A l’occasion de sa première venue à Paris pour un concert exceptionnel*, portrait de Bernhard Günter et entretien avec l’un des compositeurs les plus importants de notre époque.
Presque dans l’ombre, le compositeur allemand Bernhard Günter a inventé l’une des esthétiques les plus importantes et les plus influentes de la musique expérimentale, et peut être même effectué l’un des gestes les plus fondamentaux de la musique tout court depuis les intronisations du bruit et du drone dans la musique occidentale. En un disque fondamental, Un Peu de neige salie, paru pour la première fois en 1993 sur Selektion -label de musique concrète post-industrielle de son camarade Ralf Wehowsky-, et sans cesse réédité depuis, l’allemand a electrochoqué la musique en baissant le son au maximum, en réduisant son geste musical à un quasi néant, et en invoquant des structures non signifiantes et souvent statiques (les silences servant d’espaces de méditation des instants précédents et de préparation aux instants à venir) rapprochant sa musique réellement abstraite d’un art paradoxalement visuel plus directement influencé par les travaux de Richard Long et Mark Rothko (à qui il a dédié certaines de ses travaux) que par des oeuvres de musique.
Sur ses premières oeuvres, Un Peu de neige salie, donc, et Détails Agrandis, Günter, procédant par touches virtuelles, s’est débarrassé de toute médiation (structure, sens, mots) entre sa proposition et l’auditeur, et a inventé une musique de sons pure, sorte de musique concrète absolue plus propice à la communication, une fois le statut de l’oeuvre réinventée, geste théorique s’il en est, accepté par l’auditeur. Loin des démarches intellectuelles complexes, forcément augmentées d’un discours précis justifiant la moindre seconde de ses proposition jusqu’à couper toute communication directe avec l’auditeur, de ses pairs français (qui ne l’ont d’ailleurs toujours pas reconnu, Günter préférant évoluer dans le domaine des musiques expérimentales libres et indépendantes, loin de tout académisme), Günter ne vient toutefois pas de nulle part.
Né en 1957 à Neuwied, il a suivi des conférences de Boulez à Paris, il a étudié les techniques de composition contemporaine, et a même composé des musiques de danse avant de commencer à travailler avec un ordinateur en 1987. Sa musique de tous les instants, profondément marquée par la pensée zen, a dès lors commencé à accepter ses propres paradoxes et fait montre d’une incroyable flexibilité quant à sa propre essence. Musique méditative qui doit s’oublier pour être mieux perçue ? Musique sémantique ? Musique abstraite ? Une chose est sûre : à l’instar de celle de son camarade Francisco Lopez, la musique de Günter est l’une des plus aptes, avec une économie de moyen absolue, à provoquer une belle confusion. Dans la brèche ouverte par le compositeur, pas mal de compositeurs plus ou moins talentueux, autrefois obnubilés par le vacarme, ont cherché à prolonger et à proposer des variation de son art énigmatique, également déclinée au sein de sa têtue structure Trente Oiseaux, qui sort autant les oeuvres des amis de toujours, autres piliers fondamentaux (Steve Roden, Francisco Lopez, M.Behrens, Ralf Wehowsky) que celle de disciples passionnés (Matt Shoemaker, Richard Chartier, Sigtryggur Berg Sigmarsson…). Pourtant, et c’est passionnant, Günter a évolué, sans cesse, depuis dix ans, s’essayant aux sons d’obédience musicaux, à l’utilisation de structures plus proprement sémantiques dans Brown, Blue, Brown on blue for Mark Rothko ou For Heike. Voire même en réutilisant les sons d’une guitare mutante qu’il a lui-même fabriqué. Loin de se limiter à un credo quelconque, même le sien, Günter travaille, évolue, creuse son sillon tout en lui inventant des ramifications nouvelles, pendant que d’autres peinent à recréer avec leurs logiciels dernier cri la magie de ses premières oeuvres ou s’enferment dans un triste rigorisme de genre (« je fais de la musique concrète et pas de la musique électronique », ou inversement). A l’occasion de sa première venue à Paris*, un événement, petit échange d’idées sur la musique avec le compositeur.
Chronic’art : Est-ce que vous percevez une évolution notable dans votre œuvre de ces dix dernières année ?
Bernhard Günter : Mon travail ne cesse jamais d’évoluer et de changer, c’est une certitude, mais ne suit pas une forme de développement linéaire. Il s’agirait plutôt d’un processus d’incorporation de tout ce qui m’intéresse en terme de sons et de matériau musical dans mon oeuvre -je n’abandonne pas des choses pour y revenir, tout est présent en permanence, mais je ne peux, bien entendu, travailler avec toutes en permanence. En ce moment, je commence à travailler à une pièce « quasiment instrumentale » en utilisant un instrument à corde que j’ai élaboré moi-même comme probable seule source sonore. Ainsi la plupart du matériau provient de moi en train de jouer sur cette sorte de guitare électroacoustique (je l’ai enregistrée avec un micro externe et un micro interne à l’instrument), destinée à être utilisée avec un archet plutôt que grattée ou pickée. Mon travail dans son ensemble dépend plus de la manière dont j’explore les matériaux eux-mêmes, c’est-à-dire en acceptant leur nature, que du choix du type de matériau.
Vous venez de remasteriser Un Peu de neige salie, votre première oeuvre marquante qui vous a fait connaître. Revenir sur cette oeuvre phare, la première électronique, est-ce douloureux ? Comment la jugeriez vous en comparaison avec d’autres oeuvres plus récentes ?
Ca n’a pas été difficile du tout. J’avais récupéré un nouveau logiciel pour remasteriser le CD. Celui-ci m’a permis de rendre l’oeuvre plus « perceptible », en me débarrassant de tous les sons parasites et le souffle qui avait été ajouté par mon sampler et mon enregistreur DAT à l’époque (l’oeuvre a été originellement enregistrée sur deux pistes DAT à partir d’un sampler Ensoniq EPS 16+ contrôlé par un séquenceur).Je m’étais également procuré une meilleure résolution digitale donnant un son bien plus clair, et plus spatial. Ce qui montre à quel point je suis peu Cage-ien dans mon approche, je fais bien une différence entre du bruit désiré et du bruit inopportun ! Les pièces qui constituent Un Peu de neige salie demeurent des travaux artistiquement valables pour moi, et je les aime beaucoup, bien que je dois avouer que pendant un temps elle fut plus un fardeau qu’un avantage : beaucoup de gens, autant des artistes que des auditeurs, auraient voulu que je continue à travailler sur des oeuvres exactement similaires, quand je voulais développer mon oeuvre et explorer de nouveaux territoires vierges. Ces temps-ci, la plupart de gens ont apparemment accepté le fait que je sois en constante évolution tout en conservant mes sensibilités artistiques propres. Je dirais que mon premier CD m’a permis d’installer une manière de travailler, une attitude vis à vis de mon oeuvre, plutôt qu’un « style » à proprement parler.
Parce qu’ils utilisaient un matériau sonore très abstrait, Un Peu de neige salie et Détails agrandis semblaient porter une sorte de réflexion sur le media même qu’ils utilisaient. Comment jugez-vous et choisissez-vous le matériau sonore d’une œuvre ? Est-ce que l’origine et le contenu sémantique éventuel importent, ou êtes vous simplement intéressé par ses particularités esthétiques ?
Si c’est une impression que donnent certaines de mes oeuvres, elle me semble erronée. La technologie ne m’intéresse qu’en tant qu’outil me permettant de travailler à mes oeuvres de manière plus aisée. Le fait que j’ai utilisé quelques-unes des fioritures internes des machines vient uniquement de mon intérêt pour certains des sons qu’elles produisent. Le matériau sonore que j’utilise est la chose la plus précieuse dans mes œuvres, puisque je fais dériver ces dernières de ses potentiel intrinsèque et de ses qualités. Peu importe son origine : j’utilise des sons que je juge contenir un potentiel digne d’être exploré et utilisé dans mon travail musical.
Vous produisez une musique qu’on peut immédiatement voir comme une réaction, provocante ou pas, à la définition générale de la musique (aussi bien en termes d’écoute que de composition) qui est la norme aujourd’hui. Pourtant, vous semblez agir ainsi au-delà de ça…
Je ne pense pas que je suive réellement cette notion -bien qu’il ne puisse y avoir aucune forme de musique (ou d’art) qui puisse être créée sans être une « réaction » à ou une conséquence de la musique que l’on a emmagasiné avec le temps et qui nous entoure en permanence. Je vois ma musique comme une forme d' »action » plutôt que de « ré-action ». La musique qui ne se référe à aucune autre n’existe pas, et je ne me risquerais même pas à essayer. Ma musique contient des références à toutes les « musiques » que j’écoute et apprécie, même si elles ne sont pas évidentes (mon public au Japon m’a souvent dit à quel point ma musique était « japonaise », par exemple).
Le plus grand changement qu’il y ait eu dans ma manière de faire de la musique, c’est qu’à l’époque de Un Peu de neige salie et Détails agrandis, je savais juste ce à quoi je ne voulais pas que ma musique ressemble, ce qui fait qu’elle se définissait plus par exclusion, alors que depuis peut être For Mark Rothko, je sais ce que je veux, et ma musique est définie par l’inclusion de plus de matériaux précis et d’influences.
L’utilisation de bruits externes dans la musique est devenu un geste anodin pour la plupart des musiciens, qui reproduisent des gestes précédents sans se soucier de ce que ça implique. Cela demeure pourtant un geste très puissant dans sa signification, à l’âge de la saturation d’information, comme une addition redondante de bruit sur bruit. Votre musique utilise autant du silence, comme élément structurel, que de bruits, la plupart électroniques ou concrets. Est-ce que vous pensez que votre musique est liée à son temps ? Peut-on la voir comme une critique, une réaction à un paradigme contemporain ?
Je pense qu’il faut d’abord faire une distinction entre le bruit, comme bruit de fond permanent des sociétés urbaines modernes, et le bruit défini en tant que spectre de son non tonal (comme en acoustique). Le premier est très chaotique, et non-désiré la plupart du temps, comme l’exprime bien la distinction en allemand entre « Geräusch » (son tonal) et « Lärm » ou « Krach » (son non tonal). Le second correspond à un son non tonal utilisé et organisé en oeuvre de musique. Une fois cette distinction établie, il apparaît que la musique utilisant des sons non tonaux n’est pas une addition redondante au bruit général de nos civilisations (ou de la nature -vous n’évoquez même pas les bruits naturels que l’on peut utiliser en musique, vous devez donc être une personne plutôt urbaine). Je suis lié à mon époque, donc ma musique l’est aussi, bien entendu, ne serait-ce qu’à travers les outils digitaux de mon époque, bien que j’essaye sûrement de créer une musique plus universellement humaine que juste un reflet de notre époque (peut-être cette envie est-elle un reflet de notre époque, bien sûr). Je pense que ce qui rend les hommes humains est par définition sans époque : chaque époque ne peut qu’approfondir certains aspects de ce qui est humain dans les hommes, car ils peuvent être plus qu’humains, même si il semble qu’ils arrivent parfois à être moins qu’humains. Vous pouvez prendre ceci comme un peu de pessimisme culturel…
Vous suggérez à l’auditeur que votre musique doit être écoutée à très faible volume, si bien que l’océan de sons ambiants l’envahisse forcément. Est-ce un geste volontaire pour vous que d’ajouter les bruits hasardeux de la réalité ? Quel est le propos d’un tel geste ? Est-ce que cela signifie que vos oeuvres les plus silencieuses sont incomplètes sans être augmentées du bruit hasardeux allogène à toute expérience d’écoute (rapport aux 4’33 » de Cage) ?
Ma musique est absolument complète en elle-même, et ne demande que l’attention d’un auditeur pour être actualisée. Mes premières oeuvres peuvent certainement intégrer (ou digérer) une certaine quantité de bruit externe, les travaux plus récents peut être moins, mais la quantité de bruit additionnel à laquelle chaque oeuvre peut survivre dépend vraiment. Cage est évidemment inévitable dès lors que l’on utilise du silence -comme je le dis souvent, il a importé le silence du Japon, et moi aussi.
De la même manière, votre utilisation de sons « fragiles » -très efficaces en termes d’effets psychoacoustiques (les fréquences très hautes, par exemple)- signifie que l’expérience d’écoute de certains de vos travaux varie d’une écoute à une autre. Est-ce à nouveau un geste signifiant pour faire participer l’auditeur de manière plus « active » et pour redéfinir la définition du travail comme proposition fixée ?
Peut-être cela signifie-t-il simplement que certains détails peuvent être approchés de manière différente à chaque nouvelle écoute, comme c’est le cas avec la musique de Morton Feldman. Je ne pense jamais ma musique en des termes conceptuels (sauf peut être en termes techniques, en ce qui concerne mes outils) et je ne pense pas à faire plaisir à qui que ce soit d’autre qu’à moi. J’essaye juste de trouver ce qui convient. Savoir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas est, j’imagine, le talent qui fait le musicien. J’essaye de penser de moins en moins quand je compose, et je peux toujours essayer de comprendre ce que j’ai fait après l’avoir composé.
Votre musique, parce qu’elle s’étale dans le temps et paraît statique, semble vouloir être méditée et oubliée plutôt qu’écoutée : comme si elle avait abandonné toute velléité d’être composée de « moments remarquables », c’est-à-dire des moments pivots autour desquels s’organise l’oeuvre, au profit d’une infinité de « moments quelconques », des moments égaux et indissociables les uns des autres. Morton Feldman a détruit la valeur des moments musicaux en les répétant et en les faisant varier sur de très longues périodes, pour suggérer la confusion et l’infini, les compositeurs de drone music comme LaMonte Young ont effacé les moments musicaux en les fondant les uns dans les autres… Comment définirez-vous votre musique selon cette distinction ?
Tout d’abord, pour moi, chaque moment de la musique de Feldman me semble remarquable, c’est sa plus grande qualité. Personne dans l’histoire de la musique n’a donné au moment musical plus d’attention et de poids que Feldman. Il me semble également que le terme « remarquable » lui-même a une potentialité définie -si quelque chose est remarquable, il faut quelqu’un pour le remarquer (voir votre commentaire sur Feldman). Des « moments quelconques » sont peut être la définition la plus appropriée de la musique de Cage, parce que sa musique ne leur donne aucun sens compositionnel. En ce qui concerne mon propre travail, je dirais que mon attitude est la même qu’à propos de la musique de Feldman. A chaque moment doit être donnée la plus forte attention, en tant que chaque moment doit être perçu comme un événement musical arrivant à l’intérieur d’une structure compositionnelle.
Je sais que vous êtes très prudent quant à la définition de vos travaux en termes de structure, à savoir que vous expliquez qu’ils fonctionnent aussi bien si quelqu’un y cherche une structure que s’il l’oublie. En termes d’écoute, pensez-vous que la perception de vos oeuvres varie selon que l’on adopte un parti pris plutôt qu’un autre ?
Je pense que oui. Le meilleur mode d’écoute (qui n’est pas le plus facile, bien sûr) consiste à prendre en compte les deux méthodes en même temps, la nature directe du flot aussi bien que la structure qui est son corps, puisque cela revient à écouter l’oeuvre de la même manière qu’elle a été faite. La forme et le contenu ne sont pas une dichotomie, mais les deux faces d’une pièce dialectique -aucune ne peut se passer de l’autre, mais l’on peut bien entendu faire passer son attention d’un côté à l’autre. Je préviens toutefois quant aux risques d’essayer d’isoler l’un de l’autre. Il n’y a pas de lumière sans obscurité, pas de silence sans son, et vice-versa.
Une dernière question : pourriez-vous choisir quelques-uns de vos travaux préférés et écrire une phrase pour les présenter, à votre manière?
D’abord, Untitled I/93, d’Un Peu de neige salie, parce que c’est une oeuvre intime, transparente et fragile, qui crée son propre petit univers. Buddha with the sun face / Buddha with the moon face, ensuite, pour sa légèreté en filigranes, sa forme parfaitement structurée, et son ambiance si particulière. Then, silence, pour sa nature haute en couleurs, sa fin intensément personnelle. Impossible grey, presque invisible mais très présente dans son lent développement de décomposition, si facile à sous estimer, mais si fort. For Mark Rothko, parce qu’elle a quelque chose qui amène toujours un sourire sur mon visage, et parce qu’elle a ouvert tant de portes pour moi. Crossing the river pour ses impressions de grands espaces, et la partie rêveuse au milieu. Differential, enfin, pour être aussi réduite que possible. Voilà.
Propos recueillis par
* Bernhard Günter se produira le vendredi 26 septembre 2003 à 20h00 à Confluences (190 boulevard de Charonne – Paris 20e). Le concert sera suivi d’une discussion entre l’artiste et le public.
Plus d’infos -notamment de nombreux textes de Bernhard Günter lui-même- sur le site de son label Trente Oiseaux: et sur son site personnel