Les heures d’interviews s’enchaînent pour Claudine Bories et Patrice Chagnard mais le bagout résiste bien. Que ce soit sur le terrain de l’engagement citoyen comme celui de la cinéphilie, les réponses fusent avec le même débit, dans une logique de complémentarité spectaculaire. Longtemps solitaires dans leur projet, le couple s’est réuni pour une première expérience de cinéma en 2007. Les Arrivants, remarquable documentaire sur le droit d’asile, est leur deuxième projet en tandem, et assurément pas le dernier, tant leur passion commune à questionner le Monde semble avoir prise sur le reste. L’entrevue ne devait pas dépasser les 45 minutes, elle en fit presque le double. Compte rendu d’un dialogue fleuve.
Chronic’art : Pourquoi avoir choisi le thème du droit d’asile pour votre film ?
Patrice Chagnard : Le droit d’asile exprime toute une philosophie porteuse de valeurs, de toute une Histoire qui remonte avant la Révolution et les droits de l’homme. Il incarne notre point de vue sur la réalité de l’immigration. On s’est rendu compte que cette question travaillait la société française autant que nous-mêmes et qu’il y avait une hypocrisie incroyable. Tout était joyeusement confondu : les sans-papiers, les travailleurs clandestins, les demandeurs d’asile, etc. Comme s’il y avait une suspicion d’emblée portée sur tous les étrangers. Du coup, le droit d’asile était complètement vidé de son sens.
Claudine Bories : Dans cette confusion entretenue par le pouvoir médiatique, le droit d’asile est complètement oublié. La CAFDA reste la référence principale pour les étrangers qui arrivent dans les sociétés européennes. Les conventions de Genève du droit des réfugiés, signées par tous ces pays en 1952, restent la référence en matière d’accueil des étrangers. Evidemment, le droit est bien circonscrit dans le texte : il y les persécutions religieuses, politiques, ethniques… D’autres types de persécution ont été rajoutées au fil du temps, parce qu’en réalité, le droit d’asile est quelque chose de très vivant, qui n’arrête pas d’évoluer. On revient sans cesse sur les textes, pour les enrichir : par exemple, pour les femmes, l’excision est devenue une raison de demander asile. Aujourd’hui, on a l’impression de le découvrir alors que cela existe depuis toujours. Dans la société française, on ne parle jamais du droit d’asile. Et au contraire, on parle sans arrêt des gens traités comme des voyous parce qu’ils sont sans papiers sur le sol français. Or, dans les conventions de Genève, il est clairement indiqué qu’on ne peut pas reprocher à un demandeur d’asile d’être sans papier. On doit d’abord l’accueillir, le protéger et examiner son dossier.
Vous vouliez lever le voile sur un mensonge médiatique ?
C.B. : Bien sûr. On fait du cinéma documentaire, qui s’oppose totalement aux discours qu’on voit dans les médias. Et qui sont, en réalité, des messages purement idéologiques, relayés par les services de communication des différents Ministères. On appelle ça comment, déjà ?
P.C. : Des « éléments de langage » ! C’est clair que, concernant l’immigration, les éléments de langage ne manquent pas et on se rend pas compte à quel point on est manipulé. Nous-mêmes, on a découvert, au début de ce film, à quel point on était habité par des fantasmes de suspicion, de rejet. On croyait être de bons citoyens de gauche, tout à fait ouverts. Et, d’un coup, en se confrontant à la réalité, on s’est rendu compte à quel point le discours dominant de propagande sur les étrangers nous aveuglé.
Q’est-ce que le cinéma apporte de plus que les médias ?
P.C. : Le cinéma est un outil formidable pour sortir des idéologies, il amène à la réalité des personnes. D’un coup, on va filmer des gens, se retrouver en face d’eux. Ce ne sont plus des statistiques mais des personnes, qui arrivent avec leur histoire, leur souffrance, mais aussi leur richesse et leur culture.
C.B. : Ce qui compte, dans le cinéma direct, c’est qu’on ne cherche pas l’information. Mais quelque chose qui va permettre un film. C’est avant tout un dispositif, une dramaturgie, et des personnages. Le dispositif trouvé à la CAFDA, c’est ce face-à-face entre des gens qui arrivent du monde entier et les assistantes sociales. Ce processus apporte déjà une certaine dramaturgie : le premier entretien détermine déjà le droit ou non au statut pour le demandeur d’asile. Et puis, ensuite, il y a le récit : la juriste intervient et leur demande de raconter leur histoire. On avait là un matériau d’une richesse formidable.
P.C. : Et, du coup, on entre dans la complexité du réel. On sort des schémas bons/méchants, du tout-compassionnel, parce qu’on s’aperçoit que les arrivants ne sont pas forcément sympathiques. Ce n’est pas grave, c’est important de découvrir ça aussi. D’un autre côté, il n’y a pas non plus que des fonctions, mais des personnes. Les assistantes sociales ont leur psychologie, leur caractère, leurs failles. Elles racontent une part de nous-mêmes, de notre rapport à l’étranger, et des contradictions qui nous habitent. Le cinéma est un outil formidable pour rentrer dans cette chair. Alors, évidemment, on peut être gêné parce qu’on sort de la bien-pensance. Ce sera peut être une épreuve pour le spectateur, comme ça l’a été pour nous. On a été cinéphiles avant d’être cinéastes. On a découvert le monde, on a d’abord aimé la vie à travers le cinéma. Le cinéma a été un outil pour nous aider à rencontrer des gens, à redécouvrir sans cesse des réalités qui nous échappent en permanence.
C.B. : Le cinéma est une porte qu’on laisse ouverte au spectateur. En trois ans de travail sur ce film, on a eu la chance d’avoir été acceptées dans un lieu, dans une intimité de personnes qui n’avaient aucune raison de le faire. Le film est une possibilité pour le public de connaitre cette sensation…
P.C. : … et de vivre des situations qui peuvent le faire basculer de la colère à un tout autre sentiment. Et cette liberté, jamais vous ne le trouverez à la TV, car elle n’a ni les moyens ni le temps.
C.B. : Et ça ne peut pas exister sur Internet non plus. On n’a pas encore trouvé le moyen de capter l’attention sur un temps long.
Votre dispositif passe donc par un effacement de votre présence ?
P.C. : On nous dit souvent : « c’est comme si la caméra n’était pas là, il y a une espèce de transparence ». En réalité, on est très présent au moment de la prise. Cet effacement est un effet de la présence, presque. On était dans un espace très restreint, carrément sur les genoux des uns des autres. C’est le contraire d’une caméra cachée. Mais, par cette présence, on est comme intégré dans la scène. C’est contradictoire, un peu mystérieux. Mais c’est très important pour nous, parce que ça qualifie notre cinéma.
Ça vous a pris du temps, cette intégration ?
P.C. : On a pris tout le temps nécessaire. On a montré nos films aux travailleurs sociaux. On a pris un temps fou à expliquer notre démarche pour qu’il n’y ait aucun malentendu. Il n’y avait aucun piège : ils savaient exactement dans quel esprit on travaillait et jusqu’où on voulait aller.
C.B. : Ce que tu dis est valable pour les travailleurs sociaux. Mais, pour les familles qui arrivaient, c’était différent. On a commencé à tourner en mai. En juin, aucune famille n’avait encore accepté d’être filmée. On s’est demandé : est-ce que le film qu’on avait imaginé va être possible ? Rendez-vous compte : ils arrivent, ils sont complètement K.O, dans un pays qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne comprennent pas la langue. Et puis il y a une bande d’hurluberlus qui arrivent avec leur caméra et qui demandent : « Bonjour, est-ce que vous êtes d’accords pour qu’on vous filme lors de vos démarches ? ». Ils nous regardaient, ils étaient atterrés (rires) ! Il y avait ceux qui refusaient pour la simple raison que cela pouvait les mettre en danger face à leur régime. Et puis, ceux qui refusent pour des raisons qui leur appartiennent, parce qu’ils n’ont pas envie, parce qu’ils ne voient pas l’intérêt. Les réponses positives sont venues quand on a réussi à s’intégrer dans l’espace. La CAFDA est comme un corps qui respire. Au début, on était comme un corps étranger. Puis on a perdu de notre superbe, ce qui a permis de nous fondre dans la masse.
Le hall d’accueil a une allure de fourmilière, de flux tendu. Comment avez-vous appréhendé l’espace ?
P.C. : Il y a trois temps dans le lieu et dans le film. Le premier, c’est ce microcosme de la grande salle. On y a passé énormément de temps sans caméra, pour essayer de comprendre ce qui se passait. On voulait rendre compte de ce temps du chaos, du flux. Puis vient le deuxième temps du face-à-face : on se pose dans le bureau et c’est un choc entre une vérité administrative et une vérité humaine. On commence à connaître les personnages. C’est le temps de l’aide sociale, où il se dit beaucoup « non ». Et puis il y a le troisième temps : celui de l’aide juridique, où il y a plein de contradictions et de conflits. C’est le temps du récit où on va aider les personnages à raconter leur histoire. C’est le temps de l’écoute et de la découverte. En plus, ces trois temps correspondent aux trois étages du bâtiment, comme dans le film. Alors oui, on passe d’un temps à un autre, mais cette chronologie constitue un fil directeur. Quand les gens arrivent, on ne sait pas si on doit les croire. Ce n’est que tardivement qu’on va savoir, grâce au récit, ce qui les a amenés à cet exil. On reste tout de même dans le cadre d’une déposition et non dans la confidence : c’est un récit à portée stratégique pour obtenir le statut de réfugié. La question de la vérité des personnes nous a obsédés.
C.B. : D’autant plus que ce qu’ils disent doit rentrer dans des cases, que l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, ndlr) attend un certain type de récit bien précis. Là où la question reste importante, c’est au niveau de la loi. Les deux parties doivent avoir la même loi comme référent. Le problème que l’on a découvert, c’est qu’elle n’est absolument pas respectée. Et c’est ça qui rend les gens fous. Il faut vraiment revenir sur la loi et arrêter de mettre des obstacles à la convention de Genève. Pas seulement dans le cadre de l’accueil des immigrants, mais dans tout ce qui est structure sociale collective aujourd’hui.
Certaines scènes sont très impressionnantes. Par exemple, lorsque vous filmez le couple de mongols discuter entre eux, alors que l’assistante sociale essaie de leur soutirer la vérité. Comment avez-vous pensé vos cadres ?
P.C. : Il y a quelque chose d’instinctif. C’est vrai que j’étais particulièrement satisfait de cette scène. J’ai senti, à ce moment, qu’il se passait quelque chose entre eux. Il y avait une espèce de distance maximale dans ce petit espace, entre Caroline au téléphone et eux qui se parlaient en mongol.
Je ne savais donc pas ce qui se disait. Mais je pensais que c’était important. Je me suis dit que si je me mettais dans un autre axe, je pouvais avoir toute la scène et que je pouvais la traduire après. Effectivement, je change de camp : je permets au spectateur d’entrer dans le secret du réel. Il y a un effet de révélation qui se fait dans le temps. C’est un plan emblématique du film, c’est vrai.
C.B. : Il y a une heureuse rencontre entre le désir du cinéaste, ce qui se passe dans le réel et ce qu’enregistre la caméra. Il y a aussi cette profondeur de champ qui se met à exister par la parole et pas seulement par l’image. Et ça, c’est très fort en termes dramatiques. D’un seul coup, on est dans une intimité de parole face à celle de l’administration.
P.C : Pierre Carrasco, l’ingénieur du son, me faisait pleinement confiance. Il sait très bien dans quel cadre je suis et se met sur un son qu’il ne comprend pas mais qui justifie la scène. Alors que beaucoup d’autres ingénieurs du son…
C.B. : … Enfin, pas les bons ! (rires)
P.C. : … ils seraient restés sur Caroline.
Comment avez-vous choisi vos personnages ?
P.C. : C’était très important pour nous de les filmer autrement que comme des victimes. Mais les constituer comme des personnages, c’est leur permettre d’échapper à ce statut martyr. Mais il n’y a pas seulement l’asile. C’est l’exil qui est le plus complexe, et il y a du hors-champ : une culture, une langue, une musique. La musique des langues, c’est quelque chose à laquelle on tenait beaucoup. On se fait souvent une idée du demandeur d’asile : c’est souvent le paysan paumé, qui n’a rien, alors que pas du tout ! On a découvert que la jeune mongole était une journaliste, que Zara l’érythréenne avait eu une aventure incroyable, avec un courage et une obstination phénoménale… Du coup, ça renverse plein d’idées toutes faites. Et c’est encore une grâce au cinéma qu’on se défait des clichés.
C.B. : Pareil au niveau des institutions : dire que l’assistante sociale c’est cela et le demandeur d’asile, c’est une victime et point barre. On n’est pas réductible à sa fonction…
Caroline, l’assistante sociale, incarne aussi cette complexité du droit d’asile…
P.C. : On a su tout de suite que c’était un bon personnage. Parce qu’elle a cette espèce de… je sais pas si on peut appeler ça une innocence. C’est quelqu’un qui n’est pas dans une construction de sa propre image. Elle est emblématique de ce malaise. On ne voulait pas porter de jugement sur elle. A des moments, on la trouvait insupportable, comme tout le monde. Mais parce qu’on la filme dans le temps et avec un certain respect, ça libère le regard du spectateur vis-à-vis d’elle. Elle nous renvoie tout ce discours de la préfecture, qui est bien réel. Mais avec elle, on le comprend, même si cela nous irrite. Et puis, il y a la construction du film : Colette, l’autre assistante sociale, c’est un peu la Mama, toute de compassion et de générosité. Caroline apparaît comme la « méchante ». Mais, en réalité, l’inverse est vrai aussi. Alors bien sûr, pour un film, on grossit le trait, pour des raisons de dramaturgie.
C.B. : L’obsession, c’était de leur garantir un visage humain. On aurait pu faire un tout autre film, en prenant plus de familles, et faire un d’éventail exhaustif des demandeurs. Mais il restait important de constituer des personnages complexes par rapport à la réalité.
Vous êtes-vous imposées des limites morales ?
C.B. : On fait partie d’une école de documentaire où il y a cette éthique qui respecte la personne, et qu’on met au centre de notre cinéma. Quand on s’approche de quelqu’un, ce n’est pas pour lui voler quelque chose. Au tournage, on peut parfois rencontrer ce sentiment. Mais on sait que, lors du montage, on va construire quelque chose de plus subtil, qui va nous détacher des moments de trop grande émotion. C’est pour ça qu’on tenait absolument à ce qu’il y ait aussi des aspects comiques dans le film.
P.C. : C’est là où l’éthique rejoint probablement l’esthétique. Il y a beaucoup de scènes de comédie humaine à la CAFDA, mais c‘était vraiment difficile de les saisir. Ce n’est que lors du montage que le spectateur se sent autorisé à sourire avec un sujet pareil, et pour y arriver, on a dû tester plusieurs montages différents. Et, pour ce qui est du drame, il fallait aussi de la retenue, pour pouvoir alterner avec de la légèreté.
Quelle est votre conception du cinéma direct ?
C.B. : Pas de voix-off, pas de commentaires ni d’interviews. On filme le réel comme si c’était de la fiction, sans intervenir. Les seules interventions sont de l’ordre du placement de caméra, les relations établies en amont avec les personnes et la façon dont on va organiser le montage. Mais surtout pas de direction par des questions, des renchérissements. Seulement le regard que l’on va porter sur cette réalité filmée, et qui va peut être la modifier.
P.C. : Le cinéma direct, c’est une manière de ne pas manipuler les choses au montage. On respecte la scène. Chacune est un univers en soi. Elle a un début, un enjeu et une chute. Dans cette durée-là, on met le spectateur dans une espèce de présent. C’est une dimension du mot « direct » : c’est un cinéma qui se déroule au présent. Le montage, même s’il reste important, n’est pas synonyme de manipulation. Il ne fait pas discours ni effet de sens. Il fait articulation entre les scènes. Pour ce qui est du son, rien ne déborde non plus, on est toujours synchrone. Chacun peut interpréter sa définition du cinéma direct. Mais il y a tout de même un esprit général. On se sent proche de gens comme Claire Simon. De Depardon aussi, même si on n’est pas d’accord sur certaines choses. De Nicolas Philibert, malgré nos différences. Je pense qu’il y a une école du cinéma documentaire français. Au départ, on s’est tous rencontrés dans une association, Addoc, dont j’étais le premier président. C’est là aussi où j’ai rencontré Claudine.
C.B. : On passait notre temps à discuter de ça : de l’éthique, des manières de faire, des formes de pensée, comme le disait Jean-Louis Comolli.
Un désaccord avec Depardon ?
P.C. : Pas un désaccord, mais notre vision du monde diffère. On est davantage du côté du cinéma engagé, sans aller jusqu’au militantisme.
C.B. : Non, je ne suis pas tellement d’accord avec toi. Je pense que Depardon est davantage un cinéaste de l’image. C’est d’abord un photographe, qui a mis très longtemps avant de s’intéresser au son. Mais il y a dans son regard une froideur par définition. Ce n’est pas un problème psychologique. Mais c’est ce qui fait sa patte et sa force, en même temps. Il y a une certaine cruauté objective. C’est un homme avec un très grand cœur, mais sa façon de filmer est obnubilée par l’image. Je pense qu’il se bagarre avec ça : son dernier film sur les paysans était complètement différent. Moi, j’aime bien la cruauté de son cinéma.
Comment se porte le cinéma documentaire aujourd’hui ?
P.C. : L’intérêt public ne cesse d’augmenter. Le cinéma documentaire va prendre de plus en plus d’importance, parce qu’il a de moins en moins sa place à la TV. Peu à peu, le public découvre qu’il y a une qualité d’émotion particulière. Et que cette émotion traduit finalement un plaisir énorme. La plus grande difficulté reste d’attirer les spectateurs dans les salles pour ce genre de film. L’idée de payer 9€ pour voir un documentaire reste encore un obstacle. Mais une fois dans la salle, alors là, on a un retour formidable. A notre sens, Les Arrivants peut être une définition de cinéma populaire. Mais, avec la conjoncture actuelle de distribution, je ne suis pas sûr que l’on puisse toucher un public aussi large.
Le film est passé dans beaucoup de festivals. A-t-il provoqué des changements, ne serait-ce qu’au niveau des institutions ?
C.B. : Il y a eu des changements, en effet, mais indépendamment du film. Ils sont d’ailleurs énormes au niveau politique, ils ont plus à voir avec Besson qu’avec nous. (rires)
P.C. : Ce qui a changé surtout, c’est la tutelle. Au départ, c’était le Ministère des Affaires Sociales et la DDASS qui finançaient la CAFDA et lui donnaient une mission d’accueil familial. Depuis 2010, c’est la tutelle de l’OFI (l’Office Français de l’Immigration, ndlr), qui dépend directement du Ministère de l’Immigration, de Besson. Et ça a changé du tout au tout. L’esprit n’est plus le même, et la mission elle-même est radicalement différente.
C.B. : Il y a eu un renouvellement de budget à la baisse cette année. Il y aura un nouvel appel d’offre en 2012. Je pense, d’ici deux ans, que tout cela sera fini.
Vous n’avez pas peur que votre film soit détourné par des politiques, comme Welcome, l’année dernière ?
C.B. : Non. Il faudrait un succès énorme, comme celui de Welcome, pour qu’ils commencent à s’intéresser au film. Et en plus, le film a bénéficié d’un lancement très important, ce qui n’est pas notre cas. Mais nous ne sommes jamais à l’abri d’une bonne surprise, comme le dit notre distributrice (rires). On a parfois eu peur que le film soit utilisé contre Caroline, mais ce n’est jamais arrivé. Tout le monde a bien compris, dans la presse comme le public, la dimension complexe du film. Le film ne se situe pas du côté du politicard, je vois mal comment ils pourraient le récupérer.
P.C. : Le film résiste à la fois d’un côté et de l’autre. C’est ce qui fait sa force. Je vois mal la gauche s’en servir contre Besson aussi.
C.B. : Et puis, même la gauche, sur la question du droit d’asile, n’est pas claire du tout là-dessus, alors…
Vous travaillez ensemble depuis votre précédent film. Comment se passe le travail à deux ?
C.B. : Ca n’a rien de simple. Ce qui est simple, c’est que Patrice s’occupe de l’image et que moi pas, et que je n’ai aucune envie de la faire. Moi, je suis beaucoup plus sur le dispositif. C’est là où l’on se place spontanément. Mais ça ne veux pas dire que l’un ne va pas aider l’autre. Au début, on avait l’habitude de travailler sur le film de l’autre en tant que collaborateur, et on s’est rendu compte que, en mettant les choses en commun, ça pouvait être mieux. Par contre, on ne travaille pas sur la négociation. Il faut se convaincre. Et quand on y arrive, on sait que c’est le bon choix.
P.C. : C’est aussi parce qu’il n’y a aucune rivalité entre nous. On discute beaucoup. On ne cède jamais en pensant que l’autre lâchera plus tard. Il y a un moment où il faut aller plus loin. Si on n’est pas d’accord, c’est qu’il y a une résistance. Le film, c’est notre tiers, notre objet. Il y a un moment où la loi du film prime sur nos échanges.
C.B. : Il a été nécessaire de mettre de côté les égos d’Auteur pour pouvoir engager un vrai travail. De toute façon, je suis persuadée que la notion d‘Auteur a pris un coup dans l’aile. Et c’est tant mieux, parce qu’il y avait une espèce d’hypertrophie, d’enflure autour de cette notion. Il y a des grands Auteurs, mais ça, c’est le temps et les films qui le disent. Ce n’est pas un statut social. C’est bien qu’on en finisse avec cette politique des Auteurs.
P.C. : C’est vraiment une libération que de travailler ensemble. Là encore, c’est le film qui traduit cette réussite. Le premier film qu’on a fait ensemble a été une véritable expérience. On s’est donné un enjeu mesuré sans savoir si ça pouvait marcher. Ca a plutôt révélé un vrai désir. On est complémentaires, c’est sûr, mais on ne cherche pas à savoir comment.
C.B. : Et puis, il faut avouer aussi que c’est plus douillet (rires). Les places peuvent changer en fonction du dispositif du film. Mais c’est au montage qu’on retrouve une ligne commune.
Vous dites être très cinéphiles. Quels sont les gens qui vous ont donné envie de faire du cinéma ?
P.C. : Moi, c’est Godard qui a été un véritable déclencheur. Il résumait toute l’Histoire du cinéma. Moi, au début, j’étais plus attiré par la philo. Avec Vivre sa vie, je me souviens de ce mélange soudain entre la vie, le réel, le récit. C’était du cinéma direct au beau milieu d’une fiction. Il y avait une espèce de totalité. Derrière lui, il y a bien sûr toute l’Histoire du cinéma : Hawks, Fritz Lang, le cinéma indien…
C.B. : Moi, je me souviens avoir été bouleversée par le cinéma direct de Flaherty. Et le plus important, c’est quand même ce film, là, avec la baleine…
P.C. : Pierre Perrault ! Pour la suite du monde ! C’est marrant, on a la même référence. C’est un film qui nous a marqué. A l’époque, je me méfiais encore de la fiction : je n’aimais pas les acteurs, ni les grosses machines. Et quand j’ai vu ce film, qui est une vraie fiction, je me suis dit que c’était du grand cinéma. Ça m’a construit. A l’époque, je pensais encore que la télévision pouvait être le lieu de ce cinéma-là. C’est pour ça que j’ai travaillé pour la télévision : j’ai cru dans cette possibilité, même s’il était minoritaire. Chose impensable aujourd’hui…
Propos recueillis par et
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