Garage Olimpo, un centre de torture, situé au beau milieu de Buenos Aires est le lieu emblématique, le symbole, des dictatures latino-américaines. Garage Olimpo, c’est également un film âpre, dur qui évite magnifiquement la terrible et naturelle tentation du pamphlet manichéen. Rencontre avec son auteur, Marco Bechis.
Chronic’art : Pour parler de la dictature en Argentine vous rejetez absolument une approche en forme de reconstitution historique, malgré tout vous arrivez à donner une image très juste de cette période. Quelle a été votre méthode de travail pour aboutir à ce résultat ?
Marco Bechis : J’ai fait un travail de simplification. Plutôt que de parler de l’Histoire, je voulais avant tout mettre en évidence des mécanismes. A travers eux cette période historique se voit actualisée car les mécanismes mis en œuvre en Argentine sont exactement les mêmes que ceux utilisés en Bosnie, en Tchétchénie, à savoir la violence d’un Etat contre ses propres citoyens. Les aspects historiques ne devaient donc être que suggérés. Pour arriver à cette « simplification », j’ai volontairement choisi une scénariste italienne (Lara Fremder), en plus d’une personne totalement extérieur à tout ça. Lorsque je lui présentais une scène et qu’elle ne voyait pas bien où je voulais en venir, je pouvais ainsi me rendre compte que je n’allais pas dans la bonne direction.
Que pensez-vous des films qui se présentent ouvertement comme des films politiques ? Je pense par exemple aux films de Costa-Gavras…
C’est une méthode comme une autre. Mais par exemple, lorsque j’ai vu Missing, je n’y ai rien trouvé de nouveau. C’est bien mais on a toujours l’impression que le spectateur est sous-estimé, ce n’est pas toujours très respectueux.
Et, surtout, dans ce type de films, l’aspect cinématographique est souvent mis de côté au nom d’une volonté de dénonciation politique.
Costa-Gavras a fait des films remarquables, Missing n’en fait peut-être pas partie mais mon but n’est pas de critiquer ses films. Par contre de manière plus générale, dans ce type de films, il y a une confusion entre « films politiques » et une façon politique de raconter une histoire. Godard disait « il ne faut pas faire des films politiques, il faut faire des films politiquement ». Ce n’est pas le sujet qui compte mais la manière dont il est raconté.
On manipule une matière très délicate ; des sons, des images. Je peux lire un témoignage sur ce qui s’est passé dans un camp de concentration et être très impressionné, mais le voir c’est autre chose. Une transposition à l’image de manière littérale peut avoir un effet contraire à celui éprouvé au moment de la lecture. C’est cette réflexion qui m’a conduit à ne pas montrer la torture car c’est une chose très intime. Ca peut devenir pornographique. De plus, en la montrant j’aurais empêché la compréhension des mécanismes que je voulais dénoncer. Parce que le spectateur sera forcément touché par la violence, même si c’est durant une microseconde. Il y aurait eu ce moment de souffrance qui devient tout de suite un bon prétexte pour ne pas raisonner, pour ne pas penser plus loin. Une telle catharsis ne sert absolument pas la compréhension.
L’acte même de la torture reste donc hors champ, on n’en voit que les préparatifs et les conséquences.
Oui, je voulais montrer les vraies conditions, la mécanique de la torture. C’est-à-dire des gens nus, attachés, la façon dont fonctionnaient les instruments, les chocs électriques, l’endroit où ça se passait, les gens qui la pratiquaient, mais pas le moment où elle avait lieu. Sinon, pour moi, c’est de la pornographie.
Vous avez établi une séparation très nette -en les filmant de façon bien distincte- entre le Buenos Aires de tous les jours et l’Argentine réelle, celle de la dictature.
J’ai effectivement fait un travail de nette différenciation dans les styles de tournage. La partie inférieure, souterraine, celle du centre de torture, a été filmée caméra à l’épaule, sans éclairage artificiel, on a sous-exposé la pellicule pour donner une tonalité plus sombre, décolorée. A la surface, par contre, on a travaillé de manière classique avec une lumière artificielle. La thèse étant qu’en haut ce n’était que de la fiction et qu’en bas, dans la salle de torture, se trouvait la réalité.
Lorsque Maria arrive au garage Olimpo, le centre de torture, un des hommes lui dit : « Ici, c’est le monde sons. » Vous avez porté une grande attention à la bande-son de votre film.
Le son est la seule partie autobiographique du film. Je me suis retrouvé brièvement dans une situation similaire et la chose que j’ai retenue de cette expérience, ce sont les sons. Car j’avais en permanence les yeux bandés. Le point de départ de mon film est une liste de sons que j’avais à l’esprit : le ping-pong, des chansons à la radio, le bruit d’une chaîne sur le ciment, celui d’une porte qui s’ouvre et se ferme dont l’intensité plus ou moins grande pouvait nous renseigner sur la proximité ou non des tortionnaires, du danger.
Un des aspects importants du film, c’est la mécanique bureaucratique qui se trouve derrière la pratique de la torture. Les tortionnaires pointent. Il existe même un tableau permettant d’évaluer le voltage que l’on peut infliger aux victimes en fonction de leur poids…
C’est cet aspect administratif, bureaucratique qui m’a le plus intéressé car c’est la base même d’une dictature, de la répression. On gère les individus en séparant leurs fonctions, sans donner aucune explication, aucune raison aux actes qu’ils doivent accomplir. C’est comme à l’usine. Le système capitaliste en lui-même, c’est un long débat, mais ce système est à l’origine même de la dictature. Il génère une façon de penser, d’organiser qui permet de créer des endroits où l’on a quelqu’un qui torture et qui ne sait pas ce que devient la victime ni d’où elle arrive, ce qu’elle a fait. Un autre va les emmener, jeter les corps en pensant que ce sont des criminels. Ce système de compartimentation, exactement comme dans une chaîne de montage, permet aux choses de fonctionner. Bien sûr, à l’intérieur de cette logique, il y avait des gens qui décidaient individuellement, personnellement, d’accomplir certains actes. On ne peut pas le nier. A partir de ce constat, pour mon film, j’ai voulu des hommes communs, ordinaires, sans charisme car le problème au cinéma c’est que les méchants sont très souvent fascinants. Il y a ce côté cinématographique du mauvais que je voulais absolument gommer et j’ai beaucoup travaillé dans ce sens avec les acteurs. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer uniquement les fonctions des personnages et non leur personnalité. Ainsi, dans cette logique, on a l’individu, la bureaucratie, l’Etat, il y a une chaîne de responsabilités. Je n’ai présenté que la partie inférieure de la bureaucratie, tout en laissant des pistes pour montrer que ça va bien au-delà.
On voit tout de même dans votre film l’implication de l’armée et de l’église.
Oui, bien sûr. Il y a également une scène qui montre la complicité du milieu industriel, mais tout ceci est montré de manière indirecte.
De manière indirecte, vous montrez également l’ensemble des exactions des tortionnaires. Je pense par exemple au terrible travelling sur une montagne de télévisions que l’on suppose volées aux victimes et qui symbolise toute une économie parallèle de l’horreur.
C’était une industrie, il y avait 360 lieux de détention et de torture dans tout le pays. On a la preuve qu’une année avant le coup d’Etat, la construction de ces lieux avait commencé. Ca n’a pas été quelque chose d’improvisé, c’était méticuleusement préparé. Il y a des gens qui ont fabriqué des milliers de bandeaux pour les mettre sur les yeux des prisonniers avec des élastiques pour être sûr qu’ils sont bien attachés. C’était prémédité, une petite industrie a travaillé dans ce but, de l’argent a été investi. Au Chili, ça s’est fait de manière un peu différente, de manière plus ouverte, il y a eu l’épisode du stade où tous les opposants ont été arrêtés par les soldats. Ca a provoqué des protestations internationales. Les Argentins se sont dit qu’il ne fallait pas faire la même « connerie » et n’ont utilisé que des petits centres de torture ; ils ont travaillé avec des vêtements civils. Personne ne pouvait dire : « L’armée a pris mon fils », il y a eu une progression, un apprentissage.
Maria va tout faire pour survivre, y compris entretenir une relation ambiguë avec son tortionnaire, allant jusqu’à coucher avec lui. Pourtant sa mort semble programmée dès lors qu’elle met -sans connaître son origine- une robe qui a appartenu à une des victimes du garage Olimpo.
C’est une question ?
Oui, vous confirmez ?
Vous avez compris quelque chose d’assez subtil… Tout le monde ne comprend pas ce que représente ce vêtement. Mais je ne qualifierais pas leur relation d’ambiguë. Il n’y a pas de sentiments possibles entre Felix et Maria. Un séquestré est comme une machine qui calcule ses possibilités de survie. Lorsqu’on doit combattre, les choses sont très claires, très rationnelles, ça n’a rien à voir avec les sentiments, l’attraction.
Comment votre film a-t-il été accueilli en Argentine, et plus largement en Amérique du Sud ?
Pour l’instant le film n’est sorti qu’en Argentine, il devrait normalement sortir au Chili au mois d’avril. Au début, il y a eu une réaction de défiance en raison du bombardement médiatique qui avait eu lieu à la fin de la dictature. Les médias qui n’avaient rien dit durant la répression ont, une fois la démocratie revenue, saturé les gens avec les horreurs, la violence de cette période. Les gens ont d’abord pensé qu’il s’agissait d’en rajouter une couche. Mais une dizaine de jours après sa sortie, le bouche à oreille a fonctionné et le film est à l’affiche depuis plus de six mois.
Quelles ont été les réactions ?
Ca dépend. Une partie de la société ne veut rien savoir comme si cette période n’avait jamais existé, que ça s’était passé dans un autre pays. Une autre partie, les victimes directes ou indirectes, était partagée. Certaines personnes n’ont pas voulu voir le film, ce que je respecte absolument puisque j’ai moi même déconseiller à quelqu’un de le voir. L’Argentine est un peu coupée en deux, la conscience collective a été supprimée, elle a disparu.
C’est vrai que malgré l’existence de livres, de films, de témoignages, une espèce d’amnésie collective règne sur cette période.
Oui, puisque la justice n’a pas eu lieu. On ne peut donc définir les coupables et les victimes, la société ne peut par conséquent décider de quel côté elle se place. Ce n’est qu’à partir du moment où la justice intervient que l’on peut commencer à travailler, à se développer. Le seul développement qu’il y a pour le moment c’est celui du marché.
Oui, les dictatures ont certes disparu mais elles ont à ce point transformé les sociétés latino-américaines que d’une certaine façon elles sont victorieuses.
C’est exactement ce que je pense. Les militaires en tant que groupe de pouvoir ont perdu mais le modèle qu’ils prônaient a vaincu. Leur projet libéral, ce changement complet des valeurs, des relations entre les personnes, est victorieux. On peut effectivement tout acheter mais les gens n’ont pas d’argent, on en arrive à la situation paradoxale où les gens vont se promener dans les centres commerciaux et n’achètent jamais… Mais l’espace, le tissu, pour travailler sur sa propre histoire n’existe plus.
Quelle est votre opinion à propos de l’arrestation du général Pinochet ? (l’interview a eu lieu avant son retour au Chili, ndlr)
C’est un symbole, j’espère que le procès aura lieu, mais j’aurai préféré qu’il ait lieu au Chili. Il faut qu’il existe des organismes internationaux qui aient la capacité d’agir lorsqu’un Etat commet des crimes. Personne ne s’occupe de la Tchétchénie, du Timor Est… La conscience internationale n’est pas suffisante pour que ce soit possible. Si l’on réfléchit un peu sur le XXe siècle et si l’on compare son niveau de développement scientifique, technologique et son niveau de violence, on peut dire que c’est le siècle le plus violent de l’histoire de l’humanité. La question, c’est « où va-t-on ? » Je vous laisse avec cette question…
Propos recueillis par
Lire notre critique du film. Voir le site officiel (en italien) de Garage Olimpo