Moins poppy, plus pop, plus intense, Offend Maggie, dixième album des adorables effrontés de Deerhoof, les voient prendre la tangente une nouvelle fois pour tenter le diable et les crevasses, et livrer leur album le plus sombre et le plus ambigu à ce jour. Grand Disque, et échange avec le toujours réjouissant Greg Saunier.
Chronic’art : Vous semblez être en tournée perpétuelle depuis deux ans : comment avez-vous trouvé le temps pour composer et enregistrer ce nouvel album ?
Greg Saunier : Tout le monde connaît ces interviews de groupes très connus qui expliquent qu’ils ont composé telle ou telle chanson dans une chambre d’hôtel, en tournée… Et bien Deerhoof est incapable de ça. Quand je compose des chansons, je commence par les entendre dans ma tête. Et quand je suis en tournée, la seule musique que j’entends dans ma tête le soir à l’hôtel, ce sont les vieilles chansons que l’on joue tous les soirs ou celles des groupes qui nous accompagnent. Satomi a fait le calcul du nombre de jours que nous avons effectivement passé à la maison l’année dernière, et ça faisait moins de huit semaines : l’album a été conçu à ce moment là. Mais nous sommes quatre personnes dans le groupe, et nous composons tous. Sur un album de quarante cinq minutes, ça ne fait pas tant de musique que ça.
Vous ne composez pas en collectif ?
Non, jamais. Certains d’entre nous, comme John ou moi, ont expérimenté ce modus operandi dans des groupes avant Deerhoof, et je sais que c’est quelque chose de très normal : improviser, répéter, discuter. Mais Deerhoof en est incapable. A chaque fois que l’on a essayé de jammer, ça s’est très mal passé, et je crois que c’est parce que l’on ne parle pas tous la même langue. Je soupçonne tout de même Ed d’essayer de changer ça depuis qu’il a rejoint le groupe : ses idées de morceaux sont tellement décousues qu’on est obligé de remplir les trous.
Et tu utilises des partitions ?
Oui, mais seulement pour moi, pour ne pas oublier les idées qui me passent dans la tête. Et comme il m’arrive de noter des idées de mélodie à la volée quand je suis à moitié endormi, je me retrouve trois mois tard avec un truc gribouillé à la va-vite sur un bout de papier, et je suis incapable de comprendre ce que j’avais en tête. Ca peut donner des choses très intéressantes (rires). C’est comme ça que j’ai eu l’idée de leaker « Fresh Born » en partition: tous ces gens qui essayent de reconstituer un morceau qu’ils n’ont pas encore entendu, de deviner le style, le tempo du morceau, si c’est une ballade au piano ou de la house, c’est exactement ce que je dois faire quand je ressors un bout de partition du bordel sur la table de ma cuisine.
Jusqu’à l’invention du phonographe, les musiciens n’avaient pourtant rien d’autre pour laisser leur musique à la postérité.
Quand Bach a écrit l’Art de la fugue, il n’a rien indiqué du tempo, des articulations ou des instruments qu’il fallait utiliser. Toute une partie de l’oeuvre est laissée au bon jugement de l’interprète, ce qui fait que deux interprétations peuvent aboutir à deux morceaux de musique très différents. Il suffit de comparer deux enregistrements de l’Art de la fugue, par Glenn Gould, les Swinger Sisters ou un ensemble de cuivres pour comprendre à quel point l’essence de la musique de Bach dépasse ses interprétations : la musique, c’était ce qui était écrit sur la partition, et le reste tient de la texture. Ce qui ne veut pas dire que l’instrumentation n’est pas importante : ça veut juste dire que la musique reste exceptionnelle quelque soit l’arrangement. Cette idée esthétique me passionne. L’idée que l’essence de la musique soit contenue dans une sorte de cœur atomique très puissant, qui rende tout le reste fun mais…facultatif.
C’est un absolu que tu recherches pour Deerhoof ?
Bien sûr ! C’est toujours un peu cliché de ressortir les Beatles dans une interview… mais le fait est que c’est leur grand accomplissement : malgré les arrangements fabuleux de leurs disques, leur production, leur style, leurs chansons restent immenses joué par n’importe quel nase avec un piano. L’essence de leur musique est indestructible.
C’est peut-être ce qui rend Offend Maggie si exceptionnel dans votre discographie : on a l’impression que les chansons existent par elles-mêmes, et que les arrangements sont optionnels.
C’était un effort volontaire, et c’est aussi pour ça qu’on s’en est tenu à des arrangements plus simples. On ne voulait surtout pas faire un Friend opportunity bis. Deerhoof existe depuis longtemps, et en gros, on a passé notre carrière à osciller entre des disques plus naturalistes et des disques beaucoup plus produits, plus artificiels. La moitié de nos disques essaye de nous faire ressembler à un groupe qui joue dans une pièce, et l’autre moitié s’en fout complètement. Mais il me semble que nos disques plus artificiels ne vont pas assez loin, et que nos disques naturalistes restent trop artificiels, et c’est ce qui nous pousse à perpétuellement réessayer. Les gens qui viennent nous voir en concert nous disent souvent : « j’aime beaucoup vos disques, mais quand je vous vois en concert c’est si différent ! pourquoi ne pas faire un disque comme ça ? ». Ils ont raison, et j’ai toujours envie de leur répondre la même chose: ça fait dix ans qu’on essaye. Qu’est-ce qui fait que nos disques et nos concerts sont si différents ? Les fausses notes ? Le volume ? Les gens qui dansent ? On court après cette petite sorcellerie mystérieuse depuis qu’on existe.
Comment avez-vous enregistré l’album, d’ailleurs ?
Parfois, c’est tout Deerhoof en même temps, parfois c’est seulement deux musiciens, parfois c’est du piste à piste, pour d’obscures raisons techniques. Mais tout a été enregistré dans la même pièce, nous voulions vraiment donner l’impression d’un disque enregistré d’un tenant, joué de manière un peu désinvolte. Il faut donner l’impression que tu pourrais jouer le morceau différemment si tu l’avais enregistré un autre jour. Il fallait aussi absolument que les arrangements laissent suffisamment de place à chacun des membres du groupe pour exister en tant que musicien, que les personnalités de chacun s’expriment plus clairement, plus volontairement. On en revient à Bach : les chansons d’Offend maggie n’ont pas besoin de Greg Saunier à la batterie, mais puisque je suis là, autant faire en sorte qu’on m’entende. C’était surtout important pour les voix : on a trop dit de Satomi qu’elle chantait de manière quelconque et plate, qu’elle n’exprimait aucun sentiment… ou pire, que Deerhoof ressemblait à du karaoké, avec une anonyme accompagnée par un groupe. Satomi n’est pas une voix générique, pourtant, et je suis infiniment heureux qu’on puisse mieux entendre sa personnalité sur ce nouvel album que sur n’importe lequel de nos disques précédents.
Elle chante même différemment sur différentes chansons du disque.
Elle a écrit la plupart des paroles d’Offend Maggie Il arrive aussi qu’on nous suggère les titres des chansons, et Satomi doit se débrouiller avec ça. Je tenais absolument à ce qu’un morceau s’appelle Offend Maggie, par exemple, à cause d’une histoire idiote. Nous avons une amie qui s’appelle Maggie, qui m’a raconté une fois au téléphone avoir été extrêmement choquée par une interview de Vampire Weekend, dans laquelle ils expliquaient qu’il n’y avait plus aucun problème avec le fait de voler la musique africaine en 2008, parce que nous serions dans une ère post-coloniale, et qu’il n’y aurait plus rien de négatif, politiquement parlant, dans les relations entre le monde occidental et le tiers-monde qui pourrait rendre leurs emprunts à la musique africaine injuste ou immoral. Maggie était vraiment très choquée. Il se trouve qu’en répétant plus tard le même jour, j’ai trouvé qu’une partie de guitare de John ressemblait beaucoup à du Ali Farka Touré, et que ça allait la foutre en rogne (rires).
Il est très intéressant que vous utilisiez le mot « offend » (déplaire, contrarier) à ce moment de votre carrière : votre album précédent vous a fait connaître un grand succès, et vous êtes pour ainsi dire attendus au tournant…
Je suis à la fois d’accord et pas d’accord avec cette interprétation. Pour moi, le plus compliqué à ce moment de notre histoire consiste à encore contrarier. Nous avons fait tant de disques différents que les gens qui nous aiment attendent de nous que nous les surprenions. Ils n’attendent pas un style, ils n’attendent pas un son, ils n’attendent pas la copie d’un hit. Effectivement, Friend opportunity a été écouté par plus de gens que The Runners four, mais pas tant que ça : notre courbe de progression est très régulière. A chaque fois qu’on lit une description de notre musique, on en apprend un peu plus sur nous : c’est comme un mode d’emploi de tout ce que nous devons arrêter de faire pour avancer. On a beaucoup lu que nous étions un groupe bruyant et mignon : il fallait absolument prendre le contre-pied de ça, et faire de la musique plus triste, plus douce, plus intense. Devenir moins créatif dans la deuxième moitié de sa carrière n’est pas une fatalité, c’est un cliché trop répandu et un malentendu entre l’artiste et son public. Et nous sommes épargnés par cette pression débile de toutes les pièces rapportées du music business, puisque Kill Rock Stars est bien connu pour laisser carte blanche à ses artistes : nous avons la chance de fonctionner en circuit fermé, avec un bon vieil étendard DIY au-dessus du navire. Je n’aurai pas l’outrecuidance d’affirmer qu’Offend Maggie ne ressemble à rien qui ait été enregistré par le passé, bien sûr, mais c’est un saut dans le vide pour Deerhoof, et le disque le plus personnel, le plus ambigu qu’on ait jamais fait. On peut d’ailleurs entendre les différents que nous avions dans chaque morceau, les tensions, les troubles.
On a du mal à imaginer Deerhoof en train de s’engueuler.
Ca arrive tout le temps! Mais on passe tellement de temps à polir nos disques, à arrondir les angles et les différences, que ça ne s’entend pas. On a enregistré Offend Maggie bien plus rapidement pour conserver son aspect plus rugueux, plus rétif. J’en reviens à Satomi, à sa voix, ses paroles : pour la première fois, j’ai l’impression qu’on entend leur profondeur, leur ampleur, leur maturité. Ils expriment quelque chose de… « sérieux » n’est pas le bon mot, mais… émotionnel. La dessin de pochette de Tomoo Gokita évoque parfaitement cette idée de surexposition personnelle. Pour d’autres groupes plus exhibitionnistes, l’exposition serait minimale. Pour Deerhoof, c’est une révolution.
Propos recueillis par
Lire notre chronique d’Offend Maggie
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