Arnaud Desplechin bâtit son œuvre sur l’interrogation des images de cinéma, mais aussi sur la nécessité d’une probable réconciliation entre littérature et cinéma. Avec Esther Kahn, il pose de nouveau ces questions complexes par le biais du théâtre anglais de la fin du xixe siècle.
Ce qui pourrait faire la supériorité du cinéma sur la littérature, c’est le pur sentiment de l’existence des hommes définie les uns par les autres sautant des images aux yeux des spectateurs. Le cinéma réclame aussi bien la reconnaissance des hommes et des femmes entre eux, et leur captation amoureuse, que le besoin d’un contournement d’une vie sans elles devenue insupportable, de la manière la plus contemporaine qui soit, dans la plus profonde compréhension du présent.
Les écrivains -est-ce donc la faute des écrivains ou de la littérature ?-, reconnaît Martin Amis, « [p]eut-être à cause de leur attachement à la forme, (…) sont toujours en retard sur l’absence de forme contemporaine. Ils écrivent sur une vieille réalité, dans un langage qui est encore plus vieux. Ce ne sont pas les mots : ce sont les rythmes de la pensée. » (Il reste à Martin Amis à découvrir la présence des formes contemporaines.) Et plus loin il ajoute : « Il fronça les sourcils. » « Elle rit. » « Il s’illumina. » « Elle fit la moue. » « Il ricana. » « Elle tressaillit. » Allez : nous ne faisons pas ça. Sauf quand nous faisons semblant » (1). Le cinéma, littéralement et techniquement, enregistre un réel et ne devrait pas se permettre de faire semblant, quoiqu’il le fasse souvent ; il porte en lui l’exigence de la responsabilité de la réalité des actes des hommes et des femmes, une réalité manipulée jusqu’à un certain point.
La supériorité de la littérature sur le cinéma serait dans l’abstraction, le refus de la représentation, l’idée pure de Dieu -Dieu étant une typologie comme une autre voulant rendre compte d’un par-delà la qualité d’humain, d’un par-delà le désir.
Les films d’Arnaud Desplechin, comme, d’une manière toute différente et incomparable, les films d’Andreï Tarkovski et ses images/icônes ou ceux d’Ingmar Bergman et son sens romanesque du théâtre, réconcilient littérature et cinéma, par le théâtre, entre autres, dans cette double recherche d’abstraction et de représentation pour les replacer sans cesse dans une zone de conflit, dans la sauvagerie. Comme si Desplechin réfutait la réconciliation, dans le but de faire uniquement de l’image.
Pour cela, il lui a certainement fallu débuter sa réflexion sur le cinéma bien au-delà du simple mais beau postulat : « Je fais des films parce que je n’aime pas la vie. » Son regard quasi total porté sur ce qui l’entoure avait d’emblée été saisi et imprimé dans son espace mental qu’il a, ensuite, le plus fidèlement possible, mais d’une manière ouverte au monde, projeté dans l’idée du cinéma qu’il concevait en même temps.
Bien qu’il ne cite jamais ou rarement Stanley Kubrick, qu’il l’ignore peut-être, il est son égal dans sa volonté de maîtriser son espace mental tout en ayant l’humilité de la remettre en cause dans chaque plan de ses films. Ceux-ci sont sans cesse questionnés de l’intérieur et par ceux qui précèdent et ceux qui suivent. Les réponses, souvent impossibles, se trouvent dans chacun d’eux et dans leur durée, courte ou longue. Ce questionnement impitoyable peut expliquer, en effet, la longueur des films. Le temps du film est le temps du questionnement, de la découverte, du conflit, de la réconciliation et inversement, sans fin. Il contient et il est le « rythme de la pensée » énoncé par Martin Amis. Il est moins la marque d’une forme d’immaturité, assumée par lui (2), et qui ne se justifie plus dans Esther Kahn, infirmant cette ferme volonté de maîtrise, qu’une sincère réflexion impliquant le temps et la durée. Cette longueur lui est encore essentielle à la compréhension de sa recherche. Il lui faudra certainement le temps d’une vie d’homme et de réalisateur pour apurer son cinéma.
Lorsqu’il cite Alain Resnais, François Truffaut, Erich Rohmer ou Alfred Hitchcock dans ses films ou dans la presse, on peut se demander s’il existe un réel rapport entre lui et eux. Ils ont, en regard de lui, échoué dans leurs efforts, leurs efforts de réconciliation en particulier -sauf Resnais, dans ses tout premiers films. L’exagération forcée de cette formulation stupide ne souhaite que souligner l’effet de double détente que ces réalisateurs ont eu sur lui : il a été porté par eux, et maintenant c’est lui qui les porte à bout de bras, les invoquant dès qu’il le peut. Eux ont tout demandé au cinéma alors que lui, c’est le cinéma qui est en passe de l’interroger sur son existence. Il va lui demander pourquoi il sait aussi bien le manipuler quand les autres, Hitchcock y compris (3), ont dû le supplier pour qu’il leur donne des réponses sur eux-mêmes devant la vie ; Desplechin étant aussi vulnérable mais mieux armé qu’eux, dirait-on.
Desplechin semble mieux armé à la fois par sa sauvagerie originelle insufflée dans le personnage d’Esther Kahn (4), et par son besoin de s’intégrer par le cinéma dans la société comme citoyen et comme cinéaste (5). Sur ce motif, il fait évidemment penser à Truffaut. Mais ce dernier était un délinquant à moitié repenti, qui a toujours gardé un pied dans la marge du refus obstiné de la vie sociétale, qu’un sauvage, qui veut s’élever socialement et politiquement -au sens platonicien du terme. Et ayant tous deux élaboré un cinéma profondément enraciné dans son histoire et dans l’histoire, leur besoin de reconnaissance et leur sens de la responsabilité vis-à-vis d’autrui et de l’amour, les réconforts parfois dangereux d’une certaine forme d’académisme peuvent tout autant illuminer leurs films que les entacher -c’est ce qui était arrivé avec le Dernier métro. Si, pour Esther Kahn, Desplechin a pris des risques formels, contrebalançant les acquis de Comment je me suis disputé…, ce film se laisse presque complaisamment envahir par Quelle est verte ma vallée de John Ford et Le Temps de l’innocence de Martin Scorsese (6), par exemple ; des films dont la forme, quand même originale et remarquable, obéit la plupart du temps à une grammaire cinématographique connue.
Mais le débat sur l’académisme chez Desplechin -et Truffaut- est, finalement, un faux débat. Desplechin a besoin de reprendre cette grammaire, de se la réapproprier pour rythmer cette pensée. Surtout dans Esther Kahn, pour lequel on est en droit de penser qu’il est le meilleur film de Desplechin, et qu’il place le spectateur, plus que jamais, sans autre compromission avec lui que la présentation de ses propres codes cinématographiques, dans une plaine à découvert, avec peut-être quelques maigres fourrés où se protéger des violentes bourrasques qui soufflent de chaque plan, perdant ainsi le spectateur acquis avec son film précédent.
Comme dans tous les films de Desplechin, l’histoire, même dans les trames ténues de La Vie des morts ou Esther Kahn, est complexe. C’est, pour l’instant encore, le seul moyen pour pouvoir parler de la complexité du cinéma et du monde. Puis le scénario, avec son sens fulgurant de la narration aux faux effets de style -des hiatus, des ellipses qui n’en sont pas, puisque toutes les informations sont contenues dans chaque plan en temps, en heure, et en espace ou roulées plus loin de manière syncopée. Puis le découpage, même la lumière et le cadre sont mis en scène puis montés dans une vision intuitivement totale et détaillée, presque laborieuse de l’œuvre.
La manipulation des métiers du cinéma chez Desplechin trouve pourtant son accomplissement dans la direction d’acteur.
Il lui a fallu, là aussi, beaucoup penser la notion de personnage, puis la nier en quelque sorte (7), tout en la maintenant dans ce qu’elle porte en elle d’archétypale. Les personnages sont, chacun, des représentations symboliques du monde comme volonté, si l’on veut, des allégories même, obéissant aux règles de la tragédie, et, en même temps, pour le réalisateur, un homme ou une femme qu’il faut libérer du poids de l’archétype et de la volonté pour tendre à la vérité du film et de la vie. Que faut-il qu’il fasse d’autre pour obtenir cette vérité qui est la sienne et qui ne peut être que la seule vérité, sinon se mettre en scène, parler de lui à travers tous les acteurs et l’histoire, multiplier le nombre de prises pour faire surgir la vie de ceux-ci par ceux-ci et aimer regarder les chiens se battre ; en sauvage qui veut s’élever au-dessus de la mêlée.
Cette dernière expression ne voulant en rien dégrader le réalisateur, ni les acteurs, ni l’humanité tout entière, elle tient à rendre compte d’une réalité que non seulement Desplechin n’a pas l’air de renier, mais encore qu’il pressent nécessaire et qu’il justifie par le cinéma (8).
Cette osmose conflictuelle entre l’archétype tragique et l’homme est pratiquement sans défaut dans les entités Emmanuel Salinger/Mathias Barillet (La Sentinelle), Marianne Denicourt/les sœurs et Sylvia (tous les films, hormis Esther Kahn), Emmanuelle Devos/Esther (Comment je me suis disputé…) et Summer Phœnix/Esther (Kahn). Elles portent en elles le monde et elles le représentent sous ses formes multiples avec ses cicatrices ; elles n’en sont que plus humaines.
Emmanuel Salinger/Mathias équivaut désormais à Hamlet, à Lear. Son impact dans la réception du public devrait être le même car il est l’un des seuls Hamlet contemporains. Il est la mémoire qu’il faut avouer sans cesse de l’indicible horreur du xxe siècle (9).
Marianne Denicourt/les sœurs et Sylvia est sa face la plus sombre, tout en étant femme et, donc, pour Desplechin, détentrice du secret de l’origine du monde ; et plus sensible à ses déchirements. Elle est ce qu’un réalisateur doit faire pour s’imposer aux yeux des spectateurs, ce qu’il doit sacrifier à une lutte des classes à rebours et détraquée : l’élévation sociale, dans son aspect le plus sordide, injuste mais lucide. Emmanuelle Devos/Claude dans La Sentinelle, l’alter ego plus instinctif et plus jeune de celle-là. Elle est cependant la figure la plus terriblement lucide dans la filmographie de Desplechin. A l’opposé, et ce n’est pas un hasard, Emmanuelle Devos/Esther est la lumière, l’empathie de l’amour, l’origine absolue et un peu naïve du monde.
Summer Phoenix/Esther (Kahn) concentre harmonieusement toutes ces entités complexes, révélées ou en germe, dans une seule, dans une sauvagerie endurante. Et ce qui la différencie des autres femmes ce sont les raisons de son écoulement de sang de son sexe. Chez elle, la vie déflorée, même non reproductrice, a pénétré en elle alors que, chez les autres, la vie qu’elles voulaient donner s’en est allée. Cependant, chacune d’entre elles vit cet écoulement à la fois comme un échec et, sauf pour Summer Phoenix/Esther (Kahn), comme une renaissance à elles-mêmes, à leur statut de femme libérée du poids d’une responsabilité trop lourde pour elle.
Les règles de Marianne Denicourt/sœur, dans La Vie des morts, témoignent d’un essai raté de vie voulant être donnée, et avertissent au même moment de la mort du frère, devenant ainsi l’annonce d’un double essai raté de vie ; mais elles s’emparent aussi de la forme de la libération du corps, d’une prescience remarquable, d’un savoir incomparable de la mort. Comme pour Emmanuelle Devos/Esther, les règles coïncident avec la mort symbolique de Mathieu Amalric/Paul Dedalus. A moins que les unes provoquent l’autre.
Chez Summer Phoenix/Esther (Kahn), la perte de virginité l’oblige à endosser la responsabilité d’être une femme, à quitter sa cage dorée de l’ignorance. Mais, au bout du compte, elle se serait sentie responsable de ne pas avoir tenté d’être traversée par la vie (10).
On pourrait dire que tous les films de Desplechin sont contenus dans l’idée de la femme, de son sexe, de la menstruation et dans l’idée sensuelle de l’histoire comme un corps de femme qui, pour qu’il soit réconcilié avec lui-même, doit garder la trace, la cicatrice de ses conflits et de ses échecs. Le cinéma de Desplechin est marqué par l’évidence, presque par le bon sens, de ce devoir de mémoire. Alors, réconcilier le cinéma et la littérature par le théâtre, par exemple, devient la métaphore de ce devoir.
Arnaud Desplechin a été l’un de ceux qui, la décennie passée, ont certainement suscité le plus de vocations cinématographiques en France. Il a été celui qui a le mieux, au cours de cette même décennie, interrogé le cinéma, le monde, le monde enregistré par le cinéma ; et surtout le cinéma enregistré par le monde. Il le fait maintenant avec Esther Kahn en replaçant le monde et le cinéma sur la scène et derrière le rideau tendu du théâtre de l’Angleterre de la fin du xixe siècle, fonds culturel de Hitchcock.
(1) Martin Amis, London Fields, 10/18, traduction Géraldine D’Amico, p. 275 et 278.
(2) Entretien paru dans Les Inrockuptibles, mai 1992, et dans Cinéma parlant, entretiens, Les Inrockuptibles/La Sirène, 1993 ; entretien paru dans Les Cahiers du cinéma en juin 1992, in n° hors série intitulé 1992 ; débat avec Arnaud Desplechin, Pascale Ferran et Emmanuel Salinger au cinéma Georges Méliès à Montreuil, décembre 1992.
(3) Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Gallimard, 1999.
(4) Note d’intention d’Arnaud Desplechin pour Esther Kahn paru dans Les Inrockuptibles, n° 242, mai 2000. A ce propos, la collaboration scénaristique d’Emmanuel Bourdieu semble des plus importantes pour le réalisateur.
(5) Entretien avec Pierre Bourdieu paru dans Les Inrockuptibles, n° 93, février-mars 1997.
(6) Eric Gautier, le directeur de la photographie des films d’Arnaud Desplechin, -hormis La Sentinelle (Caroline Champetier)-, cite ce film comme une référence pour Esther Kahn, dans son souci du détail d’époque (avant-première d’Esther Kahn au Forum des Images, le 9 septembre 2000).
(7) Entretien paru dans Les Inrockuptibles, mai 1992, précité.
(8) Entretien paru dans Les Inrockuptibles, n° 61, juin 1996.
(9) Lire, à propos du film Shoah de Claude Lanzmann, l’entretien paru dans La Nouvelle Revue française, n° 532, mai 1997.
(10) Note d’intention d’A. Desplechin précitée.