J’avais vu Antony sur scène cet hiver, étrange créature au cheveu raz et blond platine, présenter ses chansons dans leur plus simple appareil. Il était évident, alors, que ce chanteur d’exception était plus qu’une curiosité. Il a depuis confirmé cette impression avec I am a bird now, album maîtrisé et dense, dont nous discutons la genèse et l’intention, dans le calme de l’Hôtel Lord Byron, après que Antony ait enregistré une « White session » pour Bernard Lenoir. Cette fois-ci, un Antony perruqué et portant un pull en mohair, troué et déformé, la joue grande brune délicate. Rencontre avec un drôle d’agneau…

Chronic’art : Pour beaucoup, ton album est déjà l’album de l’année…

Antony : (gêné) Non !

Quand on lit les critiques, ça y ressemble ! Tu t’attendais à cette réaction ?

Non ! (rires) Je ne sais pas…

Quand tu l’enregistrais, tu ne sentais pas que c’était un bon disque ?

Je crois que j’essayais juste d’enregistrer quelque chose qui ne me rendrait pas indéfiniment embarrassé ensuite, le plus proprement possible. J’essayais seulement de faire de mon mieux ! Mais je ne pensais pas que les critiques seraient aussi positives, qu’autant de gens montreraient de l’intérêt pour ma musique.

Comment t’es-tu trouvé associé à la scène Antifolk ?

Antifolk ?

Oui : Coco Rosie, Devendra Banhart…

Sont-ils « antifolk » ? Non. Je pense qu’ils sont « folk ». Devendra est folk. Coco n’est pas antifolk non plus, les filles sont folk. Joanna Newsom n’aimerait pas qu’on la qualifie de folk… même si elle l’est ! Je les ai tous rencontrés via Devendra. Il me les a présentés quand nous sommes devenus amis, il y a un an et demi. J’ai été scotché par sa voix merveilleuse et mystique (celle de Banhart, ndlr). C’est un artiste incroyable. Un des plus brillants que j’ai jamais rencontré, si ce n’est le meilleur !

Tu en a rencontré beaucoup…

C’est vrai. Mais c’est un des meilleurs. Il m’a beaucoup encouragé et soutenu. Nous sommes devenus amis et il m’a présenté vraiment beaucoup de gens. Il est vraiment fort pour mettre les gens en relation. Il a ce don de savoir créer une sorte de communauté artistique et affective entre tous ces nouveaux artistes américains. Et même auprès d’artistes en dehors des Etats-Unis. Ses tentacules sont longues et puissantes… autour du coeur des gens.

Je voulais te demander pourquoi tu étais un chanteur sans nom de famille ?

Mon nom de famille est incompréhensible pour des américains. Ils ne pourraient pas le prononcer. Ce n’est pas un choix longuement réfléchi ou parce que mon nom de famille est un secret, c’est juste que je ne l’utilise pas, professionnellement parlant. Je m’appelle Hegarty. C’est un nom Irlandais… Aux USA, ils ne peuvent le prononcer, à cause de l’accent ! J’ai arrêté de l’utiliser il y a longtemps déjà.

Beaucoup de gens sont réceptifs à tes chansons alors même qu’elles parlent d’amours transgenres et de tension transsexuelles. Comment tu expliques ça ?

Est-ce que la plupart de ces chansons parlent de ça ? Je ne sais pas… Je pense que cet album présente de nombreuses choses mais « travesties »… et le « genre » est l’un de ces travestissements. Le disque parle de transformation, à plein de niveaux : le genre, l’âge, la mentalité, le sens psychologique, la façon de concevoir le monde… Une partie de ça provient de ma propre expérience, évidemment, et une autre vient plutôt de la communauté d’où je viens, des gens que je connais, de choses que j’ai vues. C’est une conjugaison de tout ça.
Il y a un autre artiste dont le thème de prédilection est la transformation. Lui aussi vient d’Angleterre mais a du s’exiler aux Etats-Unis. Je pense à Genesis P.Orridge de Psychic TV. Tu le connais ? Que penses-tu de son travail ?

Je connais Genesis. Il vit à New York et je l’ai rencontré, il y a de nombreuses années, quand il a participé à un de nos spectacles, lorsque nous jouions dans ce club, le Pyramid Club. Il jouait le rôle du directeur de ballet, il était tellement drôle ! (rires) Il a joué un directeur de ballet dans notre spectacle ! (rires) C’était quand il avait ces dreadlocks énormes, c’était tellement dingue ! Mais… j’étais très inspiré par Psychic TV quand j’étais gamin. Pourtant, Genesis travaille d’une façon vraiment différente de la mienne. Son travail sur les genres est sans doute assez ésotérique alors que la mienne est plus intuitive, plus naïve…

Moins intellectuelle ?

Je le suis moins, c’est vrai. Mon truc est plus … sacré ! Mais je suis vraiment intéressé par ce que fait Genesis. C’est un artiste fascinant, presque un génie à bien des égards. On joue pas vraiment dans la même cour à ce niveu-là.

Tu as un registre vocal très étendu et tu es un songwriter accompli. Quelle est ta formation musicale ?

J’ai passé beaucoup de temps à essayer d’imiter mes chanteurs favoris. Je n’ai pas eu de formation musicale très poussée. Mais j’ai passé toutes ces années à écouter et écouter ces musiciens et jouer leurs morceaux pour moi, dans ma chambre. Et puis, petit à petit, j’ai essayé d’écrire des choses… je ne dirais pas qu’elles sont exceptionnelles, ce serait exagéré. En fait, ma vraie passion, c’est le chant et je crois que j’en suis arrivé à écrire des chansons pour avoir quelque chose à chanter. Quand je dois me mettre au piano et faire de nouvelles chansons, ça ne va pas de soi. Souvent j’improvise, je laisse aller. Je crois que j’aime surtout improviser… et non pas écrire des chansons !

C’est sans doute pour ça que tu fais beaucoup de reprises… Soft black stars de David Tibet, Just good friends de Peter Hammil ou Perfect day de Lou Reed. Et beaucoup d’autres encore…

J’ai repris Gaya de Peter Hamill, également. Toutes ces années, je me suis amusé à reprendre ces chansons car elles sont tellement incroyables, bien meilleures que celles que je pourrais écrire. On a participé à un hommage à Leonard Cohen récemment, à Sidney, et on a chanté ces chansons. C’était incroyable, elles sont tellement évocatrices : The Guests et If it be your will (un hommage à Leonard Cohen s’est en effet déroulé à l’Opera House de Sidney, en janvier 2005, avec les contributions de Nick Cave, Beth Orton, Rufus Wainwright, ndlr). Ce sont des pièces de Maître en matière de songwtriting. Lou a beaucoup de chansons qui se situent à ce niveau-là, celle des Maîtres. Candy says en est une belle preuve, chaque détail est tellement parfait.

Tu mets les chansons de David Tibet sur le même pied d’égalité ?

Le travail de David est un peu différent. J’aime sa musique. Mais, pour moi, David est… (il hésite longtemps) un poète ! Un formidable poète ! C’est une sorte de poète extatique et très sombre. Son songwriting est tout à fait différent, il vient d’un tout autre endroit mais c’est extrêmement beau. Personne ne peut nier que c’est d’une beauté incomparable.

Quelle est ta définition d’une bonne chanson ?

Je ne peux parler que du genre de musique que je fais. Et je ne suis pas très bon dans les structures. Beaucoup de gens sont mieux placés que moi pour en parler. J’essaie de me placer d’un point de vue authentique, de quelque chose d’intangible, qui possède une sorte de rayonnement mais, là, on parle plus d’interprétation que d’écriture. Non, je suis vraiment un chanteur et je suis entièrement tourné vers ce processus qu’on appelle chanter et ce qui peut passer par ce biais. Mes chanteurs favoris sont Otis Redding et Liz Fraser des Cocteau Twins. Ce sont vraiment mes deux chanteurs préférés.

J’entendais un peu de Karen Dalton dans ta voix…

Je ne connais pas vraiment le travail de Karen Dalton. Beaucoup de ces jeunes artistes aux Etats-Unis sont inspirés par cette Karen Dalton : je pense à Rufus Wainwright ou Coco Rosie, par exemple. Ca n’est pas quelque chose qui m’est familier. J’ai presque été choqué d’en entendre l’autre jour, ça ressemblait un peu à du Billie Holiday. Mais je n’en avais jamais entendu auparavant.

As-tu été inspiré par le film Edwige and the angry inch (film de John Cameron Mitchell qui raconte l’histoire d’un punk-rocker transsexuel, venant de Berlin Est, et qui effectue une tournée aux Etats-Unis avec son groupe alors que son ex-boyfriend lui a volé ses chansons, ndlr) ?

(Rires) Ca n’est pas vraiment mon monde ! J’ai beaucoup de respect pour ces types. Ils vivent dans un monde parallèle, je pense. Je suis plus inspiré par… (longue réflexion) les films de Jack Smith.
Est-ce que certaines de tes chansons sont autobiographiques ?

Et bien je dirais que, pour certaines, l’armure / armature des chansons a quelque chose d’autobiographique. Pour d’autres, c’est quelque chose d’un peu plus ouvert. J’apprécie que tu me poses cette question car, jusqu’ici, la presse française est arrivée avec l’idée que ces chansons étaient entièrement autobiographiques. On m’a posé plein de questions très intelligentes, axées sur le principe que mes chansons étaient 100% autobiographiques. Même si elles étaient autobiographiques à 100 %, pourquoi ne m’accorderait-on pas le droit d’être un artiste ? Pourquoi ne me laisserait-on pas une petite place pour exprimer un peu ?

Justement, quelle réaction as-tu généralement au sujet de tes textes ?

Souvent, je suis surpris. Les gens me posent beaucoup de questions au sujet des paroles. Ils se demandent d’où elles tirent leur origine. J’essaie de faire des paroles suffisamment ouvertes pour que les gens, ensuite, puissent se mouvoir au milieu de suffisamment d’archétypes qui leur permettent d’avoir leur propre relations à celles-ci. Et qu’ils ne s’attachent pas aux menus détails de ma vie.

La première fois que j’ai entendu Fistfull of love, je me suis demandé si tu t’amusais ou bien si tu essayais de promouvoir ce type de pratique…

Quelle pratique ?

Le fistfucking…

Le fistfucking ? Cette chanson ne parle pas de ça ! Ca m’amuse un peu mais, non, cette chanson parle plutôt de ces moments où tu es meurtri par les personnes que tu aimes le plus au monde. Quand tu aimes quelqu’un et que tu peux endurer les pires choses pour la raison même que tu l’aimes. Et à quel point cette situation est universelle. Elle peut s’appliquer même via une relation amicale, dans un environnement familial… Non, ça n’a rien de sexuel.

Désolé. J’ai pensé que c’était un peu métaphorique…

Non, vraiment, je suis très naïf. Je n’ai jamais pensé à ça. Peut-être que c’est ce dont parle le poème, car c’est une ligne extraite d’un poème de Marc Almond.

C’est justement ce qui m’a un peu mis sur cette piste !

Ok. Mais je crois que, même dans le texte de Marc Almond, il faut y voir comme un « coup de poing d’amour » ! Quand tu frappes quelqu’un, tu tends ton poing. Mais c’est le coup de poing de quelqu’un que tu aimes.

D’accord. Compte sur moi pour rétablir la vérité ! (rires)

C’est assez drôle car j’ai appelé mon groupe « The Johnsons ». Je les ai nommés comme ça en référence à un de mes héros, qui s’appelait Johnson et j’ai découvert que « johnson » voulait dire « pénis » en argot black aux Etats-Unis : Antony et les Pénis. Je fais toujours ce genre d’erreur stupide !

Quelle genre d’ambiance essaies-tu de créer sur scène ?

J’aime laisser les choses aller à leur guise. J’aime la magie qu’il y a quand quelque chose de nouveau se produit. La musique est un processus créatif et c’est mon challenge perpétuel, en tant qu’artiste de scène, que de capter l’inspiration de l’instant. Et chacun participe à ça. Dans un concert, le public et l’artiste vont en partie aller dans la même direction et vont tenter d’avoir cette expérience ensemble. C’est très excitant. J’ai toujours aimé les théâtres, les scènes ouvertes aussi, ces lieux où les rêves peuvent s’afficher, où les visions peuvent arriver. J’ai toujours aimé me plonger dans les couleurs, les lumières, créer des choses… C’est ce qui m’intéresse le plus.

Je te demandais ça car je t’ai vu jouer au Lieu Unique, à Nantes, cet hiver et, même si j’ai beaucoup aimé le show, je t’avais trouvé assez sarcastique avec le public…

Quel endroit ?

Nantes…

Un centre d’Art dans une usine ?

Oui !

Avec un piano marron ?

Peut-être…

Il fallait monter quelques étages : j’ai signé des T-shirts ensuite, dans un hall…

Oui.

Il y avait un son horrible…
Je ne pense pas. Pas tant que ça. Mais tu étais assez sarcastique.

Vraiment ? (air navré)

Mais j’ai vraiment aimé ce que tu as fait. En fait, les gens étaient un peu « coincés » et tu leur as demandé s’ils assistaient souvent à des concerts…

Si j’ai dit ça, je t’assure que c’était sans doute pour essayer d’entrer en contact avec eux. J’essayais sans doute de briser le mur entre eux et moi. De les faire bouger un peu… mais « sarcastique », ce mot me gêne, c’est trop négatif. Je déteste les gens sarcastiques sur scène.

J’ai peut-être mal interprété les choses…

J’ai parfois fait cette erreur d’être sarcastique sur scène. Parfois… mais j’ai toujours été très honteux ensuite ! (rires) Alors j’espère que je n’étais pas sarcastique à Nantes ! Je fais parfois des blagues, ça me plait beaucoup. Et j’aime bien que les gens rient aussi. Mais, en anglais, « sarcastique » à une connotation « méchante » et « tordue » que je n’aime pas, tu vois. Je pouvais être excédé mais pas sarcastique, je l’espère. Je ne me souviens pas bien…

Comment t’es-tu retrouvé sur Secretly Canadian, un label assez folk ?

Ils m’ont approché, il y a quelques années, pour me signer sur leur label. J’étais réticent, au départ, au fait de signer avec eux. Leurs artistes sont assez différents. Moi, je suis très urbain, un vrai produit de New York. Et j’en ai parlé à pas mal de gens autour de moi, qui m’ont persuadé que cela pouvait être une bonne chose de travailler avec eux et j’ai compris qu’ils étaient les bons partenaires.

Tu étais un fan de Lou Reed, Boy George, Marc Almond. Aujourd’hui, ils sont devenus des fans de ce que tu fais. Quel effet ça te fait ?

Je ne pense pas qu’ils soient véritablement des fans de ce que je fais. Mais j’ai de la chance car ce sont devenus des amis. En même temps, c’est quelque chose de troublant aussi. Une partie de cette nouvelle relation est vue à travers les yeux d’un enfant, ces gens dont j’ai rêvé. Et puis, tout d’un coup, en face de toi, à la même table, ce sont ces mêmes héros, ces visages que tu as vus pendant des années, sur des posters, dans ta chambre. Tu te dis : « C’est dingue, je ne peux pas croire que je suis en train de leur parler ! », c’est vraiment perturbant, et puis tu reviens à la réalité et tu comprends que tu parles à une vraie personne, qui existe vraiment. C’est assez drôle, en fait.

J’ai lu que tu avais passé ton adolescence à San José en Californie. As-tu rencontré là-bas une des figures locales, plutôt underground, un chanteur et performer nommé The Legendary Stardust Cowboy ?

Qui ça ?

The Legendary Stardust Cowboy. Tu n’as jamais entendu parler de lui ?

Si. N’a-t-il pas quelque chose à voir avec David Bowie ?

Il lui a inspiré le personnage de Ziggy Stardust. Bowie l’a invité à jouer, avec Daniel Johnston, lorsqu’il s’est occupé de la programmation du Meltdown Festival, il y a un ou deux ans…

C’est ça, tout à fait ! Non, je n’ai jamais entendu dire qu’il était dans les parages quand j’étais jeune. J’aurais été incapable de te dire d’où il était !

De San José !

C’est taré ! (rires) C’est un des endroits les plus misérables de Californie ! Le pire endroit que tu puisses imaginer. Mais c’est une belle histoire. J’ai toujours pensé qu’il y avait des gens intéressants partout dans le monde, même aux pires endroits. Même dans cette petite ville, il y avait donc quelqu’un à qui se raccrocher. J’aurais pu vivre toute ma vie comme ça… mais je voulais vraiment vivre à New York. C’était là que je devais trouver « mon monde », me concentrer sur ce que j’avais à faire…

On a parlé des reprises que tu as faites. Elles sont souvent assez éloignées de ton registre. Comment les choisis-tu ?

Habituellement, ce sont elles qui me choisissent un peu. Souvent. Comment j’ai choisi telles chansons de Leonard Cohen ? Comment j’ai choisi ce poème d’Allan Poe pour le mettre en musique avec The Lake ? Pour Candy says, c’est Lou Reed qui m’a dit de la chanter. J’ai fait une cover d’une chanson des Ronnettes, So young, j’adore cette chanson. Ce sont des chansons que j’ai écouté pendant des années, littéralement obsédé par elles, par le son qu’elles dégageaient. Pourquoi j’ai chanté Soft black stars de David Tibet ?… Je ne sais pas, ce poème est tellement beau, ça m’a frappé ! En fait, je crois que je chante des morceaux que je peux approcher d’une manière différente de l’original. Je pourrais faire un album complet des chansons de David Tibet, c’est un poète tellement incroyable. A chaque fois que nous avons collaboré tous les deux, c’était un grand moment. Nous avons fait quelque chose pour un disque de Michael Cashmore et un groupe qui s’appelle Natural Organisation, ça n’a pas été édité mais c’était tellement magnifique ! Nous parlons de faire un disque ensemble depuis très longtemps ! J’ai plein d’espoir pour ce qui va suivre…

Propos recueillis par

Lire notre chronique de I am a bird now