Aux antipodes du rap à l’emporte-pièce de Puff Daddy ou des clichés des gangstas, les rimes des californiens Blackalicious méritent qu’on s’attarde sur leur sens. Alors que sort Nia, le duo participe aussi à Quannum spectrum, compile du supergroupe de rap, Quannum.
Chronic’art : Parlons un peu de ce premier album, Nia.
The Gift of Gab : Nia est un projet très spécial pour nous, qui englobe trois années d’expériences et de travail. Il nous a fallu du temps pour le sortir, car c’était un album symbolisant notre évolution : nous avons enregistré soixante chansons et avons dû en sélectionner vingt qui nous représentaient le mieux à ce moment-là. Les retours positifs au sujet de Nia sont notre récompense. On a mis notre cœur dans ce disque et des gens nous félicitent pour de vraies bonnes raisons. C’est difficile d’avoir un avis objectif sur ce qu’on fait, mais quand les autres te disent ce que tu pensais de ton disque, c’est fantastique.
Votre définition de Quannum.
Lateef The Truth Speaker : A la base, Quannum se compose de cinq individus : moi, The Gift of Gab ici présent, Lyrics Born, l’autre moitié de Latyrx, Chief Xcel l’autre Blackalicious et DJ Shadow. Ce sont les membres de Quannum, le groupe. Quannum Project est le nom de notre label, nous l’avons fondé. Il s’appelait SoleSides auparavant. En tant que label, nous sortons aussi des disques de nouveaux groupes, des singles…
Votre relation avec DJ Shadow.
Gab : C’est mon cousin ! Non, je rigole. Au sein de Quannum , il y a ces cinq énergies différentes dont DJ Shadow fait partie. Nous sommes une équipe, un gang presque.
Pas de bagarres entre ces cinq personnalités ?
Lateef : On a tous les pieds sur terre, on se connaît depuis huit ans… On sait comment se traiter les uns les autres.
Gab : Quand il faut créer notre musique et s’organiser, on se met au travail : on s’entend comme au sein d’une famille ou d’une fratrie. On s’engueule, on s’énerve les uns les autres, on s’envoie promener… comme des frères le feraient. Au final, cependant, nous partageons tous une même vision.
Vos thèmes d’écriture de prédilection.
Lateef : Mon thème préféré est la vie. On ne se limite jamais à des thèmes, on ne veut pas être coincés par une catégorie ou une autre. Il n’y a pas de restriction dans notre façon d’approcher une chanson ou sur le sujet ou la façon d’en parler. Chaque chanson est une nouvelle création et est traitée comme telle. On veut de la spontanéité. C’est pareil sur le plan de la musique. On refuse les formats.
Des causes à défendre en priorité ?
Lateef : Notre musique vient de la vérité. On fait de notre mieux pour nous exprimer de la manière la plus franche et honnête possible, dire ce qu’on pense vraiment, sincèrement. De toutes façons, on sait que quoi qu’on pense ou ressente, ça finira par influencer notre écriture. Nous n’essayons pas de jouer des rôles. De dire que telle ou telle chose est plus importante dans notre vie alors que ça ne l’est pas. Personnellement, je ne supporte pas ça dans la musique des autres, alors en tant qu’artiste, j’essaye de donner aux gens quelque chose qu’ils peuvent utiliser dans leur vie. S’il y a une cause qui me touche, je la défendrai. Si tu en as une opinion différente, tant pis. Au moins je me sentirai mieux d’avoir dit ma vérité, je me sentirai digne de donner mon avis.
Gab : En tant qu’artistes, nous avons une grosse responsabilité. Nous influençons les jeunes : ils copient notre style vestimentaire ou notre façon de vivre. Ils nous admirent et mieux vaut leur renvoyer une image positive. Je crois qu’un musicien peut réellement changer le monde. Les musiciens sont les architectes du futur. Je ne veux pas me considérer comme engagé ou politique, mais j’espère défendre de justes causes. Quand je regarde le monde, je le trouve en mauvais état et je pense qu’on ne peut que l’améliorer grâce à ce pouvoir qu’on a.
Le hip hop vu par les Quannum.
Lateef : Aujourd’hui, le hip hop a muté en un tas de choses différentes. On arrive à un point où le hip hop a une existence suffisamment longue pour que des gens aient grandi avec et soient influencés en profondeur par ce genre. On peut dire que la techno est un mélange de hip hop et de punk rock, que la drum’n’bass et la jungle sont des extensions du hip hop. Puff Daddy aussi. Le hip hop vient de toutes les formes de musique créées avant lui. C’est impossible de le classer, ça touche à tellement de catégories, et des aspects de cette culture ont influencé les moindres recoins de la musique populaire actuelle : le breakdance, le scratching, les DJs, etc. Tout ça faisait partie de la culture hip hop à la base. Maintenant, beaucoup de groupes de rock font une sorte de rap : Korn, Limp Bizkit, The Bloohound Gang… C’est logique, les gens qui ont 25 ans aujourd’hui baignent dedans depuis qu’ils sont ados. Et c’est aussi devenu un langage commun à tous les jeunes de n’importe quel pays. J’ai cru comprendre qu’en France, le hip hop en anglais est moins populaire que celui chanté en français. Et c’est parfaitement normal : il faut comprendre les paroles, que les thèmes abordés soient ceux qui te touchent. Ca se passe comme ça dans le monde entier et c’est sain : les Australiens doivent rapper sur ce qui se passe en Australie, pas à NY.
Gab : Le hip hop parle de ce qu’on ressent, d’où on vient…
C’est presque une forme moderne du blues…
Gab : Oui, d’une certaine façon. Ou du jazz. Ou de la soul. Après tout, il vient de tout ça. Ca a commencé avec les tam-tam en Afrique, c’est arrivé dans les bateaux d’esclaves, ça a continué dans les champs de coton puis c’est devenu blues, jazz, soul, rock’n’roll et finalement hip hop. C’est le même sentiment qui s’est auto-recyclé, a réapparu régulièrement sous de nouvelles formes.
Et les rappeurs blancs dans tout ça ?
Gab : Le rap transcende ce genre d’étiquettes. Eminem, à mon avis, est un artiste génial. J’espère qu’à soixante ans lui et moi continuerons à rapper. C’est au-dessus des catégories hommes-femmes, des races. Si tu es créatif, que tu as ce talent de t’exprimer, on se fiche de la couleur. C’est une musique de Noir, d’accord, mais si tu as une âme, un cœur, c’est accessible, quelle que soit ta couleur. L’esprit du hip hop est ainsi. Le reste, la discrimination entre genres et races, ça touche la condition du monde actuel.
Lateef : Si tu crois faire du hip hop et qu’un type vient te dire que, pour x raisons, tu n’en fais pas, ce type est un con…
Gab : … car le hip hop est indéfinissable : c’est un état d’esprit, une énergie. Chacun peut l’interpréter à sa manière, comme une religion.
A quoi ressemble une tournée Quannum ?
Gab : On aime les tournées. J’ai un sentiment curieux lorsque je quitte les Etats-Unis : je profite vraiment de l’expérience une fois de retour chez moi, en regardant les photos. Sur le coup, en général, je suis trop absorbé par tout ce qui se passe autour de moi pour en jouir pleinement. Je m’éclate vraiment, mais c’est encore mieux quand je m’en souviens une fois la tournée finie.
Lateef : J’aime tous les aspects des tournées. Comme nous sommes indépendants, nous avons appris à apprécier toutes les étapes de la fabrication d’un disque ; de A à Z. J’aime enregistrer en studio, savoir que ce que je mets sur bande, ce que va devenir mon album : c’est très excitant. J’aime le processus de création des chansons, m’asseoir avec mon sampler, rapper, trouver de nouveaux styles. J’ai réussi à apprécier les interviews, la promo.
Gab : Les interviews sont parfois thérapeutiques. Tu te connectes avec ton interviewer et tu penses à des choses auxquelles tu ne réfléchis pas vraiment normalement. Et cette pensée te mène à d’autres et te conduit à de petites révélations sur toi-même.
Lateef : La tournée est un de ces aspects que j’aime aussi. Le simple fait que quelqu’un paye pour me voir me fait un effet incroyable. Il n’y a rien de comparable à cette montée que j’ai sur scène. Le sexe, les drogues, ce n’est pas aussi fort. J’adore tourner avec Blackalicious et DJ Shadow.
Gab : On est tous fans les uns des autres, il n’y a pas d’histoires d’ego.
Lateef : C’est le moment où nos amitiés progressent encore. Il faut tout partager : le temps, l’espace, le bus…
Gab : Les microbes !
Lateef : Notre meilleure histoire de tournée est certainement celle du virus qui n’a pas voulu quitter le bus et qu’on se refilait tous constamment.
En conclusion, pas d’angoisses pré-millénaire ?
Gab : Le soir du 31, je m’achèterai un masque à gaz et une armure et je vais grimper au sommet de l’Everest. J’aurais aussi un lance-flammes et un collier d’ail au cas où. Je crois que toute cette histoire de millénaire est surtout une énorme conspiration marketing. C’est du business. Peut-être le monde changera après, mais depuis le début de l’année, tout le monde nous casse les pieds avec l’an 2000. Depuis trois ans au moins, on nous raconte qu’il va se passer quelque chose ce soir-là, mais la date approchant, ça se calme. Les gens ont tellement fait grimper les attentes que tout ça va se dégonfler comme un soufflé.
Propos recueillir par
Lire nos chroniques de Nia de Blackalicious et de Spectrum de Quannum