A l’occasion de leur publication au Seuil, la philosophe Cynthia Fleury évoque les cours de Roland Barthes au Collège de France.
La nouvelle édition, en cinq volumes (plus de 5 000 pages), des oeuvres complètes (1942-1980) de Roland Barthes vient de paraître au Seuil, accompagnée de la publication, dans la collection « Traces écrites », de deux cahiers présentant les cours et séminaires au Collège de France. Cette collection a pour but d’offrir au lecteur la « transcription d’événements de pensée d’origine orale ». Avec ces cours, on est au coeur de la scission entre la production écrite et la pratique de l’enseignement : Barthes se refuse de plus en plus à la mise en doctrine du propos. Il pratique la « déception », autrement dit la « déconstruction saine de la mission de l’intellectuel », ce refus de figer un savoir. « Je déçois » nous dit Barthes après Gide mais cette déception a les vertus de la déconstruction philosophique dans la mesure où elle s’attaque aux mystifications et aux aliénations propres à l’intellectuel : le sentiment de maîtrise, la volonté de persuasion, l’illusion de la théorie… Ce n’est pas un hasard si c’est cette déception qui est convoquée lorsque Barthes veut s’interroger sur le « vivre ensemble ».
C’est alors un bonheur d’utiliser l’index rerum et nominum pour investir le sens et la signification de la notion de communauté : de l’affect à la délicatesse, de la folie au pouvoir, de la nourriture au territoire, de Robinson Crusoé à Benveniste… le « vivre ensemble » est indissociable d’un imaginaire qualifié ici d’idiorrythmique (de cette capacité, qui est aussi un talent, à revendiquer une autonomie rythmique, en continuité avec les membres de la communauté).
Au hasard des oeuvres complètes, on découvre ces pages de Barthes sur Michelet et le sang qu’il définit comme « substance cardinale de l’histoire ». Ici, c’est une relecture de Michelet que l’écrivain propose via la problématique du sang : il y a le sang-cadavre de l’homme figé, mort ; le sang d’azur de ces vierges qui sont des hommes de glace (Saint Just), le sang blanc d’un Robespierre exsangue… Enfin la fleur de sang, figure même de la perfection, symbolisant un « monde indivis où les contraires sont abolis ». A lire et relire Barthes, on comprend la revendication d’un « droit théorique au plaisir » du texte. Barthes « déçoit » mais n’abandonne jamais la jouissance aux autres. Il nous rappelle la valeur de l’adjectif, l’ »attribut majeur », « la voie royale du désir » : « il est le dire du désir, une manière d’affirmer ma volonté de jouissance, d’engager mon rapport à l’objet dans la folle aventure de ma propre perte ». Ne dissocions pas le souci de la communauté du souci de la jouissance. La rythmie qui fait lien est sens de la jouissance. Les cinq volumes s’achèvent par des textes posthumes, dont un consacré au « Soirées de Paris ». On y découvre Barthes en compagnie de ces contemporains, au Flore, au Sélect, au Bonaparte, entre séduction et éreintement, écoutant les platitudes des uns et les vanités des autres, bien loin du plaisir, tout proche du désespoir et du sentiment d’être bien nulle part et « sans abri véritable ».
Roland Barthes, Oeuvres complètes, V tomes, Le Seuil, 2002.
Roland Barthes, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), Seuil/Imec, collection « Traces écrites », 2002.
Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1977), Seuil/Imec, collection « Traces écrites », 2002