Who et l’enfer de Can tout au long de The Runners four; on adore pas moins la tentative Sgt. Pepper-esque de Friend opportunity, on aime autant le retour des garçons sur Offend Maggie. On aime aussi plus que tout les regarder vivre et jouer en concert. On aime les hésitations de Greg Saunier avant de taper sur sa caisse claire, les manigances franchement estomaquantes de John Dietrich sur sa guitare en aluminium, les étranges rituels chorégraphiques de Satomi et les tentations théâtrales avec le carnassier Ed Rodriguez (Gorge Trio, Flying Luttenbachers). On aime leur nouveau Vs. evil, finalement, étrange terrain d’entente bâti à huit mains dans les mains à ce moment crucial où la petite troupe s’est dispersée au quatre coins du Monde suites à des déboires intimes qu’on aura la décence de ne pas évoquer ici. Parce qu’ils sont toujours en lice, seize ans après leurs premiers émois, pour la première marche du podium, on leur offre notre couverture. Et ça nous fait bien plaisir. Qui les aiment nous suivent.
Chronic’art : Nouveau disque, nouveau label, nouvelles manières de travailler ensemble : on a vraiment l’impression que Deerhoof est à un moment charnière de sa carrière…
Ed Rodriguez : Après le départ de Greg pour New York et de Satomi pour Tokyo, tout le monde a quitté la Bay Area pour un endroit différent, et ça fait un énorme changement. C’est comme un nouvel âge de notre vie.
Greg Saunier : En tant que membre vétéran, je dirais que tous les moments ont été importants pour Deerhoof. Cette carrière – ou plutôt cette vie – a été si instable et imprévisible… c’est presque un clin d’œil ironique du destin que d’être encore dans les parages. Aujourd’hui, la plupart des groupes ont du mal à exister plus de trois disques, car l’attention du public est tous les jours détournée par l’arrivée de nouveaux groupes formidables. Et parce que si le maléfice du « cool » te tombe dessus, tu peux être certain que le retour de bâton derrière sera terrible. Deerhoof vit au bord de l’explosion depuis seize ans maintenant ; on l’échappe belle en permanence. Je me rappelle du dilemme qui s’est présenté à Satomi et moi à l’époque où Rob Fiske a décidé de quitter le groupe au milieu de l’enregistrement de Halfbird : nous n’avions aucune raison de continuer. Ni fanbase, ni revenus, et tout à apprendre. Comment terminer une chanson, comment faire un disque, comment l’enregistrer ? Pire, nous nous sommes retrouvés avec la responsabilité de décider ce qui était cool et ce qui ne l’était pas… Un défi absolu pour moi, le batteur fan de musique classique. A l’époque, mon groupe préféré était les Rolling Stones. Je n’exagère pas : quand j’ai rencontré Rob, mon idéal de rock moderne, c’était Voodoo lounge…
Est-ce que le fait de vivre dans quatre endroits différents a changé quelque chose en termes créatifs ?
John Dietrich : Oui et non, puisqu’on a toujours composé tous les quatre dans notre coin. Nos mondes respectifs se chevauchent finalement assez peu, et il faut toujours un peu forcer le consensus. Si je dois être honnête, je dirai que l’on ne se comprend presque jamais : généralement, il y a une vague compréhension mutuelle qui n’est qu’une étape vers une méprise encore plus grande. Mais cette méprise est très précieuse, c’est même le principal moteur créatif de Deerhoof. La collaboration est un acte complexe. Dans notre cas, elle commence au moment où chacun bidouille dans son coin et essaye de deviner à l’avance les réactions et les désirs des trois autres… Mais à la seconde où l’on se retrouve dans la même pièce, tout s’éclaircit.
Vs. evil est assez difficile à situer dans votre discographie. Ce n’est ni tout à fait un retour aux arrangements très synthétiques de Green cosmos et Friend opportunity, ni la suite des albums plus bruts comme Offend Maggie, et encore moins la synthèse entre les deux…
J.D. : Nous sommes les plus mal placés pour comprendre où l’on va, parce que le moteur de Deerhoof est un mélange de contrôle et de découverte. Souvent, il nous faut des années pour comprendre nos disques. En ce qui me concerne, je suis encore incapable d’en comprendre un seul. D’une manière purement musicale, je vois la logique, je déchiffre les intentions, mais je ne comprends pas l’essence. C’est la même chose en concert : je suis dans mon coin, j’oublie que les autres sont là, je suis incapable de comprendre la manière dont j’interagis avec eux…
E.R. : Quand John, Greg et Satomi ont enregistré Friend opportunity, ils n’avaient aucune idée de la manière dont ils allaient jouer les morceaux. Offend Maggie, c’était nous quatre dans une pièce. Pour ce nouvel album, on a commencé par beaucoup, beaucoup discuter : de nos désirs, de notre musique idéale. De notre Deerhoof idéal, en somme. L’enregistrement fut probablement le plus démocratique de tous. Personne n’est arrivé avec des chansons arrangées en tête – même Greg, qui avait pourtant des chansons déjà terminées, déjà enregistrées, déjà produites. Ca a été une gigantesque partie de Lego collective de six semaines, à ajouter ou changer des parties de guitare ou de synthé ici ou là, à les supprimer, à bouleverser des morceaux quasiment terminés. Parfois, j’aimerais que les gens puissent browser dans les 45 versions différentes qu’on a essayées pour chaque morceau avant de trouver par eux-mêmes la version définitive. Parce que dans ma tête, la version définitive d’un titre n’existe pas.
G.S. : Le final cut est le plus difficile à trouver, parce qu’il doit correspondre à quatre visions différentes. Mais de manière presque magique, c’est arrivé pour chacune des chansons de chacun des albums de Deerhoof !
J.D. : Le plus dur est de faire en sorte que chacun trouve sa manière d’entrer en résonance avec tous les morceaux, et ça peut autant passer par une mélodie que par le choix d’un micro. C’est l’avantage de produire ses propres disques : tout le monde est impliqué dans toutes les étapes, et la contribution de chacun n’est pas limitée au nombre de notes.
C’est aussi une manière de régenter tous les egos du groupe ?
E.R. : Quand on se connaît depuis si longtemps, on est toujours tenté de confondre une discussion musicale avec une dissension humaine, d’entendre « je te hais » quand on nous dit « je n’aime pas cette idée ».
G.S. : Il y a un vrai mystère à l’oeuvre dans Deerhoof, depuis le tout début : on nous a souvent pris pour ce genre de groupes qui se fichent du public en lui tournant le dos, alors que nous nous assommons nous-mêmes de questions. En fait, je suis si curieux de ce que le public pense de nous que ça en déstabiliserait presque l’équilibre entre mon désir et mon envie de plaire. J’ai même parfois l’impression que mon ego ne fait plus partie de l’équation. Quand je compose une chanson, j’ai moins l’impression d’être un esprit créateur qu’un simple pêcheur qui attrape les idées au vol. Et quand je la manipule, j’ai l’impression que quelqu’un d’autre me souffle ce que je dois faire. Je n’arrive même pas à me reconnaître quand j’écoute nos disques, parce que nous sommes un groupe DIY et que je me retrouve dans la position du maçon qui ausculte le mur qu’il a fabriqué. Je n’entends que les problèmes et les défauts. Le salut, c’est quand je rentre par hasard dans un bar et que j’entends une de nos chansons sans la reconnaître. Je dois avouer que dans l’intervalle de temps qui précède le moment où je la reconnais, c’est de la musique que j’aime. Bref, une minute par an, à peu près, j’arrive à apprécier notre musique.
Si c’est de la musique que tu as participé à créer, il semble logique qu’elle ressemble à celle que tu aimes écouter… n’est-ce pas ?
G.S. : La musique est cette chose étrange autour de laquelle les débats sont toujours si empruntés. Il est toujours question de « j’aime ce groupe » ou « je déteste ce genre ». Mais derrière les goûts, il doit se cacher quelque chose de plus… crucial. Un but ? Même si la musique n’a absolument aucune raison valable d’exister. Mais c’est bien d’avoir quand même un objectif, même minime, qui dépasse largement les histoires de goûts et d’ego : le besoin de témoigner d’une émotion, d’une intuition qui pourrait peut-être bien déboucher sur quelque chose d’important. C’est presque comme un journal intime. Si on s’appelait tous les jours au téléphone pour se raconter nos rêves, on finirait par se connaître de manière incomplète, mais intime. Et à ce moment-là, on se rendrait compte que nos rêves se ressemblent, même si l’on a grandi dans des contextes très différents et que l’on ne s’est jamais croisé. J’envisage un peu la musique de cette manière : je n’attends pas de toi que tu aimes mon rêve, mais je sais que tu pourras y reconnaître un autre être qui pourrait bien te ressembler.
Il y a cette chose qu’on appelle le talent, qui permet par exemple de communiquer des essences inédites du monde. Au XVIIIe siècle, on appelait les vecteurs de ces intuitions des visionnaires…
G.S. : Le mot visionnaire est devenu atrocement prétentieux par son usage, mais il y a de ça. Composer revient à découvrir. Mon travail consiste en grande partie à essayer de comprendre la musique de Deerhoof – alors que j’ai l’impression de comprendre parfaitement la musique des autres, à tel point que j’ai parfois le sentiment de mieux la comprendre qu’une conversation… Quand j’écoute les sonates pour piano de Beethoven, c’est parfaitement limpide : c’est comme si j’entendais quelqu’un me parler dans l’oreille.
Vous parliez plus tôt du miracle de consensus que vous arrivez encore à créer ensemble à chaque nouvel album. Ce titre, Vs. evil, ça veut dire que vous êtes tout de même plus forts ensemble ?
E.R. : Il y a une sensation d’isolation, de solitude, qu’on ressent tous très fort en ce moment. Et paradoxalement, on s’est rassemblés pour coucher ce sentiment sur un disque collectif. Le groupe a fêté ses seize ans, et c’est un peu le disque d’un ado du même âge qui s’inventerait une vie de super-héros invincible pour supporter le réel.
G.S. : Disons que c’est une jolie fiction : Deerhoof, cette équipe de super-héros qui s’entendent sur tout… Alors qu’en réalité nous sommes quatre idiots, que nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons, que nous ne nous entendons presque jamais sur rien. Quant au fait de combattre le Mal, c’est encore plus saugrenu : la musique ne résout aucun problème. La famine, la maladie, la guerre – la musique ne fait rien de tangible contre ça. Rien. Elle ne construit pas des maisons, elle ne guérit pas des enfants. Elle va dans l’esprit des gens, elle y fait des choses impossibles à décrire. Mais il y a quelque chose d’indécent dans le fait d’y consacrer son existence. Le Mal, finalement, ce serait plutôt la musique.
Greg, quand tu chantes « Hello, hello, atomic bombs are going to explode, into you, good morning to you » avec le sourire sur les lèvres, la dualité du sentiment est effectivement très trouble…
<>G.S. : C’est une explication littérale de notre musique. Et de la manière dont, à notre époque, on ne cesse de mentir en exprimant exactement le contraire de ce qu’on pense. La manière dont notre culture utilise quelque chose d’aussi colossal que la guerre pour illustrer le temps qui passe, remplir les journaux télévisés et capter notre attention pendant trente secondes, c’est complètement dément. Le fossé entre le trivial et l’essentiel devient absurde. Comment l’horreur peut-elle être ennuyeuse ? C’est un problème presque métaphysique de notre condition.
L’humeur de l’album elle-même est très ambivalente. Ni tout à fait joyeuse, ni tout à fait mélancolique. Par exemple, lorsque Satomi chante Super duper rescue heads !, on n’a pas l’impression qu’elle pense sauver qui que ce soit…
G.S. : C’est exactement ce que j’aime dans la voix de Satomi : elle chante de manière très émouvante, mais d’une manière qui ne force pas le sentiment. C’est très résigné. Quand elle chante la joie, l’ambivalence est presque tragique. C’est comme si elle soulignait que la jolie histoire qu’elle raconte est une fiction. Et la pop music est une fiction. Le thème de Vs. evil, c’est justement cette fiction à laquelle on se force à croire pour supporter tout ce qui ne va pas dans le monde. Et tout ce qui ne va pas dans le groupe, aussi. « Pour la dixième fois consécutive, racontons-nous cette histoire de Deerhoof le groupe formidable », « racontons-nous l’histoire de mélodies qui pourraient sauver le monde ». Faisons comme les enfants qui jouent à sauver le monde, faisons comme si c’était vrai…
C’est souvent dans l’adversité que les groupes se ressoudent. Est-ce pour cette raison que vous avez choisi un titre qui sous-entend aussi l’antagonisme, la confrontation ?
G.S. : Quand on se retrouve ensemble sur scène, la fiction a tendance à voler en éclat, à s’incarner dans la réalité. Personnellement, je sais que c’est là, alors que je suis en train de taper sur des fûts devant 500 personnes, que je me retrouve, que je comprends la raison pour laquelle je suis devenu musicien. Par ailleurs, je retrouve aussi les trois autres… Et à ce moment-là, même le fait de jouer des chansons tristes devient un acte joyeux.
Parmi le public qui vous écoute ou qui vous découvre, vous avez forcément des ennemis. Vous les combattez, vous les chérissez ?
J.D. : A partir du moment où tu es 100% honnête avec tes désirs créatifs, tu seras toujours en confrontation avec quelqu’un sur cette planète. Y compris avec toi-même : une carrière, c’est une suite d’évaluations et de réévaluations. On l’a vécu un nombre incalculable de fois en concerts. Parfois, des gens détestent la musique que l’on joue. Mais nous sommes tellement auto-critiques qu’ils ne nous surprennent jamais. Généralement, chacune des critiques auxquelles ils ont pensé ont déjà été discutées, pesées, décortiquées à l’avance entre nous.
Parmi les critiques qu’on pourrait vous faire, il y a cette manie de changer de cap à chaque nouveau disque. Pour certains, c’est une qualité, pour d’autres c’est un défaut. Mais la plupart des groupes à succès n’ont aucun souci avec le fait de se répéter, encore et encore, pendant la plus grande partie de leur carrière…
G.S. : Contrairement à nous, ces groupes-là sont surtout capables de se répéter. Mais ils n’ont pas le choix, généralement parce qu’ils ont trouvé la formule du succès. C’est leur damnation. Nous n’avons jamais fait de « hit », nous n’avons jamais « explosé ». Nous ne sommes pas meilleurs que les autres groupes.
J.D. : Je pense que tous les groupes ont l’impression de se réinventer, c’est une question de point de vue. C’est dans la nature humaine de se réinventer. Peut-être que la différence tient dans l’essence même de Deerhoof… La réinvention est un sujet du groupe, plutôt que le contexte dans lequel elle arrive. C’est dit sans prétention, parce que ce n’est pas quelque chose que l’on travaille : nous sommes quatre artistes très différents, avec des vues très différentes sur la musique et des nouvelles idées qui jaillissent en permanence, les fluctuations sont naturelles. Souvent, on s’interroge de savoir si l’on ne va pas aliéner notre public. Ce n’est pas un désir de notre part. Se répéter, c’est une forme de respect, de reconnaissance pour les gens qui se tiennent en face de nous. Mais on a peu de mérites : « notre public » – quel qu’il soit – attend qu’on le surprenne. Nous n’avons donc aucun état d’âme à faire des disques qui vont l’aliéner, parce qu’il est parfaitement conscient que nous n’en avons aucunement l’intention. C’est comme quand tu grandis et que tu brises le coeur de ta mère : c’est dans l’ordre des choses.
Propos recueillis par
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