Monuments comiques : tandis qu’on redécouvre « Augustus Carp » de Sir Henry Bashford (paru de manière discrète et anonyme en 1924, redécouvert en 1961), un livre qu’Anthony Burgess décrit dans sa préface comme « l’un des plus grands romans humoristiques du siècle », Christopher Buckley revisite de manière loufoque le scandale Lewinsky dans « Circonstances exténuantes ».
Devinette : quel notable bedonnant et vieillissant lutte férocement contre la consommation de tabac ? Ne cherchez pas dans la France d’aujourd’hui, c’est de l’Angleterre début de siècle qu’il s’agit : Augustus Carp, héros crée par Sir Henri H. Bashford, est un membre éminent des ligues anti-alcool et antitabac et distribue aux pauvre pécheurs des ouvrages aux titres prometteurs (De la Chope au cercueil ; Le Crépuscule du buveur de fine ; La Lutte de la vertu et du vertige…) A travers l’autobiographie fictive de ce bourgeois puritain, c’est un répugnant concentré de méchanceté et de bêtise que Sir Bashford scrute dans le détail. Curieux écrivain, pris au piège d’une schizophrénie bien victorienne : côté Jekyll, le notable tranquille, médecin du roi ; côté Hyde, l’écrivain acharné à dresser le portrait-charge hilarant d’une société sclérosée, portrait qu’il publie en 1924, de manière anonyme. Voltaire inondait les cours d’Europe de ses contes philosophiques, véritables « fusées volantes », ludiques et agressives ; Bashford, lui, choisit la forme redoutable de l’autobiographie pour faire éclater la mesquinerie et la fatuité de son personnage, baudruche accablée de tous les vices. De sa naissance héroïcomique à ses premiers bubons, de son poste de commis-libraire (obtenu par délation) à ses « entreprises non seulement chrétiennes, mais lucratives », réussira-t-il à devenir sacristain ? Epousera-t-il Foi, Espoir ou Charité, les trois sœurs laides et vérolées, confites en dévotion, de son meilleur ami? C’est toute la vie d’un être nuisible et paranoïaque qui est retracée avec emphase par Augustus lui-même.
Terrasser l’Infâme
Bashford établit un contrat tacite avec son lecteur par ses sous-titres à valeur apéritive (du genre : « De la rupture malencontreuse de mes boutons de bretelles »). Tout se joue dans les périphrases onctueuses, les euphémismes réticents, l’égoïsme grandiloquent du héros qui nous livre avec une fausse humilité sa propre existence.
Bashford se place au cœur du discours puritain pour mieux le déconstruire ; au manque absolu de distance du personnage par rapport à ses actes fait face le regard constamment critique du lecteur pour débusquer la Bêtise et l’Orgueil, ces deux mamelles du ridicule. Ainsi du père d’Augustus, la figure tutélaire : « Il avait des yeux qui ne cillaient pas, d’un bleu remarquablement clair, tandis qu’en ses vastes oreilles, aux contours hardiment saillants, résidaient la rare faculté du mouvement dissocié ». L’horreur du péché guide les pas du jeune Augustus : « Jamais je n’aurais cru, dans mes pires cauchemars, qu’ici, dans ce jardin public du Londres chrétien foulé par moi-même, un homme marié pût ainsi s’asseoir avec le bras passé autour du cou d’une femme qui n’était pas la sienne ». Mais il est pire que Tartuffe : au-delà de l’hypocrisie manipulatrice, c’est l’aliénation qui domine chez lui. Il n’a pas la carrure sublime du méchant aveuglé par la passion du pouvoir, juste la dimension d’un rond-de-cuir prétentieux et frustré, pris au piège de ses phrases retorses : « Etre ordonné prêtre supposait le passage d’un examen, et j’avais été lourdement handicapé sous ce rapport par une inaptitude notoire, probablement d’origine héréditaire, à démontrer ma culture d’une façon aussi bornée ».
Les infortunes de la vertu
Comme le dit Augustus lui-même après avoir fait renvoyer un père de famille nombreuse, « la rançon du péché est rarement suave ». Ce sont les ficelles du roman-feuilleton et du comique de farce qui punissent le héros, pris au piège des charmes d’une danseuse devant qui il vantait les mérites de « l’Union antidramatique et antisaltatoire »… Bashford finit par écraser avec jubilation l’insecte qu’il observe à la loupe. Mais cette ironie mordante cache une face plus sombre : l’hydre du puritanisme a la vie dure. Augustus a un fils, Augustus, destiné lui aussi à empoisonner la vie de ses semblables. Le combat contre le moralisme n’est pas terminé. Bashford semble nous sommer de l’attaquer par ses propres armes et de nous servir de la plus efficace d’entre elles : la manipulation du langage.
Panique à la Maison-Blanche
Christopher Buckley, dans Circonstances exténuantes, retient la leçon. Digne héritière de l’Angleterre puritaine, c’est l’Amérique contemporaine qui devient la cible. Et le langage visé, touché au coeur de ses abus de pouvoir : celui des mass-medias et d’une société judiciarisée à l’extrême. Buckley, contrairement à Bashford, joue franc-jeu avec une société en apparence moins corsetée qu’au début du siècle : chroniqueur humoristique au New York Times, il retrace pas à pas le « procès du Millénaire ».
Le président des Etats-Unis vient de mourir à la Maison Blanche après avoir trompé sa femme avec une starlette décatie. Assassiné ou « exténué » ? La First Lady, femme de tête pleine de ressources, va devoir défendre son honneur au cours de séances de tribunaux rocambolesques. Toute ressemblance avec Hillary Clinton n’est évidemment pas fortuite. En poussant la logique américaine jusqu’à ses limites, Buckley dénonce l’hypocrisie d’une machine infernale prête à broyer les individus. Drôle de cuisine que ce roman aux allures de pamphlet trop épicé ; tout y est question de dosage : s’appuyer sur une connaissance rigoureuse du système juridique américain, mélanger la fiction à des faits contemporains (le bretzel de Bush Junior), rehausser le tout de caricatures significatives (l’avocat analyse en détail la biographie de tous les jurés, jusqu’à leur cycle menstruel et la présence de la pleine lune).
Sexe, mensonge et vidéo
Bashford s’amuse et reconstruit à sa manière le manichéisme et l’outrance de la « médiacratie » américaine. Au cours d’une séance digne d’Ally McBeal, la maîtresse du président arrive à la barre : « Pour une femme qui dépensait en une année pour sa garde-robe de quoi vêtir la population du Liechtenstein, la tenue vestimentaire de Babette était carrément minimaliste ». C’est à une immense farce que nous convie l’auteur. Qu’importent alors les incohérences de l’intrigue et les rebondissements en cascade, puisqu’il s’agit justement de dénoncer les ficelles grossières d’un fonctionnement politique entièrement poreux aux pressions médiatiques : Buckley place le lecteur au cœur de ces manipulations afin de susciter sa vigilance. Comme le dit Boyce, l’avocat habile et cynique de la First Lady : « Les gens croient des choses incroyables, car penser que l’on a assez d’audace intellectuelle pour accepter ce qu’autrui juge grotesque est flatteur pour l’ego. C’est ce qui explique que les gens croient aux ovnis, aux complots d’assassinat, à certaines religions et à la possibilité que les Red Sox de Boston remportent un jour le championnat ». A quelques décennies et un océan d’écart, la puissance critique de Bashford et de Buckley réside finalement dans la même ambivalence : plonger le lecteur au cœur d’une fiction comique pour mieux l’éloigner des récits manipulateurs. L’abus de burlesque n’a jamais fait de mal à personne.
Sir Henry Bashford, « Augustus Carp », traduit de l’anglais par Eric Weissberge et préfacé par Anthony Burgess, Phébus.
Christopher Buckley, « Circonstances exténuantes », traduit de l’anglais par Yves Sarda, Buchet-Chastel