Avant de découvrir le film dans sa version intégrale et définitive, nous avons pu, début avril, assister à une projection de 30 minutes de Silent Hill, en présence de Christophe Gans. L’occasion de revenir avec le réalisateur sur ses intentions dans l’adaptation de la série culte vidéoludique de Konami.
Chronic’art : Comme Crying freeman et Le Pacte des loups, Silent Hill est basé sur un matériau préexistant, ancré dans une culture populaire. Qu’il s’agisse d’une fable urbaine médiévale, d’un manga ou d’un jeu vidéo. Tu as besoin ses références pour faire des films ?
Christophe Gans : On raconte toujours les mêmes histoires, celles qui nous font vibrer, d’amours, de passions, de déchirement, d’héroïsme, mais il est nécessaire de savoir renouveler le langage, tout en parvenant à faire quelque chose de simple et de touchant. Je suis né en 1960 : mon éducation cinématographique s’est faite avec le cinéma populaire, particulièrement vivace à l’époque. Je garde des souvenirs extraordinaires des jours où mes parents m’ont amené au cinéma voir Goldfinger, Quand les aigles attaquent, Le Bon la brute et le truand… C’était un cinéma qu’on regardait en levant les yeux, qu’on visionnait en famille dans des grandes salles… Il y avait une notion de messe ici dont j’ai une nostalgie profonde. J’essaie donc toujours de faire des « films du samedi soir », mais à chaque fois avec un angle stylistique précis, qui essaie de tenir compte des cultures populaires actuelles, des nouveaux langages, des nouveaux médiums. Pour faire du cinéma populaire, il faut s’intéresser à ce qui se passe dans le monde contemporain. J’ai un neveu qui a 20 ans, j’espère qu’il va continuer à aller voir mes films en se disant qu’il a un oncle extrêmement cool. C’est pour ça que je n’hésite jamais à emprunter des courants. Souvent, avant même qu’ils ne soient reconnus : comme le manga aujourd’hui vraiment accepté alors que ce n’était pas le cas à l’époque de Crying freeman ; où aujourd’hui le jeu vidéo que je trouve encore un peu méprisé, alors qu’il va immanquablement émerger comme une culture massive et importante.
Le jeu vidéo, justement, qui a des relations pour le moins conflictuelles avec le cinéma…
Parce que les jeux qui ont été adapté l’ont été en fonction d’un récit, jamais en fonction du ressenti des joueurs. Un jeu vidéo se base essentiellement sur le rapport que l’on a avec son personnage et la qualité des graphismes d’où émane une atmosphère. Je suis vraiment un gamer depuis 1993. J’ai joué à la plupart des gros jeux devenus des classiques, comme Tomb raider ou Resident evil mais je n’avais jamais vu les jeux vidéos comme autre chose qu’un simulacre de cinéma, je le voyais comme des séries B retranscrites dans un autre langage. Jusqu’au jour où j’ai joué à Silent Hill, qui m’est apparu comme la matrice possible d’un grand film. D’abord parce que ce n’était pas un énième jeu d’action, mais un jeu psychologique, qui développait une histoire à travers des personnages.
Souvent, lorsqu’on demande aux fans de Silent Hill d’expliquer leur ressenti, ils parlent souvent de David Lynch. Je ne trouve pas qu’il y aie beaucoup de rapport, mais je comprends pourquoi : pour décrire l’étrangeté chez Lynch, on est obligé de parler des personnages, la beauté de Twin Peaks ne vient pas d’un décorum mais de la façon oblique dont il est traité. Pour Silent Hill, c’est pareil : il n’y a pas de fantastique dans ce jeu sans l’exploration de la psyché, de l’émotivité des personnages.
En découvrant la seule demi-heure montrée avant cette interview (réalisée le 13/04/06), il semble que tu aies porté le film vers une autre mythologie, celle d’Orphée.
Je n’ai fait que transposer le principe du jeu : il faut descendre en enfer pour aller chercher la personne que l’on aime. Ce que l’on ramène est devenu une chose déviante. Les quatre jeux se basent sur l’amour éprouvé par un personnage. Il n’y a rien d’autre à comprendre dans Silent Hill : on n’a pas à sauver le monde, se battre contre des monstres mais à braver l’enfer pour se retrouver face à d’insolubles choix moraux. C’est précisément ce qui m’a fait penser que ce jeu avait la stature d’un film.
Visiblement le film scinde le monde de Silent Hill en univers séparés, le Bien et le Mal, les hommes et les femmes, avec un degré supplémentaire en ce qui les concerne : elles semblent capables de voir ce qu’il y a sous les apparences. Ce qui rejoint tes films précédents, ou même dans des rôles secondaires, ce sont finalement les femmes qui détenaient la vérité…
Tout à fait. Crying freeman était raconté par une narratrice, et le seul personnage qui contrôlait parfaitement l’histoire du Pacte était celui de Monica Bellucci… Silent Hill est pour moi un univers féminin. Puisqu’il est basé sur la recherche d’un enfant, j’ai voulu y traiter la question de la maternité. D’autant plus que c’est une fillette adoptée. La passion de cette femme pour cet enfant est à mes yeux quasiment divine : elle est portée par sa foi vis-à-vis d’elle qui devient sa propre religion. Dans une scène, la leader d’une secte pose une question à cette femme : « Est-ce que vous êtes croyante ? ». Elle lui répond : « J’aime mon enfant ». L’autre reprend : « Ce n’est pas ce que je vous ai demandé », alors que pour moi, en vérité, c’est une réponse parfaite. L’amour absolu d’un enfant vaut celui de Dieu. Avec une nuance fondamentale : cet amour ne peut pas provoquer de guerre.
Silent Hill serait une allégorie sur les guerres de religion actuelles ?
Silent Hill, c’est un conte à la façon des épisodes de La 4e dimension, qui est en soi un genre fantastique. Pourquoi cette série est restée aussi populaire, spécialement aux Etats-Unis ? Parce que c’est de la science-fiction sans science, où l’absence d’explication scientifique est remplacée par une autre, mystique ou spirituelle. Cette série interroge constamment la foi et les croyances. Quand j’ai eu à vendre Silent Hill à un studio américain, je leur ai dit : c’est un épisode de La 4e dimension en cinémascope, en couleur, avec des monstres. Ils m’ont répondu : Banco ! (rires). Le scénario de Silent Hill ne fait que reprendre la théorie du battement d’ailes du papillon : comment les relations humaines peuvent interagir sur des cataclysmes.
Quand j’entends dire que les familles Bush et Ben Laden passaient leurs vacances ensemble et qu’on met ça en parallèle avec le chaos actuel, je trouve ça très symptomatique du poids de l’espèce humaine sur la planète. Silent Hill est quelque part un film de vengeance. On a eu de gros débats philosophiques avec Roger Avary, l’un de mes co-scénaristes, sur ce thème. Pour lui qui vit dans l’Amérique post-11-Septembre, l’idée de vengeance est intolérable parce qu’elle légitime ce qui s’est passé ce jour-là, mais aussi ce qui le réfute : l’invasion irakienne et la panade dans laquelle se trouve le gouvernement américain…
Tu as forcément un point de vue plus européen sur le sujet. Par ailleurs, Silent Hill est issu de la culture japonaise…
C’est précisément ce qui rend intéressant le travail sur un projet international. On était trois cinéastes à bosser sur cette adaptation : Nicolas Boukhrief, Roger Avary et moi. Deux européens et un Américain. La mise en perspective de tout qui sous-tendait le script a donné lieu à de passionnantes discussions entre nous, qui démontrent qu’on ne peut pas écrire innocemment un film fantastique dans le monde d’aujourd’hui. Encore moins en ayant la télé allumée sur CNN, Fox News ou LCI. L’essence même du cinéma fantastique est de parler de ce qui nous arrive à un instant donné. Le cinéma fantastique américain a connu un nouveau souffle au moment de la Guerre Froide ou du Vietnam, aujourd’hui, une nouvelle génération de cinéaste se prépare à émerger en parallèle à un nouvel appétit pour ce cinéma-là, parce que l’Amérique vit aujourd’hui dans la peur. Chaque fois qu’il se passe quelque chose d’important remettant en cause la place des Etats-Unis dans le monde, le cinéma fantastique redresse la tête. Le plus curieux reste que j’ai voulu adapter ce jeu avant même le 11-Septembre. Mais même sans ça, il y a de toutes façons une forme de réminiscence de peurs universelle dans ce jeu, justement parce qu’il est japonais : Silent Hill est plongé dans une sorte d’ambiance post-nucléaire, parce que les Japonais sont hantés par le souvenir d’Hiroshima.
Obsession qu’on retrouve aussi dans de nombreux mangas. Quelles différences y’a t-il entre l’adaptation d’une BD et d’un jeu vidéo ?
Je viens d’une génération du livre : quand j’étais gosse, mon plaisir était d’aller acheter des bouquins. Je suis arrivé aux jeux vidéo à 30 ans. Avec Silent Hill, le jeu vidéo est devenu une source inestimable de sensations pour moi : jusque-là, j’éprouvais du plaisir en jouant, c’était purement hédoniste, naïvement égocentrique, un plaisir hyperbolique. Arrive ce jeu où l’on est plongé dans le noir, où le personnage n’est pas forcément moteur physique d’une action. De fait, on se retrouve plus captif de sensations, d’impressions. Silent Hill est un des rares jeux qui m’a vraiment foutu la trouille, le seul qui m’aie fait pleurer. Au départ, je voulais adapter Silent Hill 2 parce que je trouvais son histoire très belle, tragique et capable d’entrer en résonance avec les émotions que peut procurer un film. Quand on a commencé à travailler sur cette piste, on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas raconter cette histoire-là sans définir au préalable l’historique de cette ville : il fallait qu’on revienne au premier Silent Hill pour donner aux gens les clés pour comprendre ce monde. J’espère un jour adapter Silent Hill 2, mais il était indispensable avec le premier film de raconter la genèse de cette ville, raconter pourquoi cette ville est un purgatoire sur Terre. Adapter un bouquin, c’est l’utiliser comme colonne vertébrale qui va structurer le film. Adapter un jeu vidéo, c’est totalement différent, parce que ce qui fait la qualité d’un jeu est sa capacité à être immersif. Dans Silent Hill, il ne s’agit pas tant de progresser dans un univers que de trouver les indices qui permettent de le comprendre.
Ce qui m’intéressait dans cette adaptation, c’était de raconter mon propre voyage dans cette ville, à laquelle on a ajouté les impressions de mes co-scénaristes pour approcher la part de collectif que peut développer ce jeu. Il y a seize millions de joueurs de Silent Hill dans le monde, donc autant de visions qui sont toutes justes de cet univers. Pourquoi celle d’un Finlandais ou d’un Néo-zélandais qui y a joué serait plus probante que la mienne ? A partir de là, comment adapter ce jeu ? En faisant confiance à trois co-scénaristes eux-mêmes gamers et qui sont en mesure de se demander ce qui les a plus marqué dans le jeu, qu’il s’agisse de mouvements de caméras où de sentiments ressentis à des instants particuliers. C’est cet éventail de moments de convergence qui est devenu la base du film.
Dans ce contexte, comment contenter les gamers qui idolâtrent presque religieusement Silent Hill et les spectateurs qui ne connaissent pas le jeu ?
Je ne me fais pas trop de soucis à ce sujet : à l’arrivée, dans tous les cas de figure, on raconte une histoire. Mais aussi parce que la notion de ludicité au cinéma existait avant les jeux vidéos. C’est pourquoi Hitchcock est mon cinéaste préféré : ses films sont absolument parfaits de ce point de vue-là. Parce qu’il se mettait au niveau des cultures populaires avec un vrai respect. La Mort aux trousses ou Psychose sont quelque part les ancêtres des sensations offertes par un jeu vidéo, par sa forme de jouabilité et par l’idée d’un réalisateur qui amène son public à s’amuser avec intelligence, lui propose constamment des pistes, des sujets de réflexion. Hitchcock était un immense concepteur de jeux vidéos qui s’ignorait ! Et si ces films continuent à avoir un effet sur ceux qui les découvrent aujourd’hui, c’est parce qu’ils restent modernes, tentaient un langage neuf, mais aussi parce que nous sommes de plus en plus dans une société de joueurs.
… Qui fonctionne de plus en plus sur une culture globale…
… On ne peut plus y échapper, mais c’est ce qui rend passionnant la création artistique aujourd’hui : une émotion peut encore se dégager de ce fatras généralisé. Le Net est un empilage d’idées plus ou moins bien énoncées qui floute absolument tout. C’est d’ailleurs la grande angoisse actuelle : cette surabondance d’informations, d’images et du pseudo-sens qu’elle génère. Mon boulot consiste à trouver le moyen de faire converger l’art dans son contexte et d’en dégager une charge émotionnelle. Et je crois que c’est une question qui a nourri les créateurs du jeu qui ont fait pulluler Silent Hill de références à l’art contemporain, notamment le mouvement surréaliste. Le jeu pullule de liens à Bellmer, Cocteau, Dali ou, plus près de nous, Bacon ou Giacometti. Et s’il a été bâti sur cette esthétique, c’est parce que l’Art Moderne est le seul art noble qui a représenté toutes les angoisses du siècle par opposition à l’art classique qui lui tendait vers la beauté, le sacré. Les surréalistes voulaient foutre la pagaille d’une manière iconoclaste. Je me suis dit qu’il fallait se mettre dans la même position pour raconter cette histoire, en invitant ces références, et en les réassemblant. Je trouve passionnant de faire un film qui, après tout, parle des fois sectaires, du fondamentalisme religieux, de l’intolérance, en convoquant le surréalisme. Pour moi ça fait sens. Maintenant, la réaction ne sera sans doute pas la même : à l’époque, les spectateurs outrés, détruisaient les salles où étaient projeté Un Chien andalou. Aujourd’hui, il faudrait vraiment faire un très très mauvais film pour que ça arrive. Et encore…
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Silent Hill, le film.
(Re)lire aussi nos chroniques jeux des opus de la série : épisodes 1, 2, 3 et 4.