Rien à voir avec le tout-venant de la production provo-cul qui nous lasse à longueurs de graphzines : si le bestiaire amoureux de Christian Aubrun dépeint des actes que la morale réprouve, son trait particulier, mélange d’élégance swing et de grossièreté truculente, se démarque instantanément. Canassons érotomanes, zigouigouis turgescents et petites pépées volages… A l’occasion de la sortie soignée de son recueil Jus d’amour aux éditions Cornélius, entretien volubile avec un vrai personnage.

 

Chronic’art : Quand as-tu commencé à dessiner ces cochonneries ?
Christian Aubrun : Ce dessin érotique un peu débridé décomplexé, rigolo vient de mon expérience depuis dix ans dans les livres pour enfants. Quand je travaillais pour l’édition jeunesse, je dessinais déjà dans les marges des éléphants avec de grands sexes. Plutôt ronds, plutôt rigolos, avec moins de pathos, de gouttes, moins de jute que maintenant, si l’on peut dire… Les éditeurs étaient pliés de rire. Chez Albin Michel, ils trouvaient ça super, mais ils ne pouvaient rien en faire ! Une éditrice avait même fait des photocopies de mes carnets qu’elle avait collées dans son bureau, où tout le monde pouvait les voir. Mais je cachais ces dessins érotiques. Je ne pensais pas pouvoir en faire quelque chose jusqu’à la rencontre avec Frédéric Magazine, Frédéric Poincelet et Stéhane Prigent. Et là, je me suis lâché. A 7 ans, je voulais être dessinateur de bandes dessinées : on me répondait que ce n’était pas un métier. Pour ceux qui comme moi ont été très mauvais à l’école, le dessin permet d’attirer l’attention, de ne pas rester sur le banc de touche, de se relever et se faire aimer des autres ou des profs. Mais enfant, je ne pense pas que je dessinais des bites. Mon petit frère dessinait très bien, en particulier ses cauchemars et ses rêves. Et on voyait du pipi: il a fait pipi au lit pendant très longtemps, donc il était stressé, tendu… et dessinait des images avec de la pisse. Mes propres dessins étaient plutôt très classiques : je rêvais de faire de la BD, mais je n’avais pas un dessin imaginatif. Je ne faisais que recopier jusqu’à l’adolescence.

D’un côté, des livres pour enfants. De l’autre, des dessins érotiques. Un dessinateur comme Tomi Ungerer a rencontré pas mal de problèmes en pratiquant les deux. Comment concilies-tu l’un avec l’autre ?

Aux Beaux-arts, je voulais faire des livres pour enfants. Les profs me disaient : « Tu t’es trompé de voie, t’aurais du faire les arts-déco ». J’allais à la Hune, je pleurais : je voulais faire des livres pour le Rouergue, le Seuil… Je ne pensais pas faire de dessins érotiques. J’avais un gros boulot pour le Père Castor où je devais apprendre aux enfants à dessiner des chiens en 3-4 étapes. Donc j’ai fait plein de chiens avec des feutres… Je saturais, c’était dur, j’en avais un peu marre. Et je me suis libéré : à côté, je redessinais avec les mêmes feutres les mêmes chiens, mais avec des corps d’hommes et de grands sexes en érection. J’ai fini par faire une série qui a fait marrer tout le monde, et que j’ai exposée à la galerie Mycroft en 98. C’est là que Cornélius a vu ces dessins, et m’a proposé de faire un livre. Aujourd’hui, j’ai arrêté le dessin pour enfants. J’en ai reparlé avec mon ancienne éditrice: elle est enchantée pour moi. Pour mon dernier travail, elle avait bien senti que j’étais très tendu, stressé, qu’il fallait me laisser un peu tranquille, que je fasse ce que j’avais envie de faire. Mais j’y reviendrai sûrement un peu plus tard.


D’un point de vue extérieur, on a souvent l’impression que ces séries de dessins sexuels ne sont pas forcément érotiques. Explicites, étranges et drôles mais pas bandants.

Exact. Ils ne sont pas bandants comme les dessins de Pichard, Varenne ou des grands maîtres italiens comme Manara. Avec eux on bande, parce que les filles sont quasi photographiques, avec des airs de top-modèle. Je n’essaie pas de faire bander : mon dessin me sert à me libérer de la timidité qu’on a tous. Surtout, c’est une espèce de catharsis pour draguer des meufs. Pour me venger. Très jeune j’avais très peur des filles. Peur, répulsion/attraction… Toujours ça m’a trotté dans la tête : coucher avec une femme… Comment faire ? Baiser, l’embrasser… Des questions d’enfant qui ressortent à l’âge adulte, et le dessin me sert à comprendre ça. C’est aussi mon carnet intime de cœur. Au départ, ce sont des dessins privés. Pour comprendre une fille que je n’arrive pas à avoir, je la dessine : c’est comme un dessin vaudou. Après, je vais changer sa tête. Comme je ne suis pas un Manara, que je ne peux pas dessiner parfaitement la tête de la fille, j’ai découvert que je pouvais mettre un chat, un chien, un cheval… Ou garder les chaussures, les vêtements et mettre un monstre, un lombric…

 

Tes images sont à la fois très crues, sauvages, explicites, mais jamais agressives. Comment se fait-ce ?

Extérieurement, les gens autour de moi disent que je suis gentil. Intérieurement j’essaie de me libérer de cette gentillesse. Mais un jour mon galeriste chez Arts Factory a dit à propos de mes dessins : « Les sangliers qui enculent des nanas ». Je l’ai repris : « Non, Laurent, t’as pas bien regardé : il n’y a pas de pénétrations ». Il n’y a pas d’enculages. Mes dessins, c’est des préliminaires. Ce sont souvent des personnages ou des animaux qui éjaculent avant de  baiser. Ou des mecs qui jouissent, mais n’arrivent pas vraiment à draguer ou à pénétrer.

 

Quelles sont tes influences les plus directes sur le plan de la forme ?

J’adore les grands maîtres du dessin pour enfants : Ronald Searle, William Steig (le créateur de Shrek), Tomi Ungerer (maître absolu), Sendak… Tous ces gens qui ont un trait précieux. Je connaissais bien Tomi Ungerer, mais je n’ai connu ses dessins pornos que plus tard. A l’académie Charpentier, de 88 à 91, en découvrant l’association qui venait de se monter, j’adorais les dessins de Matt Konture : des monstres, des rockers… J’ai découvert après qu’il pompait Crumb, que je connaissais un peu à l’époque, mais que je ne comprenais pas très bien. Les dessins de Killofer m’ont aussi marqué très tôt. Je rêvais de faire des dessins comme eux, mais je n’y arrivais pas. Par contre, je dessinais très bien. Dessin académique, toutes sortes de techniques : plume, encre, fusain… Tout ça, j’adorais. J’ai lu très tôt les Psikopat, le Réciproquement de Pacôme Thiellement. J’ai adoré Burns, très ligne claire, très différent. J’aimais les monstres. Très tôt j’avais vu les dessins de Roland Topor, dont mes parents étaient fans en tant qu’acteur. Je l’ai redécouvert, en fouillant mieux: il n’y avait plus la culture de la BD… C’était une autre culture. Il venait d’un autre monde. Aux Beaux-arts, j’ai vu les grands maîtres comme Dürer et puis en même temps des dessins pourris de Chaissac, les expérimentations de Dubuffet. J’ai digéré tout ça et puis ça sort, maintenant j’y réfléchis même plus.

Ton univers est très français: tu es un spécialiste pointu dans les domaines du cinéma, de la chanson et de la musique vintage… Sans parler du cyclisme. D’où te vient ce goût du focus francophile ?
Je suis nul en langues étrangères. Je ne parle pas l’anglais, ni l’espagnol. Et j’ai l’impression que mon travail est très français. J’adore la culture populaire française, les intellectuels français, la campagne française… J’ai pas envie de visiter les Etats Unis, c’est bizarre ! Je ne suis pas attiré. A l’adolescence j’ai eu un moment américain, parce que j’étais skater. On était fans de skate avec mon frère : on a fait venir le skate à Angers ! On était complètement décalés dans cette ville, on nous regardait comme des extraterrestres, ou comme des petits bourgeois parce qu’on avait des skateboard qui coûtaient cher… On ne lisait que Trasher et Transworld, on ne vivait que pour les Américains. On ne pensait qu’à ça, on faisait les mêmes figures, on achetait les vidéos, les skates, les fringues, tout américain, streetware, les débuts du grunge : on était à fond. Et j’ai saturé. En arrivant à Paris, j’avais beaucoup de retard, ayant arrêté mes études très tôt. J’avais très peu lu. J’ai découvert plein d’artistes, des choses très importantes. Les States, la culture streetwear : fini. Ça ne me parlait plus du tout.

Photos, fascicules, objets improbables… Ton exposition présente sous vitrine de nombreuses pièces de tes collections. Considères-tu cette activité comme quelque chose d’érotique ? Quelle place occupe-t-il dans ta vie ?

Je pense que mon dessin fait partie d’un tout. Ce tout, c’est la musique, ma collection de disques, mon envie de faire du vélo et de collectionner les vieux modèles. J’achète des romans-photos désuets, italiens, j’en ai une vingtaine ou trentaine. J’aime aussi beaucoup les jeux de « 7 familles » érotiques… Mais je n’y pense pas comme à une collection. Mes premiers livres en sérigraphie étaient très sobres, colorés, joyeux. Pas de sexe, mais déjà un fétichisme de la chaussure de femme. Déjà je dessinais des bottes et des chaussures de filles que je croisais aux Beaux-arts. Déjà, il y avait une attirance sexuelle pour des chaussures. J’aimerais bien avoir plein de chaussures de femmes, et les caresser. Des chaussures anciennes, plutôt. J’en ai eu quelques paires. Je connais quelques personnes qui ont des collections de chaussures de femmes, mais c’est tellement beau que je ne pourrais pas être au niveau. Et puis ça prend trop de place.

 

Jus d’amour, de Christian Aubrun (Cornélius)