Film après film, Claire Denis construit un univers original et aventureux dans lequel s’affirme chaque fois un peu plus son talent. Après avoir capté les turpitudes lyriques des légionnaires sous le soleil d’Abidjan dans Beau travail, son nouveau film Trouble every day sort sur les écrans ce 11 juillet 2001. Rencontre avec la réalisatrice d’une oeuvre déjà culte qui fit sensation lors du Festival de Cannes 2001.
Chronic’art : Avec Trouble every day, aviez-vous l’intention de réaliser un film de genre ?
Claire Denis : Pour moi, les films ne peuvent pas naître d’une telle volonté. Ils sont toujours le fruit d’un dialogue permanent que j’ai depuis vingt ans avec Jean-Pol Fargeau, mon scénariste. Les projets sont aussi très liés aux acteurs avec qui j’ai l’habitude de travailler. Le film de genre est quelque chose qui ne peut naître que dans des pays où il y a un cinéma industriel comme l’Italie dans les années 60-70 et les Etats-Unis. Il y a une industrie du cinéma dans laquelle il faut recycler tout ce qui n’a pas été utilisé, les décors, les costumes et même, parfois, les comédiens et les réalisateurs. Quand j’étais étudiante, j’adorais Roger Corman justement parce qu’il y avait cette idée de recyclage. Du coup, parce que l’économie est petite, la pression de l’industrie y est moins forte et ça ouvre des champs de liberté. J’aurais vraiment eu peur de prendre la décision de faire un film de genre en France parce qu’il y aurait forcément eu le risque de faire un pastiche.
Quel est alors votre rapport au film de genre ?
J’ai beaucoup été touchée par The Addiction d’Abel Ferrara. La façon dont Ferrara prend à bras le corps le film de vampire, sans faire preuve d’ironie. Olivier Assayas a réalisé Irma Vep sur l’impossibilité de refaire du Feuillade, j’ai peut-être tourné Trouble every day sur l’impossibilité de faire semblant de faire un film de genre !
Comment est née l’idée du film ?
A l’époque, il y a dix ans, quand j’ai rencontré Vincent Gallo, je travaillais pour une maison de production américaine qui m’avait proposé de faire partie d’un groupe de cinéastes qui lançait une collection de films d’horreur d’une demi-heure à petit budget. Le premier, Office killer, a été réalisé par la photographe Cindy Sherman. Quant au mien, il ne s’est pas fait mais j’avais quand même écrit le synopsis qui est à la base de Trouble every day : l’histoire d’un couple en voyage de noces dans un hôtel. La jeune mariée découvrait que quelque chose clochait avec son mari.
Comment travaillez-vous avec Jean-Pol Fargeau ? Avez-vous besoin d’un scénario structuré ou procédez-vous par sensations ?
Mon scénario est très élaboré, c’est une histoire à part entière. On est parti du synopsis déjà écrit pour le film d’une demi-heure qu’on a ensuite étoffé en y ajoutant des scènes.
L’univers plastique du film est conçu dès l’écriture. Un scénario, ce n’est pas seulement des dialogues, tous les détails visuels doivent y être déjà contenus. Le stade de l’écriture est un moment assez heureux où la pression est moindre. Quelque chose s’exprime en douceur entre Jean-Pol et moi, sans la lourdeur technique et financière du tournage. Je préfère que la description des climats et des ambiances soit faite dès le scénario parce que je n’ai pas du tout confiance dans le moment du tournage. C’est parce que ce plan était écrit que j’ai pu me permettre de passer trois heures à filmer des gouttes de sang sur l’herbe quand Coré (Béatrice Dalle) est dans le terrain vague. Face aux aléas du tournage, il vaut mieux prévoir et pouvoir compter sur son scénario.
Quelle valeur accordez-vous aux décors du film, emplis d’une puissance poétique inquiétante ?
Chaque territoire que le film traversait devait être un espace porteur du mal. Plutôt que de multiplier les lieux, on a choisi des endroits qui traduisaient en soi ce qu’on essayait de ne pas exprimer uniquement dans des dialogues ou des descriptions psychologiques. La carlingue de l’avion est la première scène que l’on ait écrite. C’est elle qui a donné par la suite le rythme de l’écriture. Il y a un bruit assourdissant, l’avion est comme une balle de revolver au ralenti qui part des Etats-Unis et arrive en France. Ensuite, les autres lieux du film ont été conçus sur le même mode. L’hôtel est aussi une forme de prison que j’ai filmée de manière inquiétante. Le couloir devait vrombir comme l’avion. Le terrain vague, c’est le territoire de chasse des prédateurs et un espace de liberté où Coré (Béatrice Dalle) peut se laisser aller à ses pulsions. Quant à la maison, c’est un tombeau.
Trouble every day débute sur l’image d’un couple qui s’embrasse et qu’on ne reverra pas par la suite. N’est-ce pas une image cliché que le film s’ingénie à détruire par la suite ?
Ce n’est pas un couple que l’on voit, c’est un baiser, et il n’a pas valeur de cliché. Cette scène était importante parce que tout le film y est contenu. A l’intérieur d’un baiser entre deux amants, tout est possible, y compris la pire violence. On voit la main du garçon monter le long du cou de la fille, peut-être qu’il va l’étrangler.
Vous sentez-vous proche d’Alfred Hitchcock qui filmait les scène de baiser comme des étreintes mortelles ?
Je suis d’accord avec Hitchcock sur le fait qu’un baiser peut aussi être une étreinte mortelle. Mais je voulais surtout signifier la somme des possibles qu’est un baiser, où la douceur comme le danger peuvent cohabiter. C’est quelque chose que l’on ressent tous d’une manière presque intuitive.
Vous accordez une grande importance au rapport des corps dans l’espace au sein duquel ils semblent se mouvoir d’une manière presque chorégraphique.
On m’en a beaucoup parlé à la sortie de Beau travail. Je dois avouer que je n’ai jamais eu en tête de mettre en scène des chorégraphies dans mes films. Dans Beau travail, il fallait surtout retrouver une cohérence à travers une discipline quotidienne ; quelque chose qui fasse percevoir aux comédiens ce qu’est le mental des légionnaires qui repose quand même beaucoup sur la discipline physique. Les exercices ont en fait été tirés de manuels d’entraînement pour les arts de combats. Bernardo Montet s’est juste occupé d’entraîner le groupe tous les jours pour qu’il acquière une certaine fluidité de mouvements. Par contre, c’est vrai que j’aime bien travailler avec des acteurs qui ont un rapport fort avec l’espace qui les entoure.
Les acteurs peuvent aussi être guidés par la musique, comme le personnage de Florence Loiret toujours accompagné d’un thème à la harpe des Tindersticks.
Le thème de la harpe est venu après, des compositions des Tindersticks à partir des images déjà tournées. J’ai plutôt cherché à mettre en scène la démarche de Florence dans le couloir de l’hôtel. Il fallait qu’on y sente ce qui meut son personnage, le fait d’être une jeune femme qui n’aime pas beaucoup son boulot et qui se sent observée par ce client séduisant et mystérieux. Le corps de Florence occupe un territoire qu’on met en scène mais ce n’est pas de la chorégraphie. C’est plutôt un dialogue à trois entre l’espace, la caméra et le comédien. Il faut avant tout faire exister les personnages dans un lieu. Quand Erwan (Nicolas Duvauchelle) monte l’escalier pour rejoindre Coré, c’est une démarche que l’on ressent presque physiquement. Ce simple escalier devient l’espace virtuel de la proie qui va s’offrir. La mise en scène doit alors traduire cet état, et faire fictionner le lieu de l’action.
Vous citez un poème d’Aimé Césaire dans le dossier de presse. Avez-vous conçu Trouble every day à partir de ce texte ?
Il n’a pas été l’inspirateur du film contrairement aux deux poèmes de Melville à l’origine de Beau travail. Ce que j’aime chez Aimé Césaire, c’est la sauvagerie contenue dans sa poésie. On y trouve la marque d’une violence primaire que nous portons tous au fond de nous.
Justement, quel rapport éthique entretenez-vous avec le fait de filmer des scènes aussi violentes ?
Il y a plusieurs façons de filmer un meurtre. Quand l’acte est découpé, il y a une espèce de jouissance que procurent les effets de ce montage. Si on choisit le plan-séquence, l’action se déroule selon un processus implacable qui ne peut pas donner cette jouissance. C’est beaucoup plus glacial. Je me suis posé la question de filmer la violence quand Shane alias Vincent Gallo attaque la jeune femme de chambre interprétée par Florence. J’ai finalement choisi de filmer la scène selon deux axes de caméra et donc deux points de vue, comme s’il agissait de la résolution d’un rapport amoureux.
Propos recueillis par et
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