Cinquante ans après avoir déverrouillé l’histoire allemande, le génial Arno Schmidt rappelle que jubilation et expérimentation faisaient encore bon ménage à une époque. Mais derrière des romans comme « On a marché sur la lande », traduit depuis peu en France, se cache aussi son traducteur hors normes, alias Claude Riehl (lire notre entretien). Portrait.
Arno Schmidt ? Une carrure de bûcheron pour une carrière de colosse, un « écrivain allemand » qui, franc-tireur dans l’âme, détestait qu’on le définisse ainsi, même s’il a toujours bataillé ferme pour écrire et se faire éditer. Après avoir été marginalisé jusqu’aux années 1960, celui que certains intellectuels dénommaient alors le « centre secret de la littérature allemande » est aujourd’hui devenu un classique de la modernité dans son pays. Arno Schmidt est pourtant loin d’avoir toutes ses lettres de noblesse en France, même s’il échappe depuis une dizaine d’années à la chape de silence qui a longtemps miné la diffusion de son oeuvre. Seuls trois de ses romans ont été traduits chez nous de son vivant, de 1962 à 1964 (Scènes de la vie d’un faune et La République des Savants, chez Maurice Nadeau), puis en 1976 (réédition poche du Faune, chez 10/18). Trois ans après, en 1979, Schmidt meurt « dans ses propres bottes », comme il l’avait souhaité, au clavier d’une machine à écrire épuisée par la grandeur de son entreprise. Du roman à l’essai radiophonique en passant par la nouvelle, la traduction (Poe et Joyce) et la biographie littéraire, son écriture a traversé en météorite quarante années d’histoire allemande sans jamais pactiser avec l’ennui. Laminant sur son passage toute prétention au « bien écrire », Schmidt dévale la pente et ne cesse d’en découdre avec les pensées uniques de son époque ; de là, sûrement, la folle énergie qui s’en dégage aujourd’hui, et qui traîne son lot de blessures à vif.
Desperado d’outre-Rhin
Né à Hambourg en 1914, le jeune Schmidt est un enfant précoce, myope et doté d’un fort accent silésien. Autant dire qu’il se sent vite isolé au sein d’un système scolaire qui, cerise sur le gâteau, lui assène au bac de 1933 une note plutôt moyenne en littérature. Motif : « Eloge de l’expressionnisme », un genre que Schmidt vénère à ses débuts mais que les premiers coups de griffe hitlériens veulent bâillonner. Ce sale coup lui restera en travers de la gorge. Lui qui se décrit comme un « autodidacte-né », un « tailleur de mots & architecte de la pensée », prendra donc livre après livre sa revanche contre un décervelage politique qui n’épargne pas moins l’Ouest que l’Est de l’Allemagne divisée. Le tourbillon Schmidt est en marche. De son premier job, comptable, il récolte un mariage avec sa collègue Alice.
Cette rencontre le pousse à écrire, et Alice deviendra tout à la fois sa seule confidente (« Je ne suis pas fait pour l’amitié », disait-il), sa muse inspiratrice (il lui dédie tous ses livres) et l’infatigable secrétaire du couple Schmidt, initiatrice d’un Journal couvrant tous les chantiers d’écriture de son mari. Les fans germanophones n’auront sûrement pas raté, en passant, la récente parution du Journal de l’année 1954. Mais retour en 1939 : mobilisé sur une base norvégienne, Schmidt se réchauffe en peaufinant des tables de logarithmes. Une obsession des chiffres qui ne le lâchera jamais. Ses premiers textes, écrits durant la guerre, tracent déjà les grandes lignes de son parcours de forcené. Dans Pharaos, il dresse le journal d’un naufragé persécuté dans un phare ; ailleurs, il convoque les ombres d’Hoffmann et d’Edgar Poe. Tout est dit : à l’image de ses récits, le quotidien de Schmidt est littéralement habité par ces dialogues avec les maîtres passés, mais aussi par des coups de sang intempestifs (« Jurer et pester, voilà ce que je veux, c’est mon métier ! ») et par des rituels de bibliophile.
All We Need Is Lande
Après des déménagements à répétition, Schmidt le colérique trouve enfin, en 1958, un paysage à la hauteur de son exil intérieur, loin des « montagnes atroces qui vous empêchent de voir les nuages ». Une période d’euphorie. A Bargfeld, en Basse-Saxe, Schmidt l’ermite se forge une réputation de chantre de la lande. C’est dans ce bourg paumé, sans clocher, que l' »athlète au front de penseur » (dixit son éditeur Kurt Marek, de chez Rowohlt) fait son trou, loin du landerneau littéraire. Plus à l’aise que nulle part dans sa maison de bois cernée de barbelés, le solitaire arpente la lande alentour et en consigne les moindres recoins dans son cahier. Une fureur de notation à laquelle ses récits de Schmidt, saturés de sosies de l’auteur et de private jokes à tout va, ne manquent pas de faire écho. Dans Coeur de pierre (1956), roman culte sabrant les illusions politiques de l’époque, un collectionneur fou réactualise sans cesse la carte des lieux qu’il traverse. C’est que Schmidt lui-même, avant de trancher le réel dans une langue aiguisée au silex, est surtout un voyeur hors pair, fouillant, compulsant sans retenue (30 ans de travail et 2200 noms en index pour sa biographie de Friedrich de la Motte-Fouquet), toujours aux aguets. Flanqué d’une « mémoire en acier trempé » et d’un humanisme tantôt froid et cynique, tantôt traversé d’un bonheur de vivre et de dire, ce solitaire s’approprie cette lande et la métamorphose en terre de roman, rebaptisée « Domaine d’Arno ». Avec son titre à la Swift, On a marché sur la lande est froidement accueilli en 1960, lors de sa sortie en Allemagne. Il garde pourtant aujourd’hui toute sa saveur orageuse et effrénée, « schmidtienne » (comme dirait son noyau dur de fans français). D’apparence simple et fluide, le canevas narratif a de quoi surprendre. Schmidt y sème une dose perverse de chausse-trappes en tous genres. Sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, le narrateur Karl Richter se lance dans un récit improvisé.
Poussé par sa compagne Hertha à décrocher la Lune en inventant un monde qui se tient, le parleur compulsif projette une histoire lunaire où américains dépensiers et russes méfiants se refont le coup de la guerre froide, ponctuée d’échanges et d’autocélébrations culturelles. Côté américain, on taille en maillot de bain, dans des « cavernes-ateliers », des ardoises pour palier le manque de papier. Côté russe, on rationne une viande obtenue par recyclage des vieillards.
Double tranchant
Mais très vite, ce récit imaginé sous la houlette de Jules Verne se laisse creuser en amont par une seconde trame et un récit, réel cette fois-ci, disposé différemment sur la page. Les niveaux de lecture souterrains se multiplient, en prise sur les relations sexuelles du couple, voué à la crise aiguë. Criblées par une montée en force de la catastrophe, à la fois intime (Hertha refuse sans cesse ses avances) et politique (les traumatismes de la seconde Guerre ne sont pas loin), les logorrhées de Karl s’accélèrent, fanfaronnent, piquent au vif et s’arment d’une intertextualité à faire rougir James Joyce. L’auteur d’Ulysse irradie d’ailleurs l’ensemble du roman. Ambitieux au point de vouloir faire plus fort que l’irlandais, Schmidt reprend pour ce faire deux marques de fabrique récurrentes dans son oeuvre : la fulgurance des entrées de chapitre en italiques, sorte de micro-phrases donnant le ton de la valse, d’une part ; le récit jeu des pensées, emprunté aux mécanismes du rêve freudiens, d’autre part. Il atomise ainsi une prose expérimentale et carnavalesque, mais jouissive à plus d’un titre. Satirique, elle tire à vue (l’armée allemande, cette « étable de pourceaux ») sans se replier sur elle-même, ouvrant au contraire ses phrases à une incroyable richesse des dialectes, des tournures orales (argot, anglais, « langue des chasseurs ») et à une bonne dose d’accents à couper au couteau. Poétique, elle fait jubiler la langue, la pousse dans des retranchements inespérés, au cœur d’un récit « sous écoute » persécuté par un déluge d’étymologies et par la manie des citations. Le regard cinglant de Schmidt sur la nature et la sexualité est un bol d’air à lui tout seul : les « bouches s’y déplacent », les « buissons claquettent », les « ruisseaux betteravent », les « doigts font du morse » et le mutisme « s’avale » sec, comme une vodka. Les quelques conseils de vie n’y prennent pas non plus de pincettes : « (( : Faut sméfier de toutes les « vérités », qui pour être « efficaces », doivent être proférées dans une longue toge ondulante. Pour les « mettre à l’épreuve », qu’on les reprofère en maillot de bain. Ou aux chiottes ». A bon entendeur.
On a marché sur la lande, traduit de l’allemand par Claude Riehl (Tristram).
Lire notre entretien avec Claude Riehl, le truculent traducteur français de Schmidt et
Voir également le site français des arnonautes et ce site allemand consacré à On a marché sur la lande