Loin du « carpe diem » des hédonistes de salon tout autant que d’Alexandre Jardin, Bruce Bégout – « La Découverte du quotidien » (Allia) – aborde en philosophe la question du quotidien. Rencontre avec le renouveau de la phénoménologie.
– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #21 –
Chronic’art : « L’énigme du quotidien, c’est justement qu’il ne paraît pas énigmatique ». Cette absence d’incertitude est-elle une forme de liberté ?
Bruce Bégout : A première vue, la vie quotidienne constitue le domaine d’une impérieuse nécessité : nécessité vitale, familiale, sociale, professionnelle, bref, tout un réseau serré d’obligations et de contraintes qui laisse peu de place à l’initiative personnelle. Puis-je en effet vivre de manière non quotidienne, extra-quotidienne ? Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Suis-je libre par rapport à ma vie quotidienne ? Libre d’inventer une autre vie qui ne retomberait pas dans la monotonie et la monochromie du quotidien ? Il s’agit là de questions fondamentales qui ont agité des esprits aussi divers au XXe siècle que Heidegger et Breton, Debord et Lefebvre. Le quotidien, c’est la cloche du dîner, c’est le rappel à l’ordre d’une certaine obligation à satisfaire pour préserver l’existence telle qu’elle est. L’effectivité quotidienne met fin au « papillonnage des possibles », elle transforme tout possible pur en réalité dure. Il y a là quelque chose d’assez inéluctable et qui m’a toujours fasciné, ce fatum de la vie quotidienne qui fait que toute vie, même la plus précaire, la plus aventureuse, la plus intense, est toujours aussi une vie quotidienne. En un sens, on n’échappe pas à cette quotidienneté de la vie qui marque les limites de toute liberté humaine. Le quotidien n’est rien d’autre que cette base vitale sur laquelle doit s’appuyer toute liberté mais à laquelle elle ne peut se soustraire. Cette nécessité n’est ni naturelle (le besoin) ni culturelle (la forme sociale) : elle est anthropologique. C’est l’obligation de sortir de l’état ténébreux des origines pour former un monde sûr et familier où l’aventure humaine puisse se dérouler. Le quotidien, en somme, c’est « la volonté de forme », le désir de se donner une certaine figure spatiale, temporelle, causale, qui confère ordre, mesure et assurance à notre situation absolument déterminée.
Cette liberté serait-elle plus évidente si l’on creusait au-delà de cette apparente évidence du quotidien ? S’il est « plus facile de décrier le quotidien que de le décrire », comment son aspect répétitif doit-il être entendu ?
L’évidence plate du quotidien nous persuade de notre absence de liberté : c’est le lieu du « c’est comme ça », ou plus exactement du « cela a toujours été comme ça » et donc « cela sera toujours comme ça ». Voir le quotidien en face, c’est voir ce mur invisible d’évidences pesantes, immuables. Cette vision fugitive peut parfois conduire certains d’entre nous à une forme de désespoir : la quotidienneté apparaît alors comme la damnation à la médiocrité, à la bassesse. Toutefois, si on creuse sous la surface du monde quotidien, on aperçoit une autre réalité.
Le quotidien n’est pas que cette vie monotone qui nous lie chaque jour davantage ; si on porte son attention non pas vers ces évidences communes, mais vers leur production cachée, alors on assiste à une sorte de révélation : la vie quotidienne représente le résultat ultime d’un long et lent processus de domestication du monde, de son étrangeté et de son incertitude. A ce niveau-là, la nécessité de ce quotidien fait place à une dialectique secrète entre la volonté de forme et la nature informe de l’expérience. Ce que j’ai voulu montrer dans ce livre, c’est cette fabrique secrète du quotidien, cette production sous-jacente qui tente d’imposer la forme d’un monde sûr et certain. Le quotidien est la grammaire de la vie humaine, c’est-à-dire à la fois la forme commune et ordinaire dans laquelle elle s’exprime le plus souvent et la règle immanente à suivre pour parler adéquatement sa langue et se faire comprendre de tous. S’il existe une certaine forme de liberté dans le quotidien, elle se situe là, dans l’infradialiectique du familier et de l’étranger, dans ce jeu (au sens mécanique du terme) entre la vie et la forme. Elle signifie le « bougé » de la vie elle-même qui, en se donnant une forme régulière et quasi immuable (le quotidien), échappe pourtant à toute formation définitive.
Hegel affirme que les Grands Hommes sont les instruments de la Raison en ce qu’ils forgent l’Histoire. Quelle histoire reste-t-il pour une société dans laquelle les Sancho Pança ont pris la mesure des Don Quichotte ?
L’ère des héros est depuis longtemps révolue. Elle reste le fantasme vieillot de la pensée conservatrice qui rêve d’un nouvel esprit chevaleresque. Le héros moderne, si ce terme convient encore, est un homme ordinaire, simple, sans ambition, tel le George Bowling d’Un Peu d’air frais d’Orwell. Il a pour lui la juste évaluation du réel ; il voit clair dans le brouillard épais de l’idéologie. Sans idéal démesuré (mais sans résignation au statu quo non plus), il se méfie du discours qui souhaite révolutionner la vie quotidienne et imposer à tous le mode de vie échevelé de la Bohème professionnelle. Le « petit homme bedonnant » dont parle Orwell, et dont le prototype littéraire est Sancho Pança, est amené à dominer la société et la culture. Qu’il mange « bio » ou fasse deux heures de footing par semaine, il restera le « petit homme bedonnant », l’homme médiocre qui constitue la majorité absolue. La grande difficulté politique consiste à reconnaître les désirs de cette majorité d’hommes médiocres (auxquels je m’identifie totalement) tout en les conciliant avec une volonté critique de réforme de la vie, mais d’une réforme sur la base indiscutable et immuable de la forme du quotidien. Il ne s’agit pas de rendre la vie non quotidienne, il s’agit de faire en sorte que sa quotidienneté n’étouffe pas sa vitalité. Seule une conception dialectique du quotidien peut réaliser et mettre en valeur cet équilibre subtil mais qui après tout, si subtil soit-il, se produit à chaque instant et tous les jours pour la plupart d’entre nous.
Cette sacralisation du quotidien -dont la vocation semble être de rassurer- lorsqu’elle s’exerce par le biais de structures médiatiques ne révèle-t-elle pas la nécessité d’une certaine reconnaissance publique ?
Notre époque met en scène la vie quotidienne comme aucune autre. Elle fait non seulement du quotidien un spectacle (la téléréalité et l’autofiction affectionnent la représentation triviale des petites choses de la vie), mais aussi une espèce de salut. Le quotidien est son unique planche de salut, elle s’y accroche avec la force née du désespoir de voir s’effondrer les idéaux supérieurs.
Cette reconnaissance publique de la vie quotidienne, qui confine bien souvent à une forme de sacralisation, relève à mon sens du narcissisme ; on jouit de se voir dans les situations les plus banales, même les plus humiliantes (l’un des ressorts de la téléréalité consiste dans ce que l’on pourrait appeler « l’humiliation des humbles qui n’ont pas su le rester », d’où le plaisir de revenir voir un héros ordinaire six mois après sa gloire éphémère lorsqu’il a rejoint la troupe anonyme des gens simples d’où il s’était extrait pour participer à son adoubement médiatique), de se mirer dans les circonstances les plus communes et les plus anodines. Mais cette mise en avant du quotidien manque et masque son essence. Elle sacralise une vie quotidienne réduite à la simple familiarité rassurante et ordinaire. Or le quotidien excède sa cristallisation en pratiques et gestes banals. Sous la surface trop lisse (et donc trop unie et monotone) du quotidien se joue un conflit caché qui est le processus fondamental de la quotidianisation lui-même. Seulement l’époque ne prête aucune attention, fascinée qu’elle est par la seule banalité de la vie de tous les jours. La conception radicalement neuve de la vie quotidienne qui est exposée dans le livre consiste en ceci qu’elle n’a absolument rien à voir avec l’idée d’un univers familier, banal et répétitif. En un sens, la vie quotidienne est tout autant production de l’expérience familière que répudiation de celle-ci. C’est cela qui est difficile à comprendre mais qui constitue pourtant l’essentiel de ce que j’ai voulu montrer.
Comment définiriez-vous la baleine à l’intérieur de laquelle « ces Jonas inconscients du danger cherchent la sécurité paradoxale du sommeil » ?
Le ventre de la baleine, c’est justement la vie quotidienne limitée à son pouvoir de sécurisation et à son ambiance familière. C’est le nid douillet au cœur du monstre de la banalité, le repli frileux sur le commun épuré de toute sa tension constitutive avec l’étrange et l’étranger. C’est par exemple la maison d’architecte, le 4X4, la cabane dans les arbres, tous les lieux qui exhibent leur autonomie, leur auto-topie comme valeur absolue, qui s’affranchissent du monde et lui imposent en retour leur domaine fermé, sécurisé, climatisé. J’estime que la plupart de nos contemporains n’aspirent qu’à cette forme paradoxale de tranquillité en se laissant dévorer par la gueule sombre du banal, du confortable, du rassurant. Or, encore une fois, si on pratique une vision stéréoscopique des choses, le monde quotidien n’est en aucune façon réductible à cette sphère tranquille et sécuritaire. Par « vision stéréoscopique », j’entends ici une perception des choses qui pénètre au-delà de leur surface et de leur apparence communes pour saisir la part d’étrangeté et d’inquiétude qu’elles comportent en leur essence dissimulée. Cette stéréoscopie du quotidien est seule apte à percevoir dans le monde banal et profane une réserve féconde d’indeterminé. Mon travail dans la Découverte du quotidien est dans son ensemble l’application de cette méthode stéréoscopique. Chaque fait quotidien, pris dans sa dimension la plus terre-à-terre, peut ainsi être appréhendé comme le signe d’une réalité plus essentielle car plus accidentelle, précaire, fragile. Mais ce sous-monde inquiétant appartient encore au quotidien, il en est la matrice secrète. Pour accéder à cette vision stéréoscopique, il faut s’arracher à l’univers tiède et médiocre de l’âge libéral, au bien être plaisant et fade du postmodern way of life. Car, si suffisant soit-il dans sa persuasion d’être le comble du bonheur, il laisse à désirer.
Peut-on considérer que l’homme qui se réserve un espace « de non employé et de non employable », pour échapper à une « normalisation sociale » totale, se frappe pour ainsi dire d’incomplétude ?
Pour faire simple, je dirai que la vie quotidienne, appréhendée selon son processus constitutif, à savoir la quotidianisation, est une normalisation inachevée. Elle est normalisation car son opération fondamentale consiste à domestiquer l’expérience brute du monde et à la réguler, à lui donner un ordre régulier et familier. De ce point de vue, la vie quotidienne n’est pas, comme toute la pensée française le clame depuis les surréalistes (Lefebvre, de Certeau, Foucault), hétérogénéité pure, spontanéité vitale et singulière. Les normes qui dictent un certain ordre quotidien ne lui sont pas forcément extrinsèques. Il existe une autonormalisation du quotidien qui n’est rien d’autre que sa manière d’apprivoiser le cours irrégulier de l’existence. Toutefois cette normalisation est rarement complète, et ce pour le bien même de la vie quotidienne. Car celle-ci est sans cesse sollicitée par l’étrangeté du monde qu’elle ne peut entièrement familiariser. C’est la raison pour laquelle la vie quotidienne, telle que je la comprends et tente d’en découvrir la raison ultime, oscille entre la tendance ferme à la familiarisation et l’exposition permanente à l’étrangeté, à l’étrangèreté même. La normalisation vivante ne risque pas de se crisper en une orthodoxie familière, celle des convenances de tous les jours et du conformisme de la vie courante. La vie est justement courante car elle sait laisser être la dynamique même de la confrontation polémique du familier et de l’étranger.
Pour appréhender le quotidien dans ses perspectives spatiales et temporelles propres, vous réactualisez la notion aristotélicienne de « prudence », qui est une connaissance des moyens de réalisation de l’universel portant sur le particulier. Quelles en seraient les préceptes et les conditions d’application dans le cadre d’un quotidien découvert ?
La prudence, c’est cette intelligence ordinaire qui sait appliquer une règle à des cas particuliers en sachant concilier l’universel et le singulier. Dans notre vie quotidienne, elle est continuellement requise afin de donner une certaine constance à l’expérience sans la figer dans une norme d’airain. A la différence de la prudence dont parle Aristote, la prudence quotidienne échappe à la délibération et à la sagacité consciente des individus, c’est une prudence de la vie quotidienne elle-même, de son processus de familiarisation qui sait équilibrer la présence normative du familier avec les assauts constants de l’incertain et de l’inconnu. La prudence dit de ne jamais tomber dans l’excès de la familiarisation sous peine de faire de la vie quotidienne la répétition plate d’une norme achevée, ni dans celui de l’exposition à l’étrangeté du monde qui rendrait l’expérience humaine inquiétante et indéterminée. Il va sans dire que, de mon point de vue, la prudence est la traduction en terme de stratégie vitale de l’infradialiectique de la vie quotidienne. L’homme ordinaire n’est ni un serf soumis à l’ordre des choses communes, ni un créateur subversif, mais un homme prudent qui concilie sécurité et aventure, repos et mouvement. Rien n’est plus difficile que d’atteindre cet état d’équilibre. Et pourtant, chaque jour, des milliards d’hommes et de femmes y parviennent sans le savoir. C’est là le prodige universel -mais ignoré- de la quotidianisation.
Propos recueillis par
Bruce Bégout : La Découverte du quotidien (Allia)