Il a peint le Sud profond, son destin et sa tragédie. William Faulkner (1897-1962) est l’un des plus grands écrivains américains de ce siècle. On fête cette année le centenaire de sa naissance du Mississippi à Saint-Germain-des-Prés.
On n’entre pas dans l’œuvre de William Faulkner comme dans un jardin à la française. Les thèmes qui la hantent sont trop obsédants pour qu’on y glisse comme dans tant de petits romans à la mode. Dès Le Bruit et la fureur, publié en 1929, Faulkner a peint des individus emportés par les événements, des êtres enserrés par des fatalités déchaînées, un monde habité par ce que Melville appelait « la puissance des ténèbres ».
L’œuvre de Faulkner est d’autant plus prenante qu’elle constitue une totalité. En 1936, au moment de la rédaction d’Absalon ! Absalon !, le romancier cessa de regarder ses livres comme des publications distinctes et se proposa, en traçant la carte des lieux où se déroulent les principaux événements de son œuvre, de montrer qu’ils constituaient une totalité à la manière de la Comédie humaine de Balzac. En annexe d’Absalon ! Absalon !, il inséra la carte du comté de Yoknapatawpha dont il s’affirma l’ »Unique possesseur et propriétaire ». Ce roman donna le cadre d’une saga du Sud profond qui n’a rien de commun avec les « charmantes et interminables sornettes de Margarett Mitchell » (Pierre Boutang) et qui fit dire à Sinclair Lewis, lorsqu’il reçut le prix Nobel de littérature en 1930, que Faulkner avait « affranchi le Sud de ses crinolines ».
C’est au début des années 30 que le style de Faulkner commença à évoluer, à se sophistiquer, à donner la mesure de la problématique métaphysique qui hantait le romancier. On ne comprend pas comment André Gide a pu penser qu’ »il n’y a pas un personnage de Faulkner qui ait à proprement parler une âme ». Qu’est d’autre Lena Grove, dans Lumière d’août, si ce n’est une âme ? Que sont Drusilla et Rose Millard dans Les Invaincus ? L’univers romanesque de Faulkner, un univers où selon le mot d’Artaud sur Bernanos, « le malheur est devenu signe de la réalité » n’est rien d’autre qu’une vaste métaphore des tribulations de l’âme après la chute. Qu’il mette en scène une femme enceinte errant sur les routes à la recherche du père de l’enfant qu’elle porte, des pilotes acrobates et des parachutistes esclaves de l’exploit à accomplir et de la foule avide de sensations, un homme entêté à fonder une dynastie, ou une famille battue dans un camp qu’elle n’a pas choisi mais qui est le sien, Faulkner parle du malheur des hommes, non pas de l’homme, des hommes, engagés dans l’histoire, et donc soumis au péché.
Toute la métaphysique de William Faulkner part de l’idée d’un péché originel du Sud, lié à la spoliation des terres des Indiens par les Blancs et à la mise en place de l’esclavage. Dans sa vision du monde héritée du christianisme, et en particulier du calvinisme, cette double faute a entraîné la guerre de Sécession et a précipité la fin de la société du Sud. Elle explique les tribulations dans lesquelles sont emportés ses personnages. Ils ne font rien d’autre qu’expier le péché d’origine, qui est à la fois intérieur et extérieur à eux-mêmes. « Il me faut vivre avec moi-même, comprenez-vous », se désole l’un d’entre eux.
Dans les derniers développements de son œuvre, Faulkner en était venu à l’idée que c’est la douleur de ses habitants, et d’abord la peine des Noirs, qui pourra racheter le Sud. Il y a chez lui une acceptation des épreuves et de la souffrance. « Entre la douleur et rien, je préfère la douleur » s’écrie un héros des Palmiers sauvages. « They endured » écrit laconiquement Faulkner au sujet de Dilsey, la vieille domestique noire des Compson. Ils duraient et ils enduraient. En français, cette expression autorise un jeu de mot qui renvoie au rôle du temps dans la rédemption. On ne peut donc que rejoindre Jean-Paul Sartre : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. Or il saute aux yeux que la métaphysique de Faulkner est une métaphysique du temps ».
Le paradoxe est que cette œuvre enracinée dans le temps historique et dans quelques lieux, est profondément universelle. Sa puissance n’a pas cessé d’étonner, ses thèmes continuent d’inspirer des écrivains du monde entier, qui s’en réclament ouvertement. Il n’est pas exagéré de dire que l’œuvre de Faulkner résiste au temps comme celle d’Homère ou de Shakespeare. Il nous appartient, en tant que lecteur, d’en éprouver l’universalité.
Sébastien Lapaque
William Faulkner, Œuvres romanesques, tomes I et II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade Album Faulkner, idem, illustrations choisies et commentées par Michel Mohrt.