Après le petit scandale provoqué par « Nekotopia », la japonaise Asuka Fujimori confirme avec Mikrokosmos l’originalité d’un univers romanesque situé à mi-chemin entre le conte traditionnel débonnaire, la relecture du siècle et le manga hyper-violent. Toujours en français, avec du sang à toutes les pages et aussi peu de bons sentiments que possible. Rencontre.
Chronic’art : L’ambiance de Mikrokosmos est particulière, qui fait penser à une sorte de mélange soigneusement dosé entre conte traditionnel, merveilleux et manga trash…
Asuka Fujimori : Je vous avouerai que ma façon d’écrire constitue parfois un véritable mystère pour moi-même. Ce qui est clair, c’est que je ressens le besoin de raconter des histoires et de les mettre en scène de manière originale. La linéarité de la narration ou la prééminence du style sont des procédés qui m’ennuient. Mes vieilles lectures m’ont sans doute prédestinée à pareilles méthodes. Enfant, je passais de Flaubert aux manga, puis des manga à l’Encyclopedia Universalis sans problème. Ça a fini par créer un genre plutôt personnel, éclectique au yeux de certains, dans lequel je perçois les différences d’origine de mes influences mais pas de contradiction fondamentale. Ce que vous nommez « mélange » est pour moi quelque chose de très homogène. Une sorte de salade composée, si vous voulez, ou de plat chinois aigre-doux.
Il y a dans votre univers un côté hyper visuel ; comment se met-il en place ?
Il s’agit, comme vous dites, de créer un univers, de le mouvoir. Tout univers littéraire est constitué des personnages qui le composent, et mes personnages sont irrévocablement humains. Ils sont beaux et stupides, courageux et médiocres, forts et puants, idéalistes et intéressés… Il ne s’agit pas de contradictions, mais de la réalité même de la nature humaine. C’est ainsi que nous sommes faits, nous tous, sans exception. La nature humaine n’est pas un aspect que j’ai besoin d’analyser, de décortiquer dans mes romans. Je la pose telle qu’elle est, et bâtis mon intrigue autour. Psychologie ou introspection sont bannies pour des raisons idéologiques. Les douloureux dilemmes moraux d’un Julien Sorel étaient sans doute d’un intérêt capital à l’époque de Stendhal, mais nous sommes aujourd’hui au premier siècle après Freud. Il est temps pour la littérature de passer à autre chose. Autre chose n’est pas synonyme de n’importe quoi. Nombreux sont ceux qui me trouvent fantaisiste, mais je me vois davantage comme une romancière extrêmement réaliste. Je n’ai pas l’impression que mes dialogues soient aussi drôles et absurdes que certains le disent. Dans le monde actuel, vous avez un président américain qui déclare sans rire que « ses pensées sont si complexes que j’ai du mal à me comprendre moi-même », un politicien français qui affirme que « si les pauvres sont pauvres, c’est parce qu’ils le veulent bien » ou un Premier ministre Japonais qui explique sa décision d’envoyer des troupes en Irak avec ce magnifique argument : « Parce que la vie est variée »… Mes personnages ne sont pas tellement plus délirants ! C’est dans la réalité que je trouve la source de mon inspiration, je n’ai pas besoin d’aller chercher plus loin.
On souligne toujours le fait que vous écrivez en français. Cela vous donne-t-il davantage de liberté ? Quelle est votre langue de référence : le français ou le japonais ?
Je suis née et j’ai grandi à Genève, territoire francophone, d’où mon français courant. J’ai aussi fait une partie de mes études universitaires à Paris, et cela fait à peine cinq ans que je vis à Tokyo. Si le japonais est ma langue maternelle, on peut dire que le français est ma langue naturelle, celle avec laquelle je me sens le plus à l’aise. Bien sûr, je n’ai aucun problème pour m’exprimer en japonais, mais dès qu’il s’agit d’écrire, le français s’impose. Cela pourrait presque sembler ironique dans la mesure où presque aucun auteur français ne figure dans la très longue liste de mes écrivains préférés. Mes faveurs se tournent plutôt vers les mondes slave (Gogol, Capek, Lermontov, Gombrowicz) et sud-américain (Amado, Borges, Vargas Llosa, Fuentes), avec une petite pointe de sentimentalité pour les classiques chinois (le Hong Lou Meng et le Jin Ping Mei, en particulier). Sans oublier l’inclassable Melville et deux Japonais géniaux, Tanizaki et Nosaka. Un domaine où la culture francophone m’a marquée cependant, c’est celui de la BD. De Hergé à Loisel, de Franquin à Dupuy-Berbérian, de Moebius à Cosey, posez-moi toutes les questions que vous désirez, je suis presque incollable.
Tout le roman prend le contre-pied des clichés habituels sur le Japon, genre « neige sur cerisiers en fleur ». Que pensez-vous de ces clichés, de l’image du Japon dans l’imaginaire occidental ?
Pas de parti pris, d’opposition velléitaire : je décris le Japon tel que je l’ai toujours vécu, non pas comme une destination exotique mais comme une partie de moi-même, une nation peuplée de personnages aussi variés qu’ordinaires, et qui ne passent pas leur temps à poétiser la nature ou à respecter l’étiquette. Personne dans ma famille, à ma connaissance, n’a jamais mis les pieds dans un monastère zen, sinon pour des raisons touristiques. Le même problème existe à Tokyo : j’ai toujours un mal fou à faire admettre à mes collègues que les Français ne font pas tous de la prose avec une maîtresse dans leur lit, et que beaucoup sont en fait des salariés qui passent leurs week-ends à Carrefour et leurs vacances au Club Med. Il faut rappeler que pour l’essentiel, dès l’ouverture du Japon, en 1868, le pays s’est lancé dans une course au développement technologique qui exigeait la formation d’un très grand nombre de scientifiques. Prendre pour héros un logicien japonais de cette époque correspond avant tout à une réalité historique. Vous comprendrez qu’il est difficile de caser des cerisiers en fleur dans une intrigue qui met en scène des équations mathématiques et des machines à coder.
Certains critiques en étaient presque à demander le retrait de la vente de votre précédent livre à cause de sa violence. Vous ne vous êtes pas vraiment assagie dans celui-ci…
Le mini-scandale qui s’était produit à l’époque m’avait surprise. Mon premier roman, Nekotopia, mettait en scène une petite fille qui tuait des chats, thème purement imaginaire et traité sur un mode comique. Je n’avais nullement l’intention de choquer ou de me faire remarquer. Mikrokosmos est moins imaginaire, mais pas beaucoup plus rose. Ceux qui espèrent lire une jolie histoire qui se finit bien en seront pour leurs frais. Ce n’est pas mon genre. Je fais dans le sale, le perturbant et le macabre, avec une solide dose d’humour noir pour faire passer le tout. En somme, je suis comme n’importe quelle autre romancière : j’écris sur des sujets qui m’intéressent, et dans un pays libre comme la France, pas besoin de brandir des menaces de censure pour exprimer un désaccord. Ce n’est ni très élégant, ni très efficace. Après tout, il existe tant d’autres manières plus subtiles de couler un livre que l’on déteste…
Propos recueillis par
Lire notre chronique de Mikrokosmos d’Asuka Fujimori