Présente dans chacun des films d’Atom Egoyan, Arsinée Khanjian est la muse et compagne du cinéaste. Une fidélité sans failles qui n’exclut cependant pas quelques belles échappées au théâtre ou dans le cinéma européen chez Assayas, Hanneke ou encore Breillat. C’est avec passion que cette actrice d’origine arménienne nous a parlé d’Ararat , le dernier film du cinéaste canadien.
Chronic’art : Lors de la présentation du film à Cannes c’est la polémique qui a primé (on a bien plus parlé du génocide arménien que de cinéma ), est-ce que vous vous attendiez à un accueil aussi politisé ?
Arsinée Khanjian : Oui car la polémique ne date pas d’hier. On s’est rapidement rendu compte que s’il y avait beaucoup de gens qui attendaient un film sur le génocide arménien, d’autres personnes n’avaient aucune envie qu’il se fasse. Depuis sa préparation, avant même le tournage, Ararat a donc fait l’objet de nombreux débats. Il y a eu énormément de spéculations autour de ce projet ; tout le monde avait une opinion sur le film alors que personne ne l’avait encore vu ! Une fois le montage terminé, on avait donc vraiment hâte d’être à Cannes pour montrer enfin ce que l’on avait fait. Il était temps que le film ne soit plus de l’ordre du fantasme, du désirs, qu’il devienne enfin un objet concret.
Les attaques de la presse turque ont été particulièrement virulentes ; on a parlé de film puant la haine, de propagande…
C’est la première fois qu’un film parle frontalement de ce thème. On s’attendait forcément à ce genre de réactions puisque vis à vis du génocide arménien les autorités turques ont toujours mené une politique négationniste. Il est très difficile de remettre en cause la politique du gouvernement turc. Souvenez-vous de la violence de ses réactions au moment de la sortie du film d’Alan Parker Midnight express.
Sauf que Midnight express est un très mauvais film…
Tout à fait d’accord mais au-delà du cinéma le gouvernement turc a réagi de manière extrêmement violente aux critiques qu’on lui adressait à l’époque. Au final, on n’a jamais vraiment été inquiet car, après tout, Ararat est un film canadien et notre droit, même privilège, de réaliser un long métrage sur le génocide arménien n’a jamais réellement été remis en cause. Très vite, le gouvernement turc a compris qu’il ne pourrait pas nous empêcher de le faire. Après, ce qui a vraiment compté c’est la présentation du film au Festival de Cannes. C’est là-bas qu’on a pu voir qu’il pouvait également toucher des personnes qui n’étaient pas d’origine arménienne. C’est à ce moment là qu’on s’est rendu compte de sa portée universelle.
Comment aborde-t-on un rôle comme le votre, où il y a tout de même une importante composante personnelle ?
C’était pour tout dire particulièrement compliqué. Forcément, étant donné que je suis d’origine arménienne, j’ai un lien très fort, très intime avec le sujet du film. Mais ce qui a primé c’est mon travail de comédienne. Il fallait rendre justice à la complexité du personnage et ne surtout pas tomber dans le pathos. Le but c’était de trouver un équilibre entre la distance -voir la dureté- et une certaine fragilité vis à vis de cette histoire. Je jouais au théâtre à Paris et j’ai tout de suite enchaîné avec le tournage du film ; il n’y a donc pas eu de répétitions. Ce qui a été, en fait, plutôt positif car j’ai du m’attacher à des choses très immédiates, très concrètes. Grâce à cette approche pragmatique j’ai pu oublier entre guillemets la cause arménienne.
Le passé peut se révéler parfois tyrannique ; il n’est pas toujours facile de vivre avec ce que l’on a pas vécu personnellement…
C’est juste. Le film parle des survivants de la deuxième, troisième génération en proie à un passé qu’ils n’ont pas vécu personnellement et qui de surcroît n’a pas été reconnu. Il y a un côté presque traumatique dans cette mémoire du génocide arménien. Car c’est une mémoire atrophiée, en manque de représentations.
Dans le film le personnage du cinéaste Saroyan interprété par Aznavour reconstitue le génocide à travers une grande fresque historique. En résulte un film pompeux, larmoyant… Pensez-vous qu’il soit impossible de parler de l’Histoire par le biais d’une trame romanesque, de reconstituer les grands événements historiques au cinéma ?
Non, je ne pense pas, mais encore faut-il qu’il y ait eu représentation préalable ce qui n’est pas le cas du génocide arménien. La plupart des photos ont été détruites, les archives également. De même la création artistique en la matière est quasiment inexistante car ce qui a primé c’est la survie physique et économique. Il est donc impossible de reconstituer, il faut tenter de parler autrement de ce qui s’est passé. Finalement, il est possible que certains Arméniens soient déçus par le film car son approche est tout sauf classique.
Comment situez-vous Ararat dans la filmographie d’Atom Egoyan ?
Je ne le vois pas du tout comme une oeuvre atypique. Il n’y a pas de rupture avec ce qu’il a fait auparavant mais au contraire une certaine continuité. Ne serait-ce qu’au niveau formel ; on retrouve les croisements temporels, ce travail sur la déconstruction qu’il effectue depuis ses débuts. Ce qui a changé c’est « le droit à la parole » qu’il a accordé aux personnages. Ses autres films étaient plus elliptiques, plus retenus, moins « bavards » d’une certaine façon. C’est certainement dû au sujet d’Ararat : « la fin du non-dit », le fait de pouvoir enfin s’exprimer sur un sujet tabou.
Propos recueillis par
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