Compte-rendu de l’édition 2003 du Festival d’Angoulême qui fêtait cette année ces 30 ans.
Si ce n’est pas un déclic, cela y ressemble fort. Cette 30e édition du Festival d’Angoulême de la bande dessinée a pris des allures de manifestation culturelle, ce qui ne lui était probablement jamais arrivé dans son histoire. En récompensant le fabuleux Chris Ware, qui a les honneurs d’un authentique buzz médiatique pour son Jimmy Corrigan (prépublié avant tout le monde par Chronic’art en kiosque), et le non moins surdoué Taniguchi pour Quartier lointain, le jury de ce Festival, présidé par François Schuiten, avait lancé sur des bases élevées une manifestation qui a trop souvent dans son histoire pris l’allure d’une vaste kermesse. Le mérite en revient grandement d’ailleurs à Schuiten lui-même et à son comparse Peeters. Si les deux loustics sont des modèles de rigueur voire d’austérité, et si l’on peut trouver leur travail un brin cérébral ou désuet, leur engagement et leur dynamisme ont permis au Festival de franchir un palier décisif dans l’approche du médium et dans sa représentation dans notre beau pays. Les auteurs des Cités obscures ont ainsi fait appel au collectif Frémok pour prendre part à la vaste rétrospective qui leur étaient consacrés et ont également été à l’initiative d’une des plus belles réussites de cette édition à travers diverses rencontres internationales.
Spiegelman (à retrouver dans le Chronic’art #8 en kiosques fin janvier 2003), Gaiman (véritable showman), Taniguchi (qui a débattu avec l’un de ses admirateurs en la personne de… Fabrice Neaud), le maître mangaka Otomo ou l’auteur culte de Spawn, Todd Mc Farlane, ont ainsi défilé devant un parterre très fourni et dans des conditions qui laissent à penser que la voie du professionnalisme en bande dessinée est désormais lancée. Jean-Marc Thévenet, le directeur-dandy longtemps décrié du Festival, ne s’y est pas trompé en annonçant que l’expérience serait reconduite l’année prochaine. Benoît Mouchart, jeune critique cosignataire d’une tribune dans Libération pour appeler à un nouveau traitement de la bande dessinée dans les médias et les institutions, sera prochainement nommé en ce sens conseiller artistique officiel du Festival, un signe qui ne trompe pas. On peut donc envisager avec une bonne dose d’optimisme les venues prochaines de Chris Ware, Dan Clowes, Alan Moore ou du japonais Tsuge, dont L’Homme sans talent, manga culte au Japon, sera publié prochainement par Ego Comme X. Cette internationalisation constitue à n’en pas douter la marque de l’évolution sans précédent d’une manifestation dans laquelle de nombreux auteurs ne se reconnaissaient plus. Or, de l’avis de tous, l’exposition la plus réussie de cette édition 2003 fut aussi la plus déjantée. Elle est l’oeuvre du collectif désormais fameux des Requins Marteaux, auxquels le Festival, après le succès du Supermarché Feraille dans le off de l’année précédente, a donné les moyens de réaliser une oeuvre d’une ampleur impressionnante. Centrée autour du personnage fétiche de Monsieur Feraille, un héros obscène et alcoolique en boîtes de conserve tout droit sorti du Futurama de Matt Groening, elle a revisité avec un sens rare du pastiche et de l’ironie l’univers des cartoons du début du siècle où le subversif Ferraille remplace avec bonheur les icônes de Disney. La joyeuse bande venue d’Albi a également offert une alternative intéressante aux fêtards blasés des fêtes sages et bourgeoises de l’Hôtel Mercure, avec leur soirée post-punk pendant laquelle un professeur fou menaçait de faire fumer une poule par ses deux extrémités et un clone de Joey Ramones chantait un curieux Foxy lady foune.
L’occasion de découvrir que la bande dessinée française ne se résumait pas à l’astucieux Sfar, au classique Blain ou à la diva Satrapi. Mais comme on ne peut pas tout avoir la même année, le jury des Grands Prix a décidé de couronner pour l’ensemble de son oeuvre le pénible Régis Loisel et sa cohorte de demoiselles aux gros seins. Et si le mot d’ordre prononcé spontanément par l’auteur au moment de sa récompense (« Ca va chier ! ») doit donner le ton de l’édition de 2004, il y a de quoi frissonner…