Brian Evenson est un écrivain étonnant : ancien mormon, professeur de « creative writing », traducteur du français (Gailly, Claro), grand connaisseur de « French Theory » (adoubé par Deleuze à la fin de sa vie) et amateur de black metal, il explore depuis le remarquable « Altmann’s tongue » (1994) un univers aussi fascinant que cryptique, où se confondent souvent épistémologie et ultra-violence. A l’occasion de la parution de son nouveau roman (le plus abordable), La Confrérie des mutilés, échange bilingue avec authentique inclassable.
Chronic’art : Pourquoi avoir choisi de publier dès maintenant ce roman méconnu de votre oeuvre en France?
Brian Evenson : Claro a lu très tôt la version chapbook de The Brotherhood of mutilation, c’est-à-dire en 2003, mais cette dernière ne contenait que la première moitié du roman. La version intégrale paraît aux USA cet hiver, sous le titre Last days, et c’est Claro qui a décidé en premier de publier le livre en l’état. A l’époque, je pensais que le livre était terminé. Puis j’ai entamé l’écriture d’une deuxième partie en 2006, parce que j’avais la désagréable impression que l’histoire n’arrivait pas à sa conclusion. Je voulais voir ce qui pouvait arriver au personnage de Kline.
Ce roman est très à part dans votre travail…
Je me suis beaucoup amusé à l’écrire. Déjà parce qu’il commence sur un canevas parodique de roman noir, très inspiré de Dashiell Hammett ou Jim Thompson. Ensuite parce que le lien avec le reste de mon travail est assez paradoxal, en effet, comme déformé. Enfin, parce que le style est très différent de celui de mes autres livres. Mais c’est un de mes livres préférés.
Vos livres paraissent de manière non chronologique en France. Etes-vous satisfait de ces choix de traduction et de publication ?
Je serais certainement heureux qu’on publie Altmann’s tongue. Mais les « greatest hits » de Brian Evenson, c’est-à-dire mes livres les plus récents, ça me convient aussi. Les traductions sont excellentes. J’ai regardé la traduction de Contagion par Claro ligne après ligne, et c’est très précis, très juste. Pour les deux autres (La Confrérie des mutilés est traduit par Françoise Smith, Inversion par Julie et Jean-René Etienne, ndlr), ils ont pris en compte presque toutes mes remarques. C’est du beau travail.
Votre utilisation de la langue est extrêmement précise. Les dialogues, notamment, évoquent le théâtre de Beckett, parce qu’ils interrogent en permanence le langage, par ses manques et ses paradoxes. Vous n’avez pas songé à faire comme Beckett, c’est-à-dire à vous atteler vous-même à la traduction ?
Non, ça serait trop difficile. Si je devais faire la traduction moi-même, on perdrait les nuances, les subtilités. Passer du français à l’anglais, comme je l’ai fait pour les livres de Christian Gailly ou Claro, c’est ma limite. Mais je suis obsédé par Beckett depuis très longtemps, et mon rapport au langage est certainement assez similaire au sien. Les dialogues en staccato dans La Confrérie des mutilés sont évidemment inspirés par le roman noir : les personnages autour de Kline parlent toujours depuis un Eden de connaissance auquel il n’a pas accès, il lui reste toujours une partie de mystère à éclaircir. Je voulais que des mystères motivent l’action, mais que l’action elle-même soit toujours transparente.
Le personnage de Kline semble être votre personnage le plus incarné.
C’est possible, même s’il se désincarne au fur et à mesure qu’on lui ampute des membres. Mais on vit l’action à travers ses yeux, c’était une nécessité. C’est aussi mon premier personnage qui n’existe que par lui-même, qui n’est contrôlé par rien ni personne. Il se demande toujours où est la limite entre être humain et ne plus être humain. Il a une éthique propre, aussi, ce qui est rarement le cas chez mes personnages : à la fin, il ne trouve aucune réponse, mais il ne se perd pas en chemin. Il reste dans les limbes, dans un non-espace et il est vivant. Il ouvre la porte, il s’en va, et on ne sait rien du reste. La fin de la première version du livre, c’est-à-dire la fin de la première partie, était moins ouverte, plus logique : Kline s’apprête à se couper un bras après s’être coupé la main, l’histoire se répète.
La deuxième partie brise le cycle, en quelque sorte, puisqu’elle ouvre le livre sur une myriade d’autres idées.
Effectivement. On change de registre, même si on reste dans le roman noir : dans la première partie, il enquête, dans la deuxième, il agit. Ca devient un thriller. Mais la seule chose qu’il arrive à accomplir, c’est tuer tout le monde. C’est la seule manière qu’il a trouvé de s’échapper du piège dans lequel on l’enferme petit à petit. (A ce moment, Evenson passe à l’anglais en s’excusant de « mutiler la langue française », ndlr).
Mutiler la langue, mutiler les corps : ça rappelle cette phrase très frappante de la première nouvelle de Contagion, La Polygamie du langage, où le personnage entend « s’éloigner de la théorie pour démêler le langage non pas de loin, mais depuis l’intérieur »…
Pour moi, la violence du langage est essentielle. On remplace le monde à travers le langage, et on agit sur le monde en retour avec lui, parfois de manière dévastatrice. Le personnage de cette nouvelle n’arrive à comprendre le langage qu’un détruisant des corps. Dans La Confrérie des mutilés, la tension concerne la séparation entre ce qui se passe dans les esprits et ce qui survient sur les corps. Kline décime des corps, mais il se persuade que temps qu’il arrivera à se répéter la phrase « Tant que je n’ai pas utilisé toutes les balles dans mon chargeur, je suis encore humain », il restera effectivement humain. Le langage est supposé le sauver, et ça ne marche pas. J’ai un rapport étrange avec le langage : pour moi, le monde crée des mondes, il ne reproduit pas « le » monde.
Kline est d’ailleurs censé enquêter sur la recréation d’un meurtre, pas sur le meurtre en question.
Kline est suspicieux du réel. Il a raison. J’ajouterai qu’il doit enquêter sur la recréation d’un meurtre dans un livre qui est la recréation d’un fait qui n’a jamais eu lieu.
Paradoxalement, vous être l’artisan d’une écriture distante, précise, presque transparente, qui aurait tendance à faire oublier au lecteur qu’il est en train de lire du langage.
J’en suis tout à fait conscient. Mon écriture est avant tout une affaire de choix et d’équilibre : je dois à la fois transmettre l’impression d’une expérience très intense au lecteur, et le forcer ponctuellement à voir le livre depuis l’extérieur. La Confrérie des mutilés est un livre volontairement entraînant et véloce, une machine infernale (« juggernaut », expression intraduisible, ndlr), mais je souhaite que le lecteur s’interroge sur la nature de ce qu’il est en train de lire, comme une méditation épistémologique. Les dialogues ont aussi cette utilité. Mais le traitement de la violence est aussi supposé être humoristique, distancié, presque comme une bande-dessinée. C’est bien moins dérangeant qu’Inversion, par exemple.
C’est effectivement votre livre le plus drôle. On penserait presque à certains films japonais, comme ceux de Takashi Miike, où la violence est telle qu’une fois un certain seuil dépassé, tout se dégonfle.
Je suis content que vous disiez ça. Il y a de l’humour dans tous mes livres, mais c’est vrai que c’est le premier roman délibérément humoristique que j’écris. Je me suis beaucoup amusé à faire en sorte que les dialogues tombent toujours à plat. Et je connais bien Ichi the killer, de Miike, qui correspond bien à votre description. Manchette m’a aussi beaucoup influencé dans ce sens : Ô dingos, ô châteaux ! est un livre très étrange, surtout dans sa conclusion. La relation de la violence et de l’humour et passionnante. Je ne saurais dire si c’est un plaisir honteux, mais c’est captivant à écrire. Aller plus loin, toujours plus loin dans l’absurde et le dégueulasse. J’ai adoré écrire l’histoire des Paul, aussi.
L’idée d’une secte qui se diminue de ses membres pour s’approcher de Dieu est assez dérangeante. S’agit-il d’une fantaisie absurdiste, ou a -t-elle des racines théoriques plus profondes? On comprend mieux le fait de tuer pour la foi ou, comme dans Inversion, l’acte d’expiation littéral.
Le point de départ, c’est évidemment la citation de l’Evangile selon Matthieu en exergue : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi… Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, arrache-la et jette-la loin de toi… ». Mais je serais incapable d’expliquer pourquoi j’ai eu envie de passer de la métaphore au littéral. Il y a beaucoup de mutilations dans mes livres. Mais si l’on considère une religion qui croit à un individu cloué sur une croix en bois avec une couronne d’épines qui lui entaille le visage, il y a plus en jeu que le simple sacrifice : il y a du sang, de la violence, de la souffrance. Tant de religions comprennent des actes de contrainte ou de destitution, comme l’interdiction de manger de la viande le vendredi pour les catholiques… Alors pourquoi une religion basée sur la diminution ne pourrait elle pas exister ? Les mormons ont beaucoup de contraintes : on ne boit pas de vin, on ne boit pas de café, on ne fume pas. Dans un sens, les mutilations du roman constituent l’étape suivante.
Vous êtes à la fois très critique et très clément vis-à-vis des folies de la religion. Ou plutôt, vous étiez assez clément par le passé, et vous l’êtes beaucoup moins dans ce nouveau roman.
C’est tout à fait juste. J’ai été mormon pendant trente-trois ans, donc je comprends parfaitement l’attrait de la religion, jusque dans la souffrance qu’elle peut provoquer. Dans la Confrérie, il y a deux niveaux : il y a ceux comme Gous et Ramse qui sont des fidèles très sincères. Et il y a les arcanes, comme Borchert, pour qui c’est avant tout une histoire de politique. Il a la foi, mais il manipule les autres tout à fait sciemment. Quand j’étais mormon, je suis passé par plein d’états de foi et de doute : je suis en mesure de comprendre tout un éventail de rapports à la religion. Je n’y suis pas opposé, mais je sais ce qu’elle m’a fait.
Vous écrivez toujours sur des personnages qui dépassent toutes sortes de limite pour et à cause de leur foi.
Par leur foi. Je ne suis pas tout à fait athée, mais je la tiens à distance pour l’analyser. La religion m’agace autant qu’elle me fascine.
L’importance de la religion dans le monde ne cesse d’évoluer. Pensez-vous que vous auriez écrit un livre similaire il y a trente ans ?
Ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis entre la politique et le religieux est effectivement très étrange. Si j’arrive à écrire encore un livre dans ce monde, il parlera de politique et de mutilation.
Vous pensez que vous seriez capable d’écrire un livre qui ne parle ni de religion, ni de meurtre ?
Ca m’est arrivé quelques rares fois, le temps d’une nouvelle. Mais je reste intéressé par ce qui arrive aux êtres en situation extrême, quand la culture disparaît. Et j’aime les livres qui continuent à vivre en vous longtemps après que vous ayez fini de les lire. Idéalement, mes livres font ça à mes lecteurs.
On vous associe souvent à des écrivains qui n’ont rien à voir avec vous. Quels sont les auteurs dont vous vous sentez proches ?
Il y a beaucoup d’écrivains que j’apprécie, mais je sais que je suis le seul dans mon territoire, à cause de mes obsessions. L’écrivain dont je me sens le plus proche, c’est Kafka. Mais peut-être d’autres écrivains me rejoindront-ils ? Il se passe des choses intéressantes : Diana George, une jeune écrivaine qui a publié un excellent livre, Disciplines… Ou toute une nouvelle école qui semble, comme moi, influencée par Thomas Bernhard, ou par Eric Chevillard, dont on a traduit trois livres en anglais. Mais j’ai la chance de demeurer un inclassable pour le monde des lettres américaines : je ne suis pas un post-moderne, je ne suis pas un écrivain de genre…
Savez-vous si vous êtes lu par les amateurs de littérature d’épouvante, justement ?
De plus en plus. Et c’est très étrange. D’un côté, il y a le lectorat littéraire, qui considère mon œuvre comme de la littérature. Et de l’autre, mon recueil de nouvelles The Wavering knife (non traduit, paru aux USA chez FC2, ndlr) a gagné le « International Horror Guild Prize », qui récompense les auteurs de livres d’horreur et de fantasy et qui m’a fait découvrir à tout un nouveau public. Enfin, les lecteurs de roman policier ont beaucoup aimé The Brotherhood of mutilation et Inversion, qui était finaliste du « Edgar Awards », qui récompense les auteurs de polars. Mon lectorat est très composite et ça me plaît, il y a de bonnes choses dans la littérature de genre. J’aime bien Peter Straub, par exemple. Je considère de toute façon qu’un écrivain doit s’intéresser à beaucoup de choses pour enrichir son univers. J’ai longtemps écrit sur la musique, par exemple, et j’ai beaucoup appris de certains musiciens.
Vous ne mentionnez pourtant jamais la musique dans vos romans ou vos nouvelles.
Dans la Confrérie des mutilés, on joue une version cabaret de Hey good looking… Mais effectivement, je ne mentionne pas mon goût pour la musique noise, la musique expérimentale, la musique électronique, le black metal. Sunn O))) est le groupe qui me fascine le plus au monde. Le drone metal, Earth, Hecker. J’ai collaboré avec Xingu Hill sur un disque, même si je ne suis pas musicien. J’aime beaucoup collaborer avec d’autres artistes, des illustrateurs, des photographes.
La plupart des musiciens de musique dite « extrême » ont pourtant un rapport beaucoup plus juvénile et simpliste que vous à la violence.
Ca dépend. J’aime beaucoup l’aspect ritualiste de Sunn O))) : c’est outré, exagéré, mais sans ironie, et ça marche malgré tout. De même pour Earth, qui semble vouloir simplifier la musique américaine à un seul accord. Je recherche ce genre de simplicité très pure dans mon écriture, et la Confrérie des mutilés va tout à fait dans ce sens. Même si j’ai tellement réduit le geste qu’il en devient humoristique.
La Confrérie des mutilés ferait une excellente pièce de théâtre. On pense au spectacle de Dennis Cooper avec Gisèle Vienne, Stephen O’Malley et Peter Rehberg. Et on revient à Beckett, et à son art des dialogues.
J’aimerais beaucoup que mes livres soient adaptés. J’ai été approché par un réalisateur danois qui voudrait adapter la Confrérie des mutilés, et je pense que ça ferait un excellent film. Sinon, je vais voir Fin de partie au théâtre cette semaine, pour la première fois, avec Dominique Pinon.
Vous ne vous mettez jamais en scène dans vos livres, contrairement, justement, à Dennis Cooper.
Il y a un personnage d’une nouvelle qui s’appelle presque Brian. Mais ma vie n’est pas intéressante : j’écris, j’enseigne, je vais voir des concerts.
Il y a tout de même un moment de votre vie où vous avez eu à choisir entre votre vie et votre oeuvre, quand l’église mormon vous a demandé d’arrêter d’écrire vos livres. Ca n’arrive plus si souvent en Occident. C’est presque un privilège.
Si j’avais choisi de rester dans la communauté, je n’aurais pas écrit Inversion ni La Confrérie des mutilés. Heureusement, je croyais en ce que je faisais, et je savais que l’écriture était plus importante pour moi que tout le reste. Le fait d’avoir à contourner les règles m’a aussi beaucoup appris sur le langage, sur le pouvoir de chaque mot. Sur le moment, cette excommunication fut un enfer. Avec le recul, ce fut une bénédiction.
Propos recueillis par
Lire notre chronique de La Confrérie des mutilés (Le Cherche-midi)