Christophe de Ponfilly a réalisé son premier film en 1982. « Une vallée contre un empire » retraçait la vie quotidienne des Afghans en guerre et sa première rencontre avec Massoud, leader de la résistance contre les soviétiques. Seize ans et une dizaine de voyages plus tard, il réalise Massoud l’Afghan, regard personnel sur son engagement de journaliste et sur l’impact des 7 films qu’il a tourné en Afghanistan. Pour la première fois, son film sort en salle à Paris le 9 décembre après avoir été diffusé sur Arte en octobre dernier. Un livre complétant le propos du film est en librairie depuis quelques jours.
Chronic’art : Un an après la fin du tournage, êtes-vous toujours en accord avec les questionnements du film, et notamment « tenir une caméra a-t-il encore un sens » ?
Christophe de Ponfilly : Oui, plus que jamais d’ailleurs, parce que je trouve qu’avec la multiplication des chaînes, on finit par être pris dans un tourbillon d’images, on ne sait plus très bien à quoi ça sert. Il y a même des gens dans les journaux télévisés qui montrent des images sans savoir qui les a tournées ou comment elles ont été tournées… Pour restituer une réalité, il ne suffit pas de transmettre juste ce qui a été capté par le rectangle d’une caméra. Il faut aussi tout ce qu’a ressentit celui qui tenait la caméra, ce qui s’est passé autour au moment du tournage et tout cela fait qu’on a la vision d’un témoin.
Dans Massoud vous dites que le film est « un lien, fragile, qui nous lie les uns aux autres » ?
Oui, c’est la réponse que j’y ai trouvé. Je m’interroge vraiment sur l’utilité de faire des films. Alors, j’ai prouvé, en faisant ce film sur Massoud, qu’effectivement, si un film reste un petit lien, fragile bien sûr, entre les hommes, et bien il aura au moins sa place. Mais c’est pour ça aussi, que je vous disais tout à l’heure que ça me gêne de donner ma photo pour une interview, car je trouve qu’on est vraiment dans un monde, comme je le dis au début du film, où on nous fabrique des stars de carton pâtes, de toc, et je trouve ça très gênant. Les grands hommes, je crois qu’ils n’existent pas vraiment, ils ne sont pas différents des autres hommes, c’est juste la conjonction de certains moments de l’histoire ou de responsabilité qui sont plus importants.
Mais dans Massoud vous avez essayé justement de lui donner un visage plus intime.
Et je n’y suis pas parvenu…
Oui, vous dites dans le commentaire que vous avez échoué, mais ne pensez-vous pas que c’est légitime de sa part de ne montrer que l’homme de combat, le grand homme en fait ?
Oui, je pense que c’est tout à son honneur de ne pas livrer ses sentiments personnels devant la caméra, bien qu’il les livre à côté. C’est pour ça que j’ai écrit le livre aussi, car il y avait un complément qui me semblait indispensable. Il y a des entretiens avec Massoud que nous avions eu qui allaient beaucoup plus au fond des choses, où il parlait de ses erreurs, de ses doutes, mais devant la caméra il n’y a rien à faire… Il trouve un ton un peu monotone pour expliquer les choses et ça ne passe pas du tout…
Cela ne correspondait pas à l’histoire que vous vouliez raconter ?
Non, et je revendique que je ne montre que ce que j’ai aimé dans ce peuple et dans ce pays. Il y a des aspects comme le trafic de drogue ou la complexité politique que je n’ai pas pu traiter… Il y a quelque chose de très important à traiter lorsque l’on parle de l’Afghanistan : c’est le comportement des américains dans le soutien aux extrémistes islamiques durant toute la guerre. Moi, j’aime beaucoup l’Amérique, mais je suis sidéré par leur cynisme, leur incompétence en matière de politique étrangère dans cette région du monde ! Mais je n’ai pu développer cet aspect que dans le livre, sinon il aurait fallu faire un autre film… Et puis dans ma manière de faire des films, j’en ai fait plus d’une trentaine, j’essaie toujours de parler du quotidien de quelques personnes et de ne transmettre que le témoignage d’un flâneur, d’un voyageur.
Mais dans ce film vous êtes aussi acteur, vous parlez notamment du rôle que vous avez eu pour faire connaître Massoud à l’étranger ?
Oui, mais là c’est l’utilisation du « je » comme un dernier recours. Je l’ai utilisé car je me pose vraiment des questions sur l’utilité du film. Ce n’est pas avec un film qu’on changera le monde d’aujourd’hui.
C’est cette déception du journalisme qui vous a amené à faire des documentaires de plus en plus personnels ?
Oui, et de prendre de plus en plus le temps, de ne pas hésiter à montrer plus simplement la façon dont les choses se passent. Par exemple, je dis à un moment qu’on a mis en scène l’entrée d’un homme qui arrive avec une photo pour nous parler de tous ces compagnons qui sont morts. Mais il a un ton tellement grandiloquent et dramatique -qui n’est pas du tout naturel car cet homme est un beau conteur- que Mirabudine, mon guide, éclate de rire… Et là, j’ai continué à filmer et on a le fou rire ! Je pense que cette scène véhicule quelque chose de juste car il s’agit des deux à la fois, la pudeur, la tristesse de parler des morts… et puis ce sauvetage qu’est le rire. Ils le disent les Afghans : « le rire, c’est le sel de la vie ». Ça, dans un journal télévisé, vous ne le verrez pas. On aurait coupé, et simplement montré la scène de l’homme qui parle de ses compagnons morts. On en resterait là. J’ai très rarement vu des images décalées au JT ! Je connais des tas de confrères journalistes qui ont du talent et qui sont malheureux parce que quelque part ça devient inhumain, on est dans Le meilleur des mondes quoi…
De cette réaction aux journaux télévisés est venue l’évolution de votre agence de presse, Interscoop.
Plus on a évolué, plus on a essayé de filmer en se passant du commentaire. Bon, là ce n’est pas le cas pour Massoud, mais bon… Pour la collection sur France 3, « Au petit bonheur la France », il n’y a presque pas de commentaires, donc on essaie d’être là, c’est tout… C’est du cinéma puisque tou ça a autant de valeur qu’une fiction !
C’est pour cela que vous sortez le film en salle ?
Je suis très heureux d’avoir rencontré un producteur, Eric Heuman de Paradis Film. Il était fasciné par Massoud, par l’homme, et non pas par le film ! Il a vu le film, ça l’a touché et il m’a dit qu’il voulait le sortir en salle. Donc nous avons payé un kinescopage : ça coûte cher mais il se trouvait qu’on avait de l’argent, donc on l’a utilisé. On n’est pas du tout sûr que les gens viendront dans les salles, dans LA salle, il n’y en a qu’une ! Néanmoins, le film existe, il va faire sa percée, des affiches vont être collées dans les rues de Paris…
C’est une façon de faire exister le film, de lui donner une mémoire ?
Tout à fait. Et puis il y a quelque chose d’irremplaçable avec le cinéma : c’est la salle noire. Pendant une heure et demi le spectateur est assis, recueilli en fait, et placé complètement dans l’ambiance du film. C’est-à-dire que cette magie de la technique cinématographique arrive à restituer la vie ou ce qu’elle a captée, cette trace de vie, presque totalement, à part l’odeur ou le vrai risque… Personnellement, ça me fait toujours beaucoup rire le film de Spielberg ! Il est très doué Spielberg, et puis il a des moyens techniques extraordinaires qui permettent presque de faire vibrer le siège du téléspectateur. Les gens ressentent la violence de la guerre et du débarquement, mais ils ne ressentent aucun risque… Ils ne risquent pas de se prendre un éclat, mais ils auront été choqués par le spectacle qu’ils ont vu ! Alors que nous, lorsque l’on filme une scène de guerre, par exemple quand j’accompagne Massoud sur la ligne de front, c’est très dangereux, parfois on entend des balles qui sifflent mais ça siffle vraiment, et ça n’est pas du tout spectaculaire…
Mais vous êtes conscient de ce risque ?
Bien sûr, on a peur. C’est pour ça d’ailleurs qu’à un moment, avec Bertrand qui m’accompagnait, et Mirabudine, on a décidé de ne pas aller sur la ligne de front. Et je le dis : « on s’en va ». On a donc décidé de faire demi-tour. Parce que j’ai des enfants… mais bon, la notion de risque est relative. Je roule à moto à Paris, les risques sont aussi très importants.
Par rapport à cette tension, une scène m’a marquée : celle où Massoud lit la lettre que vous lui avez écrite. Je me suis dit que ce moment devait être très fort pour vous et pourtant vous filmez, vous faites un plan de coupe sur ses mains, puis sur son visage…
Là vous touchez le point douloureux : Il y a bien des moments où on aurait envie de ne pas avoir la caméra et finalement de vivre les moments tels qu’ils sont comme quelqu’un de présent. Ainsi, parfois, je me force à filmer ! Je suis aussi là parce que je fais un film, je suis aussi là grâce à la production qui me permet d’y aller, et, quelque part, en faisant ce métier, j’ai ce luxe fantastique de bénéficier de l’opportunité de vivre presque plusieurs vies… Mais en échange de quoi j’ai un film à rapporter. Et puis de l’autre côté, je me force à faire le film parce que les moments qui me touchent, il faut que j’arrive à les transmettre, à les capter, et là je vais peut-être servir à quelque chose…
Propos recueillis par
Lire notre chronique du film.
Le livre complétant ce témoignage est en librairie :
Massoud l’Afghan, Arte Editions, Editions du Félin.