La première grande rétrospective de l’oeuvre de Dan Graham a pris place en France, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Elle nous offre un large panorama des œuvres de l’artiste puisque présentant des travaux de ses débuts en 1965, jusqu’à nos jours. Entretien exclusif.
Chronic’art : Je voudrais commencer de façon chronologique en évoquant votre expérience de directeur de galerie à New York. Quel a été l’impact de cette expérience sur votre œuvre artistique ?
Dan Graham : Je voulais détruire les galeries. Je voulais faire une œuvre qui pourrait être immédiatement jetable. Quand j’avais la galerie, j’ai montré le travail de Flavin, ses lampes fluorescentes. Il disait que son travail devrait ensuite retourner à la quincaillerie, et Sol LeWitt pensait, lui, que ses œuvres devraient être utilisées comme bois de chauffage : l’idée à l’époque était de détruire la valeur. J’aime aussi beaucoup le travail de Roy Lichtenstein. Il faisait des imprimés et voulait détruire la peinture en mettant ces imprimés sur des toiles. Il disait qu’il n’avait jamais compris pourquoi ça avait pris de la valeur.
Mon idée était d’insérer des éléments directement dans des magazines, parfois en tant que publicité. Ils n’iraient ainsi jamais dans les galeries, ils seraient jetables et traiteraient du temps présent. J’étais très influencé par la musique rock, à l’époque, comme Mother’s little helper des Rolling Stones. C’est comme ça que j’ai décidé de réaliser Side effects common drugs à propos des drogues que les femmes prennent en opposition à celles que les rockers, ce dont parle Mother’s little helper. Je l’ai conçu pour un magazine, comme un magazine féminin par exemple.
Homes for America est l’une de vos premières œuvres artistiques. Vous l’aviez conçue en tant que projection de diapositives.
Lorsque la galerie a fait faillite, je n’avais pas d’argent pour m’acheter du matériel de photo, mais j’avais un instamatic. J’ai dû retourner chez mes parents, en banlieue. J’ai remarqué que les maisons étaient toutes alignées le long des rails avec des jardins surchargés car le terrain était exigu. Je marchais le long des rails en prenant des photos. Ca m’a fait penser au travail de Donald Judd qui faisait des choses ressemblant à des façades de maisons de banlieue. Son travail avait également trait au cube blanc et à la galerie Je voulais quelqu’un qui soit impliqué dans le plan urbain, en l’occurrence le plan d’une ville de banlieue. J’ai pensé que, si je prenais des photos, ce seraient des diapositives, comme celles de Donald Judd.
Cette importance donnée au banal était-elle une réaction au modernisme de l’époque ?
J’aimais la photographie amateur en partie parce que je considérais la « bonne » photographie comme l’une des choses les plus abominables : l’idée des photographes réalisant des œuvres qui avaient autant de valeur que la peinture. Parfois cette grande photographie s’introduisait dans le musée. Elle représentait un endroit tellement banal. Je pensais que ça aurait été très facile à traiter du point de vue d’un amateur. J’aimais ce coin parce que c’était dégradé. J’aimais aussi l’idée du photo-journalisme.
Peut-on faire un lien entre votre travail conceptuel et une œuvre telle que Public space / Two audiences (1976) au sens où dans les deux vous mettez en valeur l’importance du contexte d’inscription de l’œuvre : le contexte du magazine pour Scheme, celui du musée pour Public space.
En d’autres termes, c’était à propos du médium, du mode de transmission. Public space ressemble fortement à une vitrine, parce que je pensais qu’à la Biennale de Venise n’étaient présentées que des vitrines pour chaque artiste de tous les pays. Je voulais remplacer l’œuvre d’art par le spectateur en processus de perception.
La richesse de votre travail tient en partie au fait que vous ne rejetez pas tout simplement l’institution, vous essayez de travailler à l’intérieur des limites de cette institution, dans ses lieux publics : la cafétéria, le hall… Vous travaillez dans le musée et le critiquez de l’intérieur.
Je pense que les musées sont des lieux publics très intéressants : les halls sont de merveilleux endroits pour draguer, la librairie et les cafétérias des espaces pour traîner. J’aime les endroits où les gens sont conscients d’eux-mêmes et des autres : être conscient de soi et des autres en tant que groupe. Je pense que le musée pourrait être cet endroit.
Vous m’avez dit que votre travail était plus anthropologique que sociologique, vous vous intéressez plus aux groupes qu’aux individus…
… ou aux contraintes de la société. Beaucoup de gens, comme Buchloh, pensent que mon travail est une critique de la ville moderne. S’amuser, tel est plutôt le sujet de mon travail ; l’humour est la clé de mon travail. Les premières œuvres conceptuelles traitaient d’humour « anartistique » : Stanley Brown, On Kawara. L’art conceptuel qui devient académique est une véritable usurpation. L’art conceptuel traitait de tout. J’aimais aussi travailler sur les clichés, les stéréotypes.
Beaucoup de vos œuvres sont réalisées à l’attention des adolescents.
Oui parce que, quand on construit des choses dans les parcs, on ne pense jamais à eux. Pour le Skateboard pavilion j’ai pensé combiner à la fois l’architecture brute et le musée. J’aime réaliser des hybrides. Mon intérêt pour les adolescents était aussi en partie formaliste. Skateboard pavilion invite les adolescents à faire des graffitis dans le bol. Je veux des espaces publics qui puissent être tagués. Je m’intéresse vraiment aux espaces sociaux publics. Et je me suis rendu compte que les gens laissaient de côté les adolescents. Mais il y a aussi le fait que, jusqu’à il y a 10 ans, je croyais que j’étais un adolescent !
Propos recueillis par
Exposition Dan Graham
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
11, avenue de Président-Wilson
Paris 16e
Renseignements : 01 53 67 40 00
Jusqu’au 14 octobre 2001