Familier des auteurs américains, le directeur de la Comédie de Saint-Etienne, séduit par l’écriture de Marie Laberge, met en scène Oublier au Vieux-Colombier, une pièce désormais traduite en plusieurs langues et récemment récompensée par le prix CIC Théâtre. Après Oleanna de David Mamet, et avant de se replonger dans Brecht en début d’année prochaine, Daniel Benoin continue à fouiller le non-dit et l’oubli, derrière lesquels se cachent détresse affective et secrets de famille…
Chronic’art> : Quel espace de liberté réserve la pièce de Marie Laberge, du point de vue de la mise en scène. Vous êtes-vous contenté de la suivre dans sa progression dramatique ou avez-vous été amené à inventer une autre approche ?
Daniel Benoin : Le terme liberté convient parfaitement, car théoriquement, avec ce type de pièce (je ne m’y étais pas attelé depuis des années), on dispose d’une liberté énorme. Il suffit de créer la fragmentation. Je suis parti de deux principes : le refus du naturalisme et le désir d’épurer l’œuvre pour valoriser la tragédie. Je ne voulais aucune trace matérielle des souvenirs de ces femmes -sauf dans l’armoire- afin de ne pas noyer la pièce dans un capharnaüm réalistico-naturaliste.
Dans quel registre situez-vous Oublier ?
Je la perçois comme une pièce américaine. Je veux dire, d’une autre facture que celle qui prévaut dans l’écriture contemporaine européenne. Tout y est important et dense : les mots, les choses… J’aurais tendance à l’apparenter à l’une de mes récentes mises en scène, La Jeune fille et la mort, pour ce qui est du traitement : un plateau dépouillé laissant place aux caractères. Je m’aperçois que je les ai toutes deux traitées à l’identique, visuellement. Ainsi, vous constaterez dans Oublier que toutes les situations visuelles de la pièce sont uniques. J’ai travaillé sur l’idée de géométrie. On ne retrouve jamais deux fois la même situation visuelle, même lorsqu’il s’agit d’éteindre le chandelier : chacune à son tour éteint une bougie.
On trouve, en revanche, constamment dans la pièce une symétrie de situations entre les sœurs, entre Jacqueline et Judith qui se comportent comme des mères. Idem lorsqu’elles se refusent à l’internement de leur mère biologique ou de la cadette. L’oubli comporte également deux visages : celui de la mère atteinte de la maladie d’Alzheimer et celui de la cadette qui souffre d’amnésie.
Absolument, mais je parlais des situations visuelles. Pour respecter le profil psychologique de chaque personnage, j’ai mis en place une grammaire des espaces scéniques. Toutes ces femmes sont à un moment donné tournées vers cour ou jardin, en fonction de la progression dramatique. Charge au metteur en scène d’épurer et d’inventer un lexique de l’espace.
On comprend que vous ayez été séduit par l’intensité de l’écriture de Marie Laberge. Quelles ont été vos autres motivations ?
Hormis l’intensité dramatique, j’ai aimé la différence que représentait sa pièce par rapport à ce que je venais de monter : Manque de Sarah Kane et Variations Goldenberg de Georges Tabori à Chaillot. Par ailleurs je pouvais m’y projeter moi-même en tant que comédien.
Monter un auteur vivant, c’est encourir le risque de se voir désavouer par l’intéressé venu assister à une représentation. Comment a réagi Marie Laberge en voyant votre mise en scène ?
Marie est venue une première fois en juin, puis trois jours consécutifs en septembre au moment des répétitions, avant de retourner au Québec corriger les épreuves de son livre, Gabrielle. Nous nous sommes donc retrouvés dans le décor conçu en collaboration avec Jean-Pierre Laporte, et, hormis quelques petites modifications justifiées, elle semble avoir apprécié la mise en scène et le jeu des comédiennes. Notre collaboration est restée fructueuse et conviviale. Le metteur en scène doit évidemment rester à l’écoute des remarques éventuelles de l’auteur, sans pour autant mettre en péril la cohérence de la pièce.
Revenons à la pièce. L’oubli vous paraît-il être la condition première de toute renaissance ?
Plus que d’oubli, il s’agit de mort et de savoir mourir. Faire ses deuils, accepter l’effacement, la disparition, la non-présence, pour savoir renaître. Pour ne pas se retrouver dans ce type de situation, la plupart des gens se mettent dans des situations d’oubli qui n’ont pour but que de retarder le deuil. L’une des forces de la pièce me semble contenue dans ce dilemme : « parler-partir », même si ce parler est de nature hystérique. On le voit, Micheline renaîtra après son épisode amnésique, elle repart vivre dans un nouvel appartement sans piano. Judith poursuivra sa vie après avoir fait le deuil de sa relation maternelle avec sa sœur. Joanne, la plus abandonnée de toutes, est celle qui évolue le mieux. Seule Jacqueline, l’aînée restera irrémédiablement vissée à ses souvenirs, au chevet de sa mère malade.
Les comédiennes du Français, totalement investies dans ce déchaînement de passions, nous apparaissent sous un jour nouveau…
Peut-être parce que ces personnages, joliment et vigoureusement dessinés, leur fournissent une grande palette de jeu, une vraie sensibilité, une vraie détresse, une vraie brèche.
Propos recueillis par
Lire notre critique de la pièce Oublier
Daniel Benoin a réalisé plus de 80 mises en scène (théâtre et opéra), tant en France qu’à l’étranger. On a pu voir récemment La Jeune fille et la mort d’Ariel Dorfman (Théâtre du Rond-Point), Top dogs d’Urs Widmer (Théâtre national de Chaillot), Manque de Sarah Kane (Théâtre national de Chaillot)…