A l’occasion de son passage sur ARTE (les 7 et 14 avril dans La Lucarne), il nous est apparu indispensable de revenir sur le monumental Confessions d’un capitaine d’Alexandre Sokourov. Ce film de 4h20 tourné en vidéo, est un véritable monstre de cinéma. On se souvient du Festival d’automne 1998, organisé par Les Cahiers du cinéma autour du cinéma des républiques de l’ex-URSS, où Sokourov figurait en bonne place. On a pu ainsi découvrir plusieurs de ses fictions et documentaires, dont l’énigmatique et foisonnant Pages cachés qui est récemment sorti en salles.
Cinéaste russe, Alexandre Sokourov est présenté par les rares personnes qui ont pu l’approcher comme quelqu’un de solitaire, introverti, travailleur infatigable, et fortement charismatique. Quelqu’un dont la vision du monde repose sur une lucidité apocalyptique. Mais une apocalypse profondément humaine, banale, quotidienne, répétitive, effroyablement oppressante.
Cette « nouvelle cinématographique en cinq parties », dont les aspects documentaires et fictionnels se distinguent difficilement, se présente comme un essai philosophique. Essai dont le tournage sur plusieurs mois laisse supposer une expérience humaine extrême. Sokourov a en effet suivi de jeunes appelés pendant leur période de classes sur un navire sillonnant la mer Arctique. Lors de la première partie, les appelés viennent d’embarquer et s’astreignent à des tâches de nettoyage ; dans la seconde, le bateau navigue en haute mer. La troisième partie évoque le déchargement à la pelle de tonnes de charbon à destination d’un village isolé au milieu de la glace ; la quatrième, l’attente et la visite médicale sur le bateau lors du voyage retour ; et la cinquième, la redistribution des appelés sur différents bateaux, faisant suite à la fin des classes. Un service militaire qui dure deux ans, dans des conditions matérielles effleurant les limites du supportable. Pourtant, peu importe l’éventuel questionnement concernant la justification d’un tel exercice. Le problème est d’ailleurs rapidement réglé au début du film par une réflexion du commandant proche de ces termes : « les hommes ont de toute manière besoin d’être endurcis pour pouvoir survivre. Si ce n’est pas l’armée qui les brise, c’est la vie qui s’en chargera ». Car ici, le service militaire n’est que le symptôme d’un mal beaucoup plus vaste, le théâtre privilégié de la représentation du drame humain observé par l’auteur.
Le dispositif du film fonctionne à partir de deux éléments qui s’entrecroiseront sans cesse par l’intermédiaire du montage, mais qui ne se rencontreront jamais physiquement. Sur les images restituant le quotidien des marins, se superposent les réflexions du commandant, commentées par une voix off. Au sommet du bateau sur lequel les appelés sont embarqués, le commandant est aux prises avec des pulsions mélancoliques dont il ne parvient pas à se débarrasser malgré sa tentative de tenir le carnet de son propre bord interne, et ses conversations avec un ami. Dans un univers flou et obstrué (un lent et interminable panoramique balaie sous un ciel « bas et lourd » les côtes enneigées de la mer Arctique en guise de premier plan), il s’interroge en vain sur l’utilité de sa fonction et sur l’énigme de ses propres désirs. Au-dessous, dans un espace claustrophobique (compartimenté et rendu clos par les cadrages), se débattent des corps dans une promiscuité humaine parfois insoutenable. Ces hommes d’équipage, réduits à de simples êtres charnels, sont soumis aux difficultés matérielles inhérentes à la vie d’un navire sillonnant la mer Arctique. Leur situation est encore aggravée par l’absurdité nécessaire de la discipline et des tâches à effectuer. Ce dispositif fonctionne sur la durée, à la manière d’un « gros » (qualificatif tiré de la bouche du commandant) livre épique de la littérature Russe, si souvent évoqué par Sokourov.
Peu à peu, il nous absorbe intégralement, tout en nous soumettant à des forces qui nous travaillent lentement mais vigoureusement, avant de nous libérer, totalement lessivés, les mains remplies d’un matériau d’une richesse inépuisable.
C’est d’abord la beauté de ces images tournées en vidéo qui est proprement stupéfiante. Elles sont d’une finesse dans le traitement de leur intensité et de leur couleur apte à retranscrire toutes les variations sensibles délivrées par la nature ou par les corps humains, et d’une homogénéité de ton (terne et sombre) remarquablement canalisée au service de la vision de l’auteur. Puis, le travail sur les corps martyrisés, souvent chargés d’affronter, dans de dérisoires et déséquilibrés combats, une nature aussi belle que terrible et implacable. Un canot chargé de charbon pour mater la mer, une pelle et des sacs pour venir à bout d’une montagne de ce même charbon. Ou bien des feux, faits de tissus et d’essence, pour libérer des canalisations gigantesques prises par la glace. Un tel déséquilibre dans l’affrontement et une telle abnégation ne peuvent qu’être empreints de beauté. Les mouvements massifs d’une eau déchaînée, les étincelles incandescentes des feux sur la glace, les silhouettes noires épuisées, teintent ces séquences d’une aura proche de la grâce.
Car, si dans cet espace extrême l’être humain n’est réduit qu’à sa seule corporalité, sans autre questionnement possible que celui d’une immédiateté matérielle (le rêve le plus fou et la seule pensée spirituelle, transcrits par une sublime surimpression sur l’eau glacée, étant de s’imaginer en train de nager), les actes physiques peuvent prendre une force qui les emporte vers le sublime. Loin de tout sentiment d’angoisse, cette dérisoire immédiateté, souvent rude jusqu’au merveilleux, sert de voile aux appelés, masquant l’insondable néant du monde qui s’offre aux yeux effarés du commandant. Ici, toute interrogation spirituelle devient hors d’atteinte. Absorbés par leur résistance à l’altération physique et mentale qui les menace, appliqués à surmonter des actes matériels ponctuels qui se succèdent sans cesse, les appelés ne peuvent que penser court, penser petit. La voix off ne constate-t-elle pas à l’occasion d’un plan fixe sur un appelé : « cet homme est perdu dans ses pensées. Si vous lui demandez à quoi il pense, il vous répondra : à rien, et il ne vous mentira pas »? C’est à la fois leur drame et leur chance.
Dès lors, l’angoisse qui étreint le commandant au sujet de sa « retraite » (c’est sa dernière traversée à seulement 30 ans) devient palpable. Que faire de sa vie après, une fois qu’il sera totalement libéré des quelques tâches matérielles qui absorbent encore une partie de son temps ? Que faire, l’esprit entièrement libre, face à l’immense vide brumeux qui remplit l’espace ? Continuer à s’interroger perpétuellement, sans jamais trouver de réponse. Interroger sa naissance par exemple, sans pour autant savoir comment le faire. « Chère maman…, chère maman… ». En fait, elle résonne ici comme une condamnation à vivre.
En convoquant la peinture (ses plans sont construits comme des tableaux animés) et la littérature (Tchékov, Gogol, etc., sont régulièrement évoqués, ainsi que le pouvoir des livres), Sokourov construit du cinéma. Un cinéma où la force poétique est confiée à l’image, et où la perception relève plus des sensations, de l’expérience physique que de la compréhension. Bref, un cinéma souvent expérimental. A ce titre, on regrettera juste que la voix off interfère parfois inutilement avec des images à la puissance évocatrice foudroyante. Mais on ne demande qu’à vérifier ces dires une seconde fois, en espérant que la petite lucarne n’altère pas exagérément la beauté de ce voyage au bout du calvaire de l’humanité.
Alexandre Sokourov sur ARTE les 7 et 14 avril dans La Lucarne