Avec Le Pornographe, Bertrand Bonello signe un des films les plus stimulants de la rentrée. Nous nous devions de rencontrer ce cinéaste-musicien (il a fondé son groupe, Laurie Markovitch, en compagnie de Mirwais) qui réussit à rendre le porno à la fois poétique et politique, qui filme Dominique Blanc avec la même grâce qu’Ovidie et qui offre à Jean-Pierre Léaud un rôle à la mesure de son mythe.
Chronic’art : Jacques Laurent est un pornographe des années 70 et votre film semble très nostalgique du porno de l’époque. Est-ce que vous pensez que l’arrivée de la vidéo a dégradé le genre ?
Betrand Bonello : D’abord, je ne dirais pas nostalgique, parce que c’est un terme qui fait appel aux regrets. Et je ne formule pas de regrets, mais des constatations. En ce qui concerne la dégradation du porno, c’est moins dû à la vidéo qu’à la loi sur le X. Alors je ne dis pas que les films seraient magnifiques sans ça, mais c’est vrai que ça a totalement marginalisé le genre.
Vous avez une grande affection pour les films pionniers ?
Non, pas du tout. J’en ai vu quelques-uns, comme ça. Il y a des choses qui m’intriguent dans les films pornos, parce que ça reste du cinéma : des acteurs, une caméra, une histoire. On peut trouver ça pourri, mais c’est une forme de cinéma. Et je pense que c’est justement cette marginalisation qui m’a donné envie de faire le film par rapport à un personnage, bien plus que la pornographie en soi.
C’est devenu un genre très compartimenté alors que Jacques Laurent essaie de retrouver un ton propre à la liberté sexuelle qui régnait dans sa jeunesse, notamment avec l’apparition d’un homme en robe, chose aujourd’hui inconcevable dans le porno traditionnel.
Complètement. Si on va dans un vidéo-club, tout est extrêmement répertorié. D’un côté les cassettes hétéros, de l’autre les cassettes homos, les trucs avec les nains, l’urologie, etc. Surtout, il ne faut pas louer un film sans savoir ce qu’on va y trouver ; ça c’est très important par rapport aux fantasmes dominants. Et lui, il se dit, « mélangeons un peu, commençons avec un type qui se branle », alors que c’est une chose qu’on ne voit jamais… Tout ça en ayant une rigueur de mise en scène. C’est un peu ce qui le motive pour redémarrer son métier à l’âge de cinquante ans, sans être particulièrement enchanté par cette opportunité.
Quand Jacques revient dans le porno, on a l’impression que son film se fait tout seul, sans qu’il le dirige.
C’est vrai que je préférais garder ces moments-là en prévision de la « grande scène finale ». Pour le reste, je voulais montrer le côté chaotique d’un tournage, le fait que les plans ne soient pas tournés dans l’ordre chronologique… Lorsqu’il commence vraiment à mettre en scène et à donner des indications précises à l’actrice, on ne l’a pas vu avant et on est forcément concentré là-dessus.
Justement, lorsqu’on le voit effectivement diriger, c’est un échec.
C’est un échec complet, parce qu’il est tout seul à réfléchir comme ça, parce qu’il y a peut-être trop de différence d’âge entre lui et le reste de l’équipe. Mais aussi parce qu’il veut réenvisager la pornographie à l’intérieur d’un métier aux codes trop rigides.
La musique de Labradford confère une grande tristesse à la séquence ; elle stigmatise à elle seule toute la désillusion de Jacques.
J’ai monté avec cette musique tout en pensant que je n’aurais jamais les droits à cause de la pornographie. Et à tout hasard, j’ai envoyé un e-mail, j’ai réussi à avoir un contact et il se trouve que le leader de Labradford est un grand fan de Jean-Pierre. Il m’a dit : « Vas-y, utilise-là » ; je lui ai expliqué ce dont il s’agissait et il n’y a pas eu de problèmes. J’ai essayé de remplacer le morceau, mais je n’ai pas réussi à trouver un truc à la fois aussi anodin et aussi mélancolique. Il y a quelque chose dans l’instrumentation qui fait que ça pourrait être un jingle de M6 mais elle possède en même temps une dimension supérieure qui lui confère une grande mélancolie.
Comment avez-vous bifurqué de la musique au cinéma ?
J’ai toujours voulu faire du cinéma, sauf que c’est un art qui se pratique un peu moins jeune que la musique. La musique, c’était une facilité parce que je savais en faire. Et puis, à l’issue d’une très longue tournée, j’ai réussi à économiser pas mal d’argent et j’ai ainsi pu auto-produire mon premier court métrage, que j’ai tourné en Pologne. Etant donné que je n’avais pas fait d’école et que je n’avais jamais été assistant, c’était pour moi la seule possibilité de me lancer dans le cinéma, et c’est à partir de là que j’ai commencé à rencontrer de gens. Aujourd’hui, je fais beaucoup moins de musique, bien que je sois au milieu de l’enregistrement d’un album avec mon petit groupe. Mais c’est quand même passé au second plan.
Est-ce que ce n’est pas trop difficile de donner vie à un personnage à partir de Jean-Pierre Léaud qui est déjà un personnage en soi et qui véhicule avec lui toute une histoire du cinéma ?
C’est un gros problème. Quelque part, je n’y ai pas vraiment réfléchi parce que le budget était tellement minuscule que je n’en avais pas le temps et que je devais rester très pragmatique. Mais c’est vrai qu’au départ, il y a un rapport de fan qu’il faut absolument casser. On en a parlé très vite. Je lui ai dit que c’était difficile pour moi de faire le film avec lui même si je l’adorais. Et il le comprend, il est très conscient de ça. C’est pourquoi on s’est dit qu’il fallait trouver quelque chose qui n’appartienne qu’à nous et au film. On est allé vers cette espèce de ton très retenu, qu’on peut trouver un peu dans les films de Garrel, mais qui est très éloigné du Léaud de Truffaut, Godard ou Eustache. Parfois, quand je faisais un plan, je me disais, là on est chez Kaurismaki, là on est chez untel. Il y a forcément des références qui surgissent parce que Jean-Pierre a tellement marqué ces gens et eux l’ont tellement marqué en retour… J’ai également remarqué que Jean-Pierre finissait par m’imiter un peu, c’était sa façon à lui de rendre le film personnel. Faire un film avec Jean-Pierre, c’est faire deux films : tout d’abord, un film dans son coin, plus ou moins intéressant ; et puis, parallèlement, on perpétue un film qui a commencé il y a plus de quarante ans, et dont lui-même est presque devenu l’auteur. Ce film-là, ce n’est pas non plus un film documentaire, ce n’est pas l’idée qui consiste à dire que tous les films avec Jean-Pierre sont des documentaires sur lui. Ce deuxième film, c’est aussi un film de fiction, et c’est là que tout devient vraiment passionnant et complexe. Mais il ne faut surtout pas penser à ce film-là. En tout cas, rarement un acteur aura été à ce point un objet de cinéma devenu lui-même une œuvre de cinéma. De mémoire, je n’ai pas d’autre exemple, surtout que Jean-Pierre n’a jamais fait de faux pas dans sa carrière.
Vous parlez de Garrel , et c’est vrai qu’on sent que le personnage de Léaud dans La Naissance de l’amour n’est pas loin..
A l’origine, j’avais écrit le scénario pour Garrel. Je l’avais appelé parce que j’avais vraiment écrit le film en pensant à lui et puis il m’avait répondu « Ecoutez, je suis désolé, mais maintenant que j’ai un peu d’argent pour me payer des acteurs, je ne joue plus. C’était vraiment trop douloureux, je vomissais tout le temps, je ne pourrais plus le refaire ». C’est justement peut-être parce que je pensais très fort à Garrel en écrivant le scénario qu’il y a un côté désabusé, mélancolique et en même temps très retenu dans le film.
Le choix des autres acteurs ?
Je voulais d’abord qu’il n’y ait aucun acteur avec qui Jean-Pierre avait déjà joué. C’était très important pour moi de ne pas tomber dans le clin d’œil. Et puis il me fallait des gens forts qui puissent exister face à lui. Parce que c’est quand même un lion : si on lui laisse l’espace, il le bouffe. Après, c’était des choix de cinéphile : Jérémie Rénier que j’avais vu dans La Promesse, Alice Houri dans les films de Claire Denis, Dominique Blanc qui est une actrice extraordinaire ; Catherine Mouchet dont l’étonnante présence était nécessaire à la dernière séquence du film…
Est-ce que, de Jean-Pierre Léaud à Jérémie Rénier, il y a selon vous une filiation de cinéma ?
Non ; même si je trouve que Jérémie a un peu le visage de Truffaut jeune. Physiquement, la filiation est crédible, mais, en ce qui concerne le cinéma, je ne l’ai pas ressentie. Je ne crois pas que les désirs ou les approches soient identiques par rapport aux choix, au jeu, à la manière d’envisager le métier… A vingt ans, je pense que Jean-Pierre avait une conscience du métier beaucoup plus large que celle de Jérémie. Jean-Pierre était dans un milieu extrêmement pointu, cinéphile, ça faisait six ans qu’il vivait avec les gens des Cahiers du Cinéma…
Dans le film, Jacques et Joseph sont tous deux de grands utopistes, mais on a l’impression qu’ils ne se comprennent pas…
A un moment, Joseph se pose les mêmes questions que son père a dû se poser à son âge. Je trouvais ça intéressant de voir comment on répondait à des interrogations similaires avec vingt ou trente ans d’écart. C’est pour ça qu’ils ne se comprennent pas : aux mêmes questions on ne peut plus envisager les mêmes réponses. J’ai placé à la fin du générique une phrase de Pasolini que je trouve fondamentale en général et par rapport à ce film-là : « l’Histoire, c’est la passion des fils qui voudraient comprendre les pères ». Pasolini utilise d’ailleurs « voudrait » et non « veulent », ce qui prouve la complexité du rapport. On comprend quelques trucs, mais jamais tout. C’est l’idée que l’Histoire se perpétue : ce sont toujours les mêmes questions qui ne sont jamais résolues ou alors mal comprises.
Vos adolescents ressemblent un peu à ceux du film de Bresson, Le Diable, probablement. C’est la même petite bourgeoisie confrontée à l’impuissance de l’idéalisme contemporain.
Oui. C’est un film immense, que j’aime beaucoup. Mais ce parti-pris est davantage né en réaction à ce que l’on montre aujourd’hui de la jeunesse, le côté toujours affalé, apathique ; la banlieue… J’ai eu envie de voir ce qui se passait à l’opposé : prendre des gens plus droits, débarrassés des questions de fric, presque plus bourgeois que leurs parents, davantage concernés par la politique que par le social. Chez Pasolini, surtout dans ses écrits, c’est toujours le fils qui part de chez le père bourgeois pour aller s’encanailler. Et dans mon film, c’est l’inverse : il faut que la rupture se fasse alors que le père était autrefois une sorte d’anarchiste, un réalisateur de films de cul. Pour exister face à cette figure paternelle, le fils habite les beaux quartiers et récupère une certaine raideur. Et c’est vrai que, du coup, ça rappelle un peu Le Diable…, vingt ans après.
Quel genre de cinéphile êtes-vous ?
Par rapport au Pornographe, j’ai eu plus de références picturales, photographiques, même si j’ai vraiment beaucoup pensé à Pasolini. En tant que cinéphile, plus largement, je citerais Hitchcock, et surtout Chaplin, Dreyer.. J’ai des goûts très classiques. En fait, j’aime beaucoup le classicisme.
Comment le film a-t-il été financé ?
C’est un film qui a été refusé partout, notamment à cause de la structure du scénario. En tout cas, on a eu énormément de mal à le monter, on l’a fait avec trois francs ou presque. Qu’il ait pu se tourner, être achevé, qu’il ait été présenté à Cannes, qu’il soit vu et peut-être aimé, je trouve que c’est une belle victoire.
Vous pensez que c’est dû à une frilosité propre au cinéma français ?
Je ne veux pas me lancer dans de grands débats. La pornographie a surtout gêné les télés, puisque aucune, hormis TPS en dernier recours, ne nous a aidés. Heureusement, au moment où le financement du film était presque arrêté, on a été sauvé par l’Avance sur Recettes et par Christian Bourgois qui a beaucoup aimé le scénario. Je pense qu’au niveau de la dramaturgie, des personnages, le projet n’excitait pas les gens. On me demandait souvent : « Mais pourquoi , lorsqu’ils se retrouvent, le fils n’aide pas le père à construire sa maison ? » ou encore « Pourquoi le fils n’aime pas la pornographie ? ». Bref, des espèces de résolutions qui ne m’intéressaient pas. Les gens étaient décontenancés par la structure narrative. C’est vraiment deux trajets qui, sans jeu de mots, forment un X : le père descend petit à petit tandis que le fils s’élève, et puis ils se croisent au milieu de leurs parcours respectifs. Je dis toujours que c’est un film qui parle d’un père et de son fils alors qu’ils ne sont réunis que le temps de trois séquences : la première où ils ne se disent rien, une seconde où ils se disent tout très rapidement, et puis, enfin, la scène de la ballade de nuit. C’est très peu finalement, même si, à partir du moment où ils se rencontrent, les trajectoires évoluent. Mais ce n’est pas à proprement parler « scénaristique ».
Propos recueillis par
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