Wilfried Paris étant amoureux cet été, c’est la star des bloggers Jérôme Laperruque, qui a pris le relais pour rendre compte cette année des festivals d’été, pour Chronic’art. Reportage gonzo à Bénicassim, mecque pop-rock de l’indie-population.
Mue par un irrésistible besoin de fusion, la jeunesse européenne aime faire des kilomètres pour assister aux traditionnels festivals rock de l’été, terrains de jeu idéaux, zones de liberté assez sécurisées pour offrir à leurs visiteurs la possibilité de transgresser en toute innocuité certaines règles habituelles et contraignantes comme le contrôle de soi, l’hygiène, l’exclusivité sexuelle et bien sûr la prohibition de produits stupéfiants. Sponsorisés par Amstel, Kit-Kat et Coca-Cola, les Woodstocks de l’an 2000 ne ressemblent pourtant plus guère à leur aïeul, si l’on excepte les conditions sanitaires dignes des plus infâmes favelas, et la possibilité pratique de plaisirs simples et inattendus, par exemple boire un gobelet débordant de bière chaude, assis dans un terrain plus ou moins vague, plus ou moins boueux, plus ou moins jonché d’immondices (boîtes de conserves vides, anglaises en short). La seule question que je me pose, en enfonçant mes t-shirts second degré dans mon sac de voyage, est celle-ci : à l’heure des raves clandestines et des clubbings forcenés, dans quelle mesure ces festivals rock, à 180 euros la place, aux bâches MTV recouvrant les enceintes de façade, peuvent-ils encore engendrer la communion, au sens woodstockien du terme ? Selon les spécialistes de la question, il existe pourtant bel et bien un festival référence en matière de débauche fédératrice : le FIB, ou Festival International de Benicassim. Bien plus que la qualité de la programmation, ce sont surtout les conditions en quelque sorte périphériques à l’événement qui ont forgé son infaillible renommée : la proximité des plaisirs de la plage, bien sûr, mais aussi le cachet architectural, le prix de la nourriture, la qualité des drogues, la facilité pour s’en procurer, et surtout la légèreté festive des autochtones locaux. Car l’Espagnol a le sens de la fête, indéniablement. Comment douter de l’esprit fédérateur d’un peuple qui parvient à se retrouver et à fusionner chaque semaine autour de la mise à mort d’un bovin ?
Jour 1 : Olà Chico
Sitôt arrivés, nous pouvons constater, en dégustant nos premiers litro-express (des cocktails Fifty-fifty d’un litre, qui coûtent moins cher qu’un Gin-tonic au Pulp), que nos amis de l’industrie musicale et de la presse spécialisée sont tous de la partie. C’est bien simple, s’il n’y avait ces shorts et ces robes légères, on se croirait à Saint-Malo. J’éprouve même, sous amphétamines et en dansant sous la fontaine de la célèbre « Place de la Soif », une angoissante impression de déjà-vu, qui sera néanmoins atténuée rapidement par la présence rafraîchissante de tous ces corps espagnols à la peau lisse et bronzée. Ici, les gens aiment prendre soin de leur enveloppe, exposée aux regards la moitié de l’année. Ici, les gens sont catholiquement beaux : les hommes débordent de virilité, et les femmes, plantureuses et fines à la fois, ont dans le regard une candeur pleine d’obéissance. Comme si, au fond de leur chair, avait été imprimé contre leur gré un serment de fidélité au modèle patriarcal. Voilà ce qui me pousse à ne pas interpréter ce spectacle troublant et terriblement érotique comme la promesse d’une sexualité débridée pendant mon séjour.
Si les magnifiques corps de ces espagnols inspirent la sexualité, leurs regards, en revanche, me semblent venus d’un autre monde. Passifs, mais néanmoins emplis d’un orgueil tout ibérique, ils semblent m’indiquer que notre sang n’est pas fait pour se mêler, que des individus de tribus différentes ne peuvent décemment pas s’accoupler. Sans doute ont-ils raison, d’ailleurs, puisque c’est ce qu’il se passe à chacune de mes visites : je ne fais l’amour qu’avec des étrangères, pour la plupart nordiques. Que va-t-il se passer cette année ? La drogue monte, et monte encore, j’ai les yeux fermés au milieu de la place, et la vision d’une Europe scindée en deux m’apparaît brutalement, les latins, les nordiques, et mon arbre généalogique fendu en deux par l’éclair de l’ecstasy, Papa, Maman, le Sud, le Nord, je n’ai pas de terre, je n’ai pas d’ancêtres, mais qu’est-ce qui a bien pu me pousser à choisir un camp ?
Jour 2 : Musica, por favor
D’ordinaire, je l’avoue, la prise répétée de produits stupéfiants a tendance à affaiblir ma mélomanie, ce qui pourrait faire de moi un mauvais envoyé spécial. Mais la qualité des concerts de cette édition 2003 du FIB a su renverser cette tendance, et j’ai pu conjuguer agréablement le doux plaisir de l’appréciation artistique avec les brutales satisfactions fusionnelles évoquées plus haut. Ainsi, la soirée d’ouverture m’a permis de consolider ma sympathie pour les jeunes Bordelais de CALC, visiblement impressionnés par l’événement, mais surtout impressionnants par l’intelligence de leurs mélodies. Daniel Johnston non plus n’était pas à l’aise, sous l’oeil inquiet de son psychiatre, et surtout face aux moqueries du public espagnol dont la grande majorité ne comprenait visiblement pas à quoi elle avait affaire. Ruisselant de sueur et penché en avant, le chanteur a particulièrement ému les initiés avec ses morceaux chantés à plein poumons et à plein coeur, malgré les rires intempestifs des vacanciers, sans doute venus pour Placebo, dont le live était, contrairement à la prestation de Johnston, froid comme la pierre, chaque note étant calculée au millimètre pour faire frémir la cible adolescente. Le son riche et enivrant des Delgados a réussi à nous faire oublier la production un peu fade de Hate, dernier album qui prend toute son ampleur sur scène. Emma et ses amis sont détendus et naturels, au point de se curer le nez sur scène, ce qui force tout de même le respect. Autre belle performance écossaise, celle de Zephyrs, une sensibilité cristalline et quelques envolées électriques du meilleur goût. Vivement le deuxième album chez Acuarela, LE label espagnol qui a du flair. Et puis place à la danse, bordel. J’emmène Corinna, le nouvel amour allemand de ma vie, se frotter contre moi en écoutant Swayzak. Le son est assez diffus, aucun morceau de Dirty dancing n’est identifiable, juste quelques boucles familières qui me sortent de ma torpeur alcoolique, chimique, érotique et définitivement germanique. Badly bored par Badly Drawn Boy, je suis néanmoins revigoré par l’épatant concert de Blur. Le groupe semble, contre toute attente, retrouver une seconde jeunesse, et ce malgré l’absence remarquée du génie de la bande. Le temps de me ravitailler gratuitement dans les loges pendant le live de Beth Gibbons, et mon allemande disparaît (à l’anglaise). Je parcours les pelouses à sa recherche, et tombe sur Françoiz Breut, qui engage une agréable conversation dans notre belle langue maternelle. Surgi de nulle part, Nicolas Nerrant du Mouv’ me fait finalement remarquer, au concert de Tiga, que Françoiz est bizarrement petite, et qu’elle s’appelle bizarrement Pauline. Trop tard, ma langue maternelle est déjà dans sa bouche, Françoiz, Pauline, je ne sais plus vraiment quel prénom j’ai crié, quand le jour s’est levé sur la plage et sur nos deux corps blottis.
Jour 3 : La mierda dans ton assieta
La nourriture ici est à l’image de ceux qui la servent : désinvolte et outrancière. En ville, sur le site du festival, dans le village presse, aucun restaurateur pour sauver nos estomacs et par la même occasion la face de la gastronomie espagnole. Premier prix de foutage de gueule : l’escalope milanaise du chef (une tranche de bacon saupoudrée de chapelure). Je remarque que le seul stand pris d’assaut par les festivaliers étranger est le stand allemand, qui propose schnitzels, bratwurst, frikadelle… Vive l’Europe : on mange maintenant à Benicassim comme à la gare de Munich. Ma contrefaçon de Françoiz partie se reposer, je m’apprête à assister au concert des Thrills, qui sera finalement annulé, comme pour m’obliger à aller boire des vodkas avec Sébastien, le bassiste d’Autour de Lucie, et ainsi rater le début de Camera Obscura. En effet, à Benicassim, quand un concert est annulé, on n’hésite pas à décaler toute la programmation, au risque de foutre en l’air tous les plannings d’interviews. En me dépêchant, je peux tout de même écouter quelques morceaux des écossais (encore), très plaisants malgré l’influence un peu trop apparente des grands frères et soeurs de Belle and Sebastian. Et puis nos sympathiques amis de Tahiti 80 entrent en scène. Sans particulièrement adhérer à leur esthétique, je suis contraint de constater une amélioration sensible de leur présence scénique, juste avant de courir voir les Ravonettes, et d’en être bigrement content. Un mur sonore aigu et saturé, qui ne se calme que pour laisser ponctuellement les voix se faire entendre, pour mieux se faire dévorer à nouveau par des guitares que n’aurait pas reniées My Bloody Valentine. Tout étourdi, je ne m’arrête pas devant Donovan, écoeuré par le groove mécanique des requins de studio qui accompagnent le chanteur comme l’ouvrier plie la tôle. Direction The Coral, les nouveaux jeunots on the block, dont l’indéniable énergie ne parvient pas à me faire oublier qu’ils ne sont qu’un groupe anglais de plus. Je retrouve mon allemande lors de la prestation de Death In Vegas, et puis tout se mélange encore, un dernier projecteur m’éblouit, mes yeux se ferment enfin, et je n’ai pas besoin de comprendre ce qui me fait trembler de plaisir : la montée d’ecstasy, les nappes de claviers, la chaleur de la basse, ou mes mains moites sous le t-shirt de Corinna. Les 10 heures qui suivent sont assez diffuses : j’ai ri en voyant l’écran géant diffuser les mimiques hard-rockeuses du guitariste de Travis, j’ai vu Beck habillé en Robin des Bois, Corinna et Pauline qui se rencontrent et qui se vexent, Peter Kruder derrière un ordinateur, un gramme de MDMA dans mon verre de gin orange, Luz de Charlie Hebdo qui danse nu sous une douche, les dents blanches d’Alice, son corps comme sorti d’un rêve, et puis le soleil, le soleil terrible à l’after d’Ivan Smagghe, la chaleur le long de la route nationale, et puis le regard ébahi de mon ami, mon ami que je ne devrais pas emmener avec moi toujours un peu plus près de la fin.
Jour 4 : buenas douches, senorita
L’eau froide des douches collectives ne refroidit guère mon émoi. Elles sont 4, 5, 10, des millions à s’ébattre en maillot et à frotter leurs petits corps lisses sous le jet. Je pense à Houellebecq, aux particules, et à Bruno au lieu du changement, qui parle, lui, d’un érotisme sans nom. Quelle puissance peut avoir l’assouvissement sexuel face à la délicieuse douleur de la frustration ? Inaccessibles, les adolescentes de cet autre monde ne me font pas bander, tant elles emplissent mon coeur d’un souffle de vie, bien plus puissant que toutes les éjaculations paternelles qui les ont conçues. Drogué et ensorcelé, je marche lentement sous le soleil de plomb. Je titube légèrement, hanté par cette scène troublante : Jésus-Christ et Franco se masturbent en riant, emplissant de leur foutre une cuve immense ayant pour fonction d’alimenter des douches en plein air, sous lesquelles s’ébrouent toute une légion de jeunes femmes brunes, qui, d’un rire nasal, expriment leur reconnaissance et leur joie tout en s’enduisant les seins de la semence promise.
Je ne peux me libérer de cette vision qu’aux premières notes de Katerine, dont le charisme et la décontraction ne sont plus à démontrer : sur scène, il peut bien faire n’importe quoi, le public trouvera sa prestation géniale et décalée. Pourtant, sur disque comme en concert, le chanteur ne cède jamais à la facilité que pourrait lui offrir sa crédibilité : sans cesse plus émouvant et inspiré, il s’entoure de musiciens subtils et ingénieux, qui donnent aux chansons la profondeur que la légèreté des paroles pourrait faire oublier. Un petit coup d’oeil ennuyé à Black Box Recorder, juste histoire d’attendre Calexico, et Joey Burns en grande forme pour défendre ce dernier album, qui n’a pourtant guère besoin d’être défendu. J’aurais pu pleurer plusieurs fois, si le côté mariachi de l’affaire ne m’avait pas, à grand renfort de cuivres, arraché au vide poignant et désertique qui se dégage des morceaux intimistes du groupe. Une fois impressionné par la présence scénique et la puissance sonore de Hoggboy, on se dit qu’il ne leur manque que les mélodies pour qu’on les préfère aux Strokes. Alors on s’en va voir Ms. John Soda, et on espère être au bout de nos grosses et belles émotions du jour en regardant chanter cette étrange fille en noir qui semble n’être que tristesse, beauté, et tristesse encore. Ca commence à bien faire maintenant, c’était sûrement le point d’orgue de notre festival, et puis non, le concert de Mùm commence et il est encore plus touchant que les autres, et cette fois, je pleure vraiment très fort, les lumières comme les sons scintillent d’une blancheur pâle et désespérée, comme les visages de ces deux filles sur scène que j’ose à peine regarder, tant leur beauté me fait mal. Cette grâce ne peut pas réellement m’être destinée, je ne peux assister à tant d’amour, je pleure de douleur et de contentement, j’ai envie de serrer Sébastien-Autour-de-Lucie-autour-de-mes-bras, lui hurler que j’aime la vie, la beauté de tout ce qu’elle offre, et aussi que je l’aime lui, avec ses yeux brillants d’intelligence et de sincérité. Les notes naturelles et nonchalantes du groupe continuent à se lier, sans aucune précision superflue qui pourrait tâcher de volonté la pureté immaculée de cette émotion, qui m’enveloppe, qui m’emplit et qui dote mon coeur d’un amour sans fin. Quand la musique s’arrête, un drôle de silence s’installe, les jeunes islandais saluent avec humilité, et Sébastien se retourne vers moi en me souriant gentiment, comme pour me dire que nous sommes bien d’accord. Sans vraiment regarder Super Furry Animals, nous retournons tous les deux dans le village presse, heureux et apaisés. En ce qui me concerne, plus rien ne peut vraiment me faire de l’effet, et surtout pas le concert de Suede, dont je ne supporte plus les fins de morceaux : toujours la même chose, ça ralentit, la batterie fait fla-boum-tom-tom-tom-boum, et puis le vieux so-young recommence à chanter, mais sans ce petit truc de plus qu’il avait encore lorsqu’il n’était qu’over twenty-one. Je bois tranquillement des verres avec Corinna, qui m’a pardonné mon infidélité de la veille, me moque tranquillement de Moby, lourd comme la baleine de son ancêtre, et danse tranquillement sur Chicks On Speed et 2 Many Dj’s, que j’ai décidément vu 2 many times. Puis nos amis du Mouv’ ont enfin fini de travailler et sont prêts pour la roupe (comprenez la fête). On va technoïser sévère sur une Miss Kittin en rogne contre les ingénieurs de façade, qui décidément ne comprennent pas l’importance du volume sonore élevé comme facteur d’émotion : cette lacune leur vaudra les insultes gratinées de tout le dance floor échauffé à la fois par la Djette et par le soleil, qui commence à marteler de ses rayons les crânes des derniers extasiés. Le Mouv’ parti se finir autour de la piscine trois étoiles de l’Hotel Orange, j’accepte la proposition de Katja, jeune Autrichienne sexy, dernier exemple concret de l’intrusion des données culturelles dans les affaires érotiques, dernier souffle de vie d’un séjour qu’on ne pourrait qualifier de fusionnel que si il avait été prétexte à se mêler au peuple espagnol, qui, même pourvu de sa légèreté festive, aura donc finalement préféré fusionner tout seul.
La 9e édition du Festival de Benicassim, haut lieu européen de festivités indies, s’est tenue en Espagne, non loin de Barcelone, les 8, 9 et 10 août 2003
Voir le blog de Jérôme Laperruque
Lire notre compte-rendu de La Route du Rock 2003