Quasi inconnu sous nos latitudes, Alejandro Amenabar est une véritable star en Espagne. Les Américains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et l’ont recruté pour un beau doublé : un remake yankee (« Vanilla sky » de Cameron Crowe) de son deuxième film avec Tom Cruise himself dans le rôle principal et un troisième long métrage, Les Autres, produit par Cruise et interprété par Nicole Kidman…Mais le deal a largement tourné à l’avantage d’Amenabar : alors que « Vanilla sky » n’est qu’une honteuse photocopie, « Les Autres » renoue magnifiquement avec l’âge d’or du cinéma d’horreur.
Chronicart : Formellement Les Autres est bien plus classique, linéaire, que vos films précédents, notamment Ouvre les yeux. Pourquoi ce changement de style aussi radical ?
Alejandro Amenabar : Je crois que tout dépend de l’histoire. Cette fois, j’ai eu envie de m’attacher à un nombre restreint de personnages et à un lieu unique. Durant l’écriture du scénario, ce qui m’a inspiré c’est le cinéma des années 40 et 50, ces films où primaient les personnages, la psychologie et non les effets spéciaux. Du coup, effectivement, d’un point de vue formel le film est assez classique, épuré.
Ce classicisme va totalement à l’encontre du cinéma de l’esbroufe et de la surenchère, grande spécialité d’Hollywood actuellement.
Oui, c’est vrai. Je refuse de me contenter de ces ersatz que sont les effets spéciaux, le montage ultra-rapide, ces « trucs » qui prennent en otage le spectateur dès le premières minutes du film.
D’une certaine façon vous revenez aux origines du genre en retrouvant l’innocence des débuts…
Il faut se débarrasser de cette ironie, de ce second degré qui caractérisent le cinéma d’horreur actuellement. Pour raconter cette histoire, il fallait effectivement retrouver une certaine innocence, une certaine pureté. Je crois qu’il faut avoir confiance dans le genre, croire aux mécanismes simples et primaires de la peur. Ce qui compte c’est l’imagination ; une porte fermée fera toujours beaucoup plus peur qu’un monstre. Tout le film joue donc sur l’invisible, repose sur l’inconnu, le non dit. Montrer les fantômes à l’écran, expliciter les choses, aurait été absurde. Pour dire les choses rapidement et un peu schématiquement, mon film est tout le contraire -en quelque sorte le négatif- de celui de Jan de Bont, Hantise. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de renouer avec les peurs que l’on peut avoir lorsque l’on est enfant : l’obscurité, l’enfermement.
Vous êtes-vous inspiré de votre propre enfance ?
Gamin, j’étais très peureux et je me suis naturellement servi de mes peurs enfantines. Mais le film traite également d’angoisses bien plus profondes : la tyrannie de certains liens familiaux, le côté étouffant de l’amour maternel, les dérives fanatiques de l’éducation, la solitude…
Au final, Les Autres est un film éminemment nostalgique : nostalgie d’un genre, nostalgie de l’enfance…
On retrouve ce sentiment dans tous mes films, peut-être un peu plus dans celui-là. Le ton général de celui-ci est assez triste. Pour moi, il s’agit plus d’un mélodrame avec quelques éléments de terreur que d’un véritable film d’horreur.
La figure de la maison hantée est un « classique » du cinéma d’horreur. Avez-vous été influencé par certains films ?
Il y en a plein, en fait presque tous les films à l’ambiance victorienne, gothique. On pourrait citer Les Innocents de Jack Clayton, La Maison du diable de Robert Wise, Rebecca, plein d’autres encore…d’une manière générale mon cinéma est très influencé par celui d’Hitchcock.
On pense d’ailleurs à Hitchcock durant tout le film puisque la coiffure, les vêtements strictes de Nicole Kidman nous renvoient sans cesse à son actrice fétiche, Grace Kelly…
C’est très curieux, beaucoup de personnes font le rapprochement. Il est effectivement inévitable d’autant plus que le personnage s’appelle Grace ! Pourtant ce n’était pas du tout prémédité. Le fantôme d’Alfred Hitchcock a dû agir sur mon inconscient…
Comment Nicole Kidman est-elle arrivée sur le projet ?
Elle avait lu le scénario, j’imagine que c’est Tom Cruise ou les frères Weinstein qui lui avaient transmis. Et elle était très intéressée par le rôle. Nous nous sommes donc rencontrés et ce qui m’a immédiatement frappé c’est la puissance de son regard. Je trouve qu’elle traduit parfaitement le mélange de force et de fragilité du personnage.
La blancheur de sa carnation est saisissante. De manière quasi chorégraphique le film joue d’ailleurs sur le contraste entre la pâleur de son visage, celui des enfants, et l’obscurité des décors.
Oui, c’était une des idées fortes du film. On a adopté des tonalités très sombres pour les vêtements, les décors, pour faire ressortir la blancheur immaculée des visages. On a énormément travaillé l’aspect visuel du film.
La production américaine du film a-t-elle imposé des changements au niveau du scénario, du montage, etc. ?
Il ne faut pas se voiler la face, des modifications, il y en a toujours mais celles qui ont eu lieu découle de ma volonté. De toute façon, surtout dans le cas d’un film de cette dimension, il faut être à l’écoute de ses partenaires. Sur le projet, il y avait beaucoup de gens intelligents et enthousiastes, j’ai donc été très ouvert et j’ai écouté leurs propositions, notamment celle de Tom Cruise, des autres producteurs, de Nicole Kidman. Mais, fondamentalement, le film n’a pas changé par rapport à l’idée que je m’en faisais au départ. Pour tout dire, des trois films que j’ai tournés, c’est celui-ci qui est le plus proche de ce que j’avais envie de faire.
Pourtant, à l’origine, l’histoire devait se dérouler en Amérique du Sud et non pas sur l’île de Jersey…
Exact, c’est la première grande décision que j’ai dû prendre une fois mon scénario terminé. Les producteurs espagnols étaient persuadés qu’une ambiance anglo-saxonne convenait mieux au film qu’une atmosphère latino ou méditerranéenne, et franchement je n’ai pas été difficile à convaincre. En fait, ce qui m’embêtait ce n’était pas la décision elle-même mais plutôt ses conséquences : travailler en anglais, partir à Hollywood. En ce qui concerne la langue, je me suis préparé le mieux possible mais je n’avais aucune envie d’aller aux Etats-Unis, le tournage s’est donc fait en Europe.
Vos deux films précédents (Tésis, Ouvre les yeux) ont été d’énormes succès en Espagne, mais en France presque personne ne les a vus. Croyez-vous que Les Autres va changer la donne ?
Il y a de grandes chances et c’est bien triste… Le système veut qu’actuellement pour être vu à l’étranger il faut forcément tourner avec une star et en anglais. De ce point de vue, ça va être intéressant de voir comment marche Vanilla sky, le remake américain d’Ouvre les yeux (en salle le 23 janvier 2002).
Justement, quels ont été vos rapports avec Cameron Crowe, le réalisateur du remake ?
Pour tout dire, aucun. Moi, j’avais fait mon film et n’avais aucune envie de le refaire une deuxième fois…Ce projet là appartient à Cameron Crowe et je n’ai pas à m’en mêler. En fait je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils ont fait, s’ils se sont éloignés du scénario originel ou si, au contraire, ils lui ont été fidèles.
Et maintenant allez-vous continuer à tourner en anglais ?
Je ne sais pas. Dans le cas des Autres, l’anglais convenait parfaitement à l’atmosphère du film. Je crois que ça dépendra une fois de plus de l’histoire. C’est elle qui déterminera si le film se fera en anglais, en espagnol ou, pourquoi pas, en français.
Propos recueillis et traduits de l’espagnol par
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