Avec Spider, David Cronenberg renoue avec ses obsessions identitaires. Rencontre avec le plus schizophrénique des cinéastes (version intégrale de l’entretien publié dans Chronic’art #7 -novembre / décembre 2002-, actuellement en kiosque).
Chronic’art : Vous déclarez volontiers vous être identifié au personnage de Spider. Pourquoi ?
David Cronenberg : A force de répondre à cette question à des journalistes, j’ai fini par trouver la réponse ! Lorsque j’ai lu le scénario, la première chose qui m’est venue à l’esprit c’est l’image de Spider, un homme qui marche seul dans la rue en se parlant à lui-même avec une valise contenant toutes ses affaires. J’ai alors pris conscience que cela pouvait très bien m’arriver. Sans tomber dans le mélo, je connais beaucoup de gens dont la vie a changé en un seul jour à cause d’une grève, d’une hémorragie cérébrale ou d’une crise émotionnelle. On se plaît à penser que nos vies sont solides et stables mais je sens bien qu’il n’en faut pas beaucoup pour que je devienne Spider. Certaines personnes pensent que j’exagère, d’autres sont d’accord avec moi. Cela dépend de votre compréhension de la nature humaine, de votre conviction à croire que vous serez toujours le même. Selon moi, l’identité est très fragile ; en un sens, Spider est une histoire d’identité. C’est à ce niveau que je me suis senti très proche de Spider.
Quels sont les principales différences entre le livre et le film ?
Dans le livre, Spider rédige un journal qui s’avère être le livre. Cela veut dire qu’il est très doué avec les mots, très littéraire, très conscient de lui-même mais ce n’est pas le Spider du film. J’ai d’abord lu le scénario, puis le roman et c’est vrai que son auteur, Patrick McGrath, avait déjà beaucoup retravaillé le livre pour le cinéma. C’est très courageux de sa part, peu de romanciers savent le faire avec leur propre travail. Ils ont peur d’y toucher, ne sont pas très à l’aise avec le langage cinématographique. Dans le scénario, il y avait quand même des choses qui restaient propres au livre, notamment le fait que Spider écrive son journal en anglais et qu’on pouvait lire son écriture. Il y avait aussi la voix off de Spider récitant ses écrits. Pour moi, on se retrouvait avec deux Spider : celui du livre et celui du film qui ne pouvait pas dire ces mots, penser de cette façon. On a alors abandonné la voix off et imaginé que Spider écrivait son journal avec son propre langage. Je ne voulais pas savoir ce qu’il écrivait, je voulais le voir mais pas le lire.
En tissant les fils de sa mémoire, Spider raconte une histoire, ce qui le rapproche d’un romancier ou d’un cinéaste…
Tout à fait. Même lors des scènes dans lesquelles il est dans son souvenir, il se tient presque derrière la caméra, à regarder à travers la fenêtre. Il est le metteur en scène de ses propres souvenirs et il les remet en scène, les réécrit, et les remonte. Spider est une sorte d’archétype de l’artiste, il écrit avec passion dans son journal avec son langage à lui, que personne d’autre ne peut lire. C’est le cauchemar ultime pour un artiste de créer quelque chose que personne ne comprend. Je me sens aussi très proche de cet aspect là du film.
Comment trouve-t-on sa place dans un projet qui est à la base un roman et dont l’acteur principal est déjà prévu ?
En temps normal, je n’aime pas penser aux acteurs quand je lis ou écris un scénario. On a tendance à modeler le personnage en fonction de l’acteur, de ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Sur Spider, c’est vrai que Ralph Fiennes a en quelque sorte initié le projet. C’était assez inhabituel pour moi de recevoir un scénario avec un acteur déjà prévu mais j’aimais tellement le travail de Ralph en tant que comédien que j’ai accepté de le lire en pensant à lui. J’ai toujours considéré qu’il était mon type d’acteur, il y en a que je trouve bons mais qui ne m’intéressent pas, et d’autres qui m’attirent, je ne sais pas à quoi cela tient. Quoi qu’il en soit, en lisant le scripte, je n’ai jamais douté que Ralph Fiennes serait génial.
Comment avez-vous travaillé avec lui ? L’avez-vous beaucoup dirigé ?
Oui, beaucoup. Il a d’ailleurs besoin d’être dirigé. Plus les acteurs sont bons, plus ils ont besoin d’être dirigés. Ils leur faut un feed-back sur tout, il se créé une sorte de super collaboration avec le metteur en scène avant et pendant le tournage. On a travaillé ensemble sur tous les détails concernant son personnage comme par exemple l’intensité des tâches de nicotine que Spider porte sur ses doigts, la taille de son manteau, sa coupe de cheveux, le genre de valise qu’il trimballe, ce qu’il y a dedans. C’est normal de préparer le rôle en avance car le début de tournage – quand les choses se mettent en place – est pour moi le moment le plus terrifiant dans l’élaboration d’un film.
Est-ce vous qui lui avez dicté sa façon de parler ?
Ce n’était pas écrit dans le scénario. Ralph a commencé à le faire lors d’une scène. Il a eu une inspiration soudaine et s’est mis à pousser de drôles de borborygmes qu’on a ensuite gardés. En général, je n’aime pas trop les improvisations, mais cette fois l’inspiration tombait juste. On pouvait sentir que Ralph devenait Spider.
Est-ce que vous et Ralph Fiennes avez rencontré des schizophrènes pour composer son rôle ?
Ralph en a rencontré. C’est un acteur formé à la méthode anglaise, il est très sérieux dans son travail et a l’habitude de faire des recherches sur ses personnages pour savoir ce qu’est la réalité. Moi, j’étais contre l’idée de voir de véritables malades. L’étude clinique de la schizophrénie ne m’intéressait absolument pas. Pour moi, Spider n’est pas un schizophrène, il est juste un être humain unique et particulier. J’avais peur que cela réduise la portée de son personnage et que les spectateurs ne le considèrent que comme un malade.
Spider devait être d’une certaine manière proche des gens. Je voulais surtout être libre de composer son personnage sans avoir à consulter un psy pour vérifier la véracité de ses faits et gestes. De toute façon, personne n’a vraiment défini la schizophrénie, il y a toujours controverse et il n’y a pas de schizophrène modèle.
Quelle sorte d’atmosphère recherchiez-vous pour Spider ? On a l’impression que le film se déroule dans une époque indéterminée…
C’est juste. Techniquement, il a tout de même fallu décider des vêtements que porteraient les personnages et de la décoration. On a choisi deux époques, les années 1958-59 pour les flash-blacks, et les années 80 quand Spider est adulte. Mais on peut dire qu’il règne dans le film une sorte de cachet britannique sans temps. C’est propre à l’Angleterre ; en 1960, pendant les Swinging sixties, on pouvait encore voir des choses qui appartenaient aux années 50. Certaines parties de Londres n’avaient pas bougé d’un poil. Spider appartient à un espace-temps qui relève du mental, c’est pourquoi j’avais besoin de créer une époque qui ne soit pas marquée par des détails historiques. A l’origine, le livre se déroule plus tôt, pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai choisi de le décaler à la fin des années 50 pour gommer toutes les références au conflit et rendre le cadre temporel plus neutre.
Vous qualifiez Spider de film existentialiste, comment avez-vous mis en application ce concept ?
On ne peut pas photographier un concept, ni une philosophie, on ne peut photographier que des choses physiques, une personne, un visage, enregistrer une voix. Quand je lis un scénario, je pense avant tout à la narration et aux personnages, et je ne me préoccupe pas du tout de philosophie. Parfois il m’arrive de ressentir certaines impressions à la lecture d’un scénario qui me fait penser à du Kafka ou du Dostoïevski, notamment lorsque je tombe sur un personnage qui pourrait faire partie de leur œuvre. En faisant le film, on a souvent discuté de la condition humaine, ce que c’est d’être humain, d’essayer de se créer une identité à partir de souvenirs qui changent constamment. C’est une des principales luttes existentielles auxquelles nous somme en proie. Pourtant, quand on fait un film, on ne pense pas à la philosophie, on sait qu’elle est là mais on a l’esprit trop encombré par toutes sortes de détails techniques à régler comme la lumière ou le son. Mon travail repose sur l’intuition, ce n’est pas un processus intellectuel, c’est un processus viscéral.
Propos recueillis par
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