Alors que paraît le quinzième titre du nouveau label allemand Between the lines -James Emery, Luminous cycles-, saluons comme il se doit cette belle entreprise qui n’a toujours pas trouvé de partenaire à sa convenance pour sa
Provocante et paradoxale, l’entrée en scène de ce tout nouveau label sis à Francfort bouscule avec élégance et détermination les idées reçues, les présupposés idéologiques et esthétiques sous les oripeaux desquels prospère le conformisme et s’épanouit une rancœur tenace.
Pragmatisme subversif
Between the lines est né en septembre 1999 de la volonté de Paul Steinhardt. Il n’est ni musicien, ni producteur, mais banquier, gérant d’un organisme financier. Renversant les rapports ordinaires qui subordonnent les aventuriers de la production aux bailleurs de fonds qui veulent bien céder pour un temps à leur cour en s’arrogeant le bénéfice symbolique du mécénat sans cesser de loucher sur la courbe des ventes, la Deutsche Structured Finance s’est d’elle-même portée au secours de la création. Bien que la sensibilité personnelle de Paul Steinhardt au jazz contemporain ait constitué un facteur décisif dans son engagement, il ne s’abrite néanmoins derrière aucun discours ambigu au sujet de l’art et du désintéressement, sur le mode « un peu de douceur dans un monde de brutes ». Son propos est clair, pragmatique : se faire mieux connaître. Mais ses moyens sont moins banals qu’il y paraît. Plutôt que d’apporter sa manne à un projet quelconque, ou de soutenir une belle aventure quitte à la mettre en danger sans plus d’égards (une visite sur le site de Hat Hut, un authentique Blue Note des années 80, né il y a vingt-six ans, qui connait de grandes difficultés), la DSF a préféré s’engager elle-même en se dotant d’un véritable directeur artistique à qui elle a donné les pleins pouvoirs. Le choix du compositeur et trompettiste Franz Koglmann n’est pas seulement des plus avisés (il avait lui-même dirigé Pipe Records dans les années 70), il témoigne aussi d’une grande finesse dans l’appréciation des enjeux esthétiques d’aujourd’hui.
Le musicien autrichien mieux connu depuis ses enregistrements pour Hat Hut, justement, cultive un goût rare pour une musique raffinée qui plonge aussi bien ses racines chez Jimmy Giuffre, pour sa légèreté enchantée, et Tony Fruscella, auquel l’apparente une mélancolie saturnienne, que chez les Viennois de la modernité. En bref, il assume comme personne le double héritage dont la notion contestée de Third stream théorisait, il y a maintenant cinquante ans, la fusion. Mieux, Koglmann en revendique la filiation. Or jamais dans l’histoire du jazz, pourtant riche en invectives et polémiques, concept nouveau ne fut plus raillé, honni, insulté que celui du Troisième Courant qui honorait trop l’intelligence musicienne. On sait ce qu’il advint : la quasi-totalité de la musique créative d’aujourd’hui réalise ce que Gunther Schuller avait prophétisé dès la fin des années 50. Sans qu’il en soit dit, bien sûr…
Koglmann, sans rejeter tout à fait la thèse de la « mort du jazz », en tire des conséquences diamétralement opposées aux conclusions communes. Toutes les périodes de déclin, dit-il en substance, s’accompagnent d’un remarquable enrichissement créatif. Viennois, il sait de quoi il parle. L’exténuation du mainstream ne doit pas masquer le fantastique bourgeonnement qui doit beaucoup à l’héritage du jazz. Ce qui meurt renaît ailleurs, métamorphosé, fécond. Sans doute vivons-nous une période « fin-de-siècle », il y aurait plutôt lieu d’en tirer avantage que de s’en plaindre.
Enfin, et pour faire bonne mesure, ce fin dialecticien, citant le sociologue américain Roger Price, remet d’une pirouette superbe la question de l’ « élitisme » sur ses pieds : « de ce que beaucoup ne veulent pas, certains en sont privés ». Le projet pratiquement subversif de la DSF tel que l’investit Koglmann revient au fond à détourner l’argent, produit de la consommation courante (du mainstream social), au profit de formes qui la contredisent. Le procès d’élitisme retourné à l’envoyeur. CQFD.
La force des formes
Restait à trouver l’aspect concret sous lequel livrer sans le trahir cet équilibre subtil d’intelligence et de sensibilité que Peter Rüedi résume en cette formule devenue la devise de Koglmann : « une musique qui émeut le cerveau ». Les pochettes se devaient d’être identifiable au premier coup d’oeil. Comme celui de Barbara Wojirsch pour ECM, le travail de la plasticienne Jutta Obenhuber confère son unité visuelle à la collection et rend sensible le choix d’un registre émotionnel qui fait bon ménage avec le concept, en offrant un miroir fidèle à l’esthétique de la « ligne claire » que s’est choisie Between the lines. Reconnaissable entre mille, l’empreinte d’un mouvement de laque brossé sur fond d’aluminium sera la signature visuelle du label, en parfait écho à son contenu. Bien que chaque pochette soit conçue pour une musique particulière, le geste pictural n’est pas de pure réaction, il provient d’une attitude réflexive. La pertinence de la typographie enfin, typiquement allemande, fine, stricte, élégante et fonctionnelle, est l’apanage des grands designers : de Blue Note à Hat Hut, les grands labels ont toujours su l’investir d’un rôle éminent.
Between the lines ne s’efforce pas d’illustrer une « ligne » esthétique précise et réductrice, mais la musique de Franz Koglmann, présent par deux fois au catalogue (Make believe, et An Affair with Strauss), donne le ton. Il défend un « jazz de chambre », attentif aux nuances délicates, ouvert mais rigoureux, qui accorde autant à la composition qu’à l’improvisation par l’importance donnée au souci pointilleux de la forme. L’élément onirique de Make believe renvoie au Surréalisme, une référence constante du musicien autrichien, et la poésie est une dimension essentielle aux productions de Between the lines, explicitement avec Oskar Aichinger et son piano préparé (Elements of poetry), à l’état cristallin chez Ran Blake et Enrico Rava (Duo en noir), vaporeux chez Koglmann (An affair with Strauss), ou charnel avec John Lindberg (A Tree Frog Tonality -voir notre chronique de son dernier CD avec le même Ensemble). L’imaginaire travaille les cadres formels, et le rapport au cinéma sous-tend les incursions du groupe de Michel Wintsch dans sa temporalité discrète et saccadée (avec Gerry Hemingway : Postludique in Michel Wintsch & Road movie) comme les projections hallucinatoires de Ran Blake. Le travail minutieux des timbres s’effectue loin de tout « expressionnisme », les plans sonores sont aérés, et le son semble circuler librement dans un espace ouvert. ECM prétendait offrir « le plus beau son après le silence », mais celui-ci, dans nombre de ses productions est un silence de studio, artificiellement créé par la prise de son luisante et réverbérée qui a fait la célébrité de la firme munichoise. Rien de tout cela ici : le silence n’est pas un effet imposé de l’extérieur comme un lustre, mais circule, induit par la conception même de musiques qui accordent une grande importance à l’organisation des plans sonores, à une économie rigoureuse du discours musical plus tenté par la litote que par la surenchère. Ainsi les subtils jeux de miroirs de François Houle (Cryptology, voir notre chronique de son dernier CD pour Spool) qui poursuivent dans la voie du travail le plus exploratoire de Jimmy Giuffre, ainsi les variations sur des jeux de rapports mathématiques du passionnant trompettiste indien Rajesh Mehta (Reconfigurations).
La présence de nombreux clarinettistes (Tony Coe, Michael Moore, Vlatko Kucan, François Houle, Carol Robinson et Chris Speed), ou d’instruments marginaux mais riches (le cor de Tom Varner, voir Les états du cor, le basson de Michael Rabinowitz), en une collection pourtant limitée d’enregistrements semble constituer l’indice de cette recherche d’une perfection discrète. Quête d’un idéal qui prendrait l’aspect d’un équilibre réalisé entre un travail de timbres délicats et certaine complexité formelle : rien d’ostentatoire, mais un effet de profondeur qui se joue dans l’agencement des surfaces, de façon toute nietzschéenne, en pleine lumière.
La force de Between the lines, qui est le fait de tout label consistant et assure dès à présent son inscription dans la durée, réside dans la densité des liens qui se peuvent établir entre des productions au demeurant irréductibles à une ligne commune. Il est notable que son catalogue puisse en outre accueillir sans hiatus des enregistrements anciens (Bill Dixon/Franz Koglmann/SteveLacy, Opium) ou qui en appellent à une recollection de l’histoire, tel le splendide British-american Blues de Tony Coe et Roger Kellaway où, là encore, l’héritage des trios de Jimmy Giuffre -une référence décidément chaque jour plus incontournable- compose avec les éléments fondateurs du jazz (The Burgundy bruise).
Third Stream Now !
Car la situation originale du label, qui découle de la position forte de son directeur musical sur laquelle se règle à son tour sa propre conduite de musicien, tient à ce qu’en s’ouvrant aux formes contemporaines de l’improvisation, rien n’est perdu de leur enracinement le plus archaïque. Franz Koglmann a su garder vivant cette tradition attentive aux effets les plus fragiles de la vie des formes, qui en traduisent la précaire aventure et se transmettent de Bix Beiderbecke jusqu’à lui pour s’épanouir, à l’ombre de discours plus violents sans doute, et plus simples, mais s’affirmer néanmoins comme un désir mieux partagé, plus prospère, moins isolé que par le passé. Ce « jazz de chambre » auquel Between the lines donne aujourd’hui asile, ce Third Stream de troisième génération (après celle de Gunther Schuller, puis de Ran Blake) sera celui qui n’a plus besoin de manifeste pour se faire entendre parce qu’il sera venu après les autres, en un temps désorienté assez pour ne plus apparaître comme une incongruité mais comme l’expression épanouie d’une nécessité.
Discographie complète :
Franz Koglmann, Make believe (btl 001) ; Michel Wintsch & Road movie feat. Gerry Hemingway (btl 002) ; Michael Moore, Monitor (btl 003) ; Ran Blake / Enrico Rava, Duo en noir (btl 004) ; Oskar Aichinger Elements of poetry, btl 005 ; Franz Koglmann, An Affair with Strauss (btl 006) ; Tony Coe / Roger Kellaway, British-american blues (btl 007) ; John Lindberg Ensemble, A Tree frog tonality (btl 008) ; Andreas Willers, Tin drum stories (btl 009) ; Rajesh Mehta, Reconfigurations (btl 010) ; Bill Dixon / Franz Koglmann / SteveLacy, Opium (btl 011) ; François Houle 5, Cryptology (btl 012) ; Peter Herbert, B-A-C-H : A Chromatic universe (btl 013) ; Oskar Aichinger, To touch a distant soul (btl 014) ; James Emery, Luminous cyles (btl 015)
A paraître : Franz Koglmann, Venus in transit (btl 016)