Inconnu en France, l’argentin Alan Pauls débarque avec Le Passé, un formidable pavé disséquant la dissolution d’un jeune couple et salué par les meilleurs écrivains espagnols.
– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #21, en kiosque –
En 2003 lui était attribué le Prix Herralde, l’une des plus prestigieuses distinctions littéraires espagnoles. Son collègue Rodrigo Fresán en avait profité pour démentir l’étrange rumeur qui courait sur son compte depuis des mois : Alan Pauls, affirmaient en effet certains, serait un auteur imaginaire, une imposture signée Roberto Bolaño ou Enrique Vila-Matas, deux farceurs notoires qui n’avaient pas tari d’éloges lors de la parution du livre, des éloges si vibrants que c’en était presque louche… D’autant plus que Pauls était resté absolument invisible durant dix ans (son précédent roman, Wasabi, date du début des années 1990). Bref, il y avait de quoi nourrir le doute. Il n’y en a pourtant aucun, assure Fresán : Pauls est un écrivain en chair et en os, il a même été son voisin durant quelques temps en Argentine. Reste que ce surdoué d’outre Atlantique est bien « étrange monsieur », comme le dit le titre du long papier que lui a consacré Bolaño dans El Pais. L’écrivain chilien y décrivait la fascination que lui inspirait Pauls, les lettres bizarres qu’ils avaient échangées et les mystérieux pèlerinages qu’il a l’habitude d’effectuer dans la banlieue de Buenos Aires ou dans les communautés hippies d’Uruguay. Son œuvre ? Trois romans, des nouvelles que Bolaño qualifie de « monstres parfaits », des essais sur Manuel Puig ou Borges et un texte cosigné avec un certain Nicolas Helf, dont beaucoup se demandent s’il n’est pas un simple hétéronyme. Ou plutôt, comme l’écrit Bolaño, « l’ombre d’une ombre, l’ombre d’un comte polonais par exemple, ou l’ombre d’une décourageante lucidité » -cette lucidité qui plane sur toute l’œuvre de Pauls. Qui êtes-vous, Monsieur Pauls ?
Chronic’art : Quel lien entretenez-vous avec la langue française ?
Alan Pauls : J’ai fait le lycée franco-argentin de Buenos Aires et suis donc francophone. Mais ma francophonie est strictement littéraire. C’est une francophonie de lecteur à la fois datée, sophistiquée et tristement maladroite. Cela pose parfois des problèmes : adressez vous au passé simple à la boulangère ou demandez la rue du Commandant Mouchotte dans la prose de Flaubert et vous approcherez du résultat ! Beaucoup d’auteurs français m’ont marqué. Parmi mes préférés figurent Stendhal, dont De l’amour fut fondamental pour l’écriture du Passé ; le grand Klossowski que j’essayais d’assassiner dans mon précédent roman Wasabi ; et Gilles Deleuze, aussi. Son essai Proust et les signes a été important pour mon roman. San oublier Roland Barthes qui, là où il est maintenant, m’observe peut-être encore grandir…
Avez-vous suivi la traduction française du Passé ?
Non, mais j’ai échangé plusieurs mails avec mon traducteur André Gabastou. Il m’a fait partager ses inquiétudes à propos du roman, de sa langue et de ses tonalités. J’attends du coup cette version avec l’enthousiasme que m’inspirent les romans de mes auteurs préférés. Pour avoir été moi-même traducteur, je sais qu’être traduit est toujours une expérience sinistre, au sens freudien du terme : le familier devient étrange et l’intime, le comble du bizarre.
Devenir lecteur de son propre livre est pourtant un instant unique, que je m’apprête à vivre en dégustant actuellement, tout comme vous, la remarquable traduction française du Passé. Les versions anglaise et hollandaise suivront.
Deux romans de Cesar Aira sortent également en septembre et le jeune Edgardo Dobry commence en ce moment une résidence à Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs de St Nazaire, la première structure France à s’être penchée sur votre travail. Quels écrivains argentins de la génération post-Borges faut-il lire en priorité selon vous ?
Premier conseil : méfiez vous toujours des Grands Noms. Aussi génial soit-il, Borges fonctionne comme une sorte d’écrivain-écran qui cache plus qu’il ne donne à voir, à fortiori à l’étranger. Second conseil : fouinez dans les replis et hors des sentiers battus pour dénicher la perle rare. Certes, vous devez vous contenter des traductions disponibles. Mais plusieurs auteurs traduits valent déjà le détour. Manuel Puig par exemple, le premier écrivain argentin contemporain à avoir vraiment « oublié » Borges, développe une conception de la littérature absolument excentrique. Juan José Saer, qui vient de mourir après une trentaine d’années passées en France, a bâti une œuvre dont la rigueur débarque d’une autre planète. Ricardo Piglia, lui, est une vraie usine intellectuelle : ses idées sur la littérature ont dominé le paysage culturel argentin des vingt dernières années. Quant à Cesar Aira, sorte de fils rousselien de Puig et de Copi, cet autre argentino-uruguayen qui en a influencé plus d’uns dans les années 1980, il a réveillé de son rire lunatique et immature une littérature argentine souvent trop solennelle. Autres auteurs passionnants mais pas encore traduits : Sergio Chejfec, Luis Chitarroni, Juan José Becerra.
« L’amour peut-être réciproque mais la fin de l’amour, non, jamais » : cette phrase extraite du Passé résume à elle seule l’un des principaux thèmes de votre roman, qui conte la post-passion vécue par un jeune couple argentin.
C’est un bon résumé mais pour un roman de quasiment 600 pages, n’importe quel résumé pourrait convenir ! Ce roman est autobiographique, mais en partie seulement : je crois que l’asymétrie des ruptures sentimentales est une expérience bien trop partagée pour pouvoir lui assigner un caractère « personnel ». J’ai mis presque cinq ans à écrire ce livre, et ce pour deux raisons. D’abord je suis lent, insupportablement lent. J’écris beaucoup dans ma tête et corrige ensuite très peu : ce que j’écris, c’est ce qui reste. Une fois le livre terminé, je me limite à faire de grandes coupes chirurgicales sur le texte. Ensuite, Le Passé est plus un roman « à monde » qu’un roman « à trame » : au lieu de raconter une histoire, j’y ai composé un monde, un écosystème sentimental.
Le Passé s’inscrit-t-il dans la continuité de vos précédents romans, qu’on ne connaît pas encore en France ?
Tous mes romans parlent d’amours maladifs, tortueux, contrariés. Dans La Pudeur du pornographe (1984), le héros, cloué à sa table pour répondre aux lettres postées par les lecteurs d’une revue porno, décide de communiquer avec sa fiancée par ce même biais épistolaire. Mais cette correspondance amoureuse interfère vite avec la première, professionnelle et brutalement sexuelle. Dans Le Colloque (1990), un homme chassé de sa maison par sa femme tente de la reconquérir durant 48 heures d’enfer, qui s’achèvent sur un crime horrible. Dans Wasabi (1994), un écrivain gagne une bourse pour séjourner trois mois en France avec sa femme. Pensait-il faire du tourisme culturel ? A défaut, il découvre l’hostilité de la vieille Europe et le cauchemar de la jalousie. Comment les choses tournent mal dans un couple ? Comment l’intime peut devenir si lointain, si affreux, voire si dangereux ? Voilà les revirements et les facettes de l’amour qui m’intéressent.
Quelle place a tenu la lecture de La Recherche de Proust durant la préparation de votre roman ?
J’ai compulsé les neuf volumes de La Recherche en 1990, en suspendant toutes mes autres lectures. J’ai eu l’impression d’avoir lu pour la première et peut-être la dernière fois de la littérature. Le reste était si morne, si…littéraire ! Proust m’a enseigné un rapport nouveau, bizarre et primordial entre l’art et son dehors, entre le langage et ce que, à défaut d’un terme plus net, on continue à nommer « la vie ». C’est à sa lecture que j’ai compris à quel point les moments artistiques les plus sublimes sont tissés de tout ce qui n’a pas droit de cité dans l’art. C’est ce lien si original au dehors, au non-artistique, qui nous pousse après sa lecture à percevoir le monde, et non la littérature, d’une manière absolument proustienne. Proust m’a aussi fait découvrir l’extase d’habiter la littérature. C’est dans cette optique d’une littérature-habitat, d’un livre-habitat, qui peut servir à n’importe quoi à celui qui l’écrit comme à celui qui le lit, que j’ai préparé Le Passé. J’ai vieilli en écrivant ce livre, tout comme je me suis sentir vieillir en lisant La Recherche.
L’écrivain guatémaltèque Augusto Monterroso disait avoir opté pour des romans brefs à cause de Proust : « Il me semblait que je devais faire le contraire de ce que faisait Proust ». Vous êtes dans le cas inverse ?
Je ne visais pas un roman si long au départ. Mais lorsque j’ai compris que Rimini et Sofía, ses deux héros, faisaient moins partie d’une histoire que d’un monde, j’ai entrevu virtuellement l’étendue du livre. Un roman long est un objet, une expérience très singulière que j’ai appréhendée en termes de territoire. Ecrire, c’est délimiter un territoire. Une fois délimité, on peut y mettre tout et n’importe quoi. L’idée d’un roman interminable, en tout cas aussi interminable que la passion ou post-passion vécue par les deux personnages, m’a souvent frôlé l’esprit en l’écrivant. Ce n’était pas désagréable : je me voyais décidant d’écrire sans pause ni répit, renonçant même au final à le publier. Je me suis même imaginé en performer, en artiste conceptuel à la Kafka qui s’enchaîne à son ordinateur et se met à taper face au public un roman sans fin ! Je continue à caresser cette idée d’une écriture poussée jusqu’au théâtre. J’ai aussi découvert avec ce roman le plaisir, la passion, le vice diabolique du détail. J’ai voulu que les détails y prennent place comme autant de noms propres, comme autant de points où convergent indissolublement le plus personnel et le plus fictif, le plus singulier et le plus universel, le plus réel et le plus littéraire.
Vous prenez de la distance avec le jeu sur la multiplicité, la répétition et la citation qui caractérise d’autres proses, comme celle de Cesar Aira. Est-ce pour donner libre cours au rôle dévorant de la digression, un élément moteur dans la narration du Passé ?
J’aime les digressions et tout ce qui n’est pas direct, tout ce qui évolue en zigzags, détours, intercessions, médiations, obstacles, distractions. Cela est peut-être dû à ma « méthode ». Le plan de travail du roman se réduisait à une sorte de feuille de route recensant chronologiquement les points forts de la relation entre Rimini et Sofía. Mais en avançant, j’ai réalisé que ce qui m’importait le plus se logeait justement entre ces points forts. C’est ainsi que j’ai écrit le roman, en traitant les transitions comme si elles étaient la matière centrale du livre. Face à Sophia, être de mémoire, Rimini est le personnage du corps et des symptômes, un corps plutôt passif mais qui aime être affecté, plein de problèmes mais « sans qualités », pour faire référence à L’Homme sans qualités de Musil et à son héros, Ulrich, qui m’a inspiré pour Le Passé. On pourrait croire que mon roman est un traité sur l’érotomanie féminine, mais je pense que c’est plutôt un essai sur un syndrome très contemporain : l’hystérie masculine.
Un essai imbibé d’humour noir et d’ironie…
Il s’agit plutôt d’un rire. Le rire est quelque chose de bestial, d’extrême. Il surgit parmi les ruines, comme un éclair qui illumine les décombres. Je souhaiterais qu’on retrouve dans mon roman la netteté, la distance des analyses de l’humoriste anglais Jerry Seinfeld et son approche quasi ethnographique des rapports entre l’humain et l’urbain. Avec Proust, sa lecture fut ma principale source d’illumination artistique dans les années 1990.
Vous avez aussi longtemps été critique de cinéma, notamment pour Página 12, le principal quotidien de gauche de Buenos Aires. Qu’est-ce que ça vous a apporté ?
Je ne fais plus de critique, en tout cas plus de « vraie » critique. La « vraie » critique, c’est celle qui intervient quotidiennement dans le débat cinématographique. J’ai ainsi pu saluer le phénomène du « renouveau du cinéma argentin ». Un renouveau heureusement exhaustif, à la fois générationnel, conceptuel mais qui touche aussi les critères esthétiques et de production, de discours critique, de corps, de musiques… Un bol d’air vital pour notre cinéma qui, au nom d’un impératif industriel ridicule (« il faut d’abord avoir une industrie pour promouvoir ensuite l’innovation artistique »), suffoquait depuis plus de trente ans et sabordait toute tentative de changement. Aujourd’hui, j’écris encore des essais, de nature plutôt libre et capricieuse, sur des cinéastes ou des problèmes qui m’importent. J’observe toujours ce renouveau avec enthousiasme, notamment chez des réalisateurs que j’aime beaucoup comme Martin Rejtman (Silvia Prieto, Les Gants magiques), Lucrecia Martel (La Ciénaga, La Niña santa) ou Lisandro Alonso (La Liberté, Les Morts).
Vous y participez aussi à travers l’écriture de scénarios. Y a-t-il des passerelles avec votre travail de romancier ?
Le dialogue artistique et intellectuel que je conserve avec le cinéma est aussi important pour moi que celui que j’établis avec la littérature. J’ai écrit des scénarios pour les réalisateurs Eduardo Calcagno, Fito Paez (Vidas Privadas, remarqué au Festival du Film Féminin de Bordeaux de 2003) ou Christian Pauls (leur film Imposible doit sortir ce mois-ci dans les salles argentines, ndlr). Mon prochain scénario explore les neuf mois passés en 1918 par Marcel Duchamp à Buenos Aires. Le cinéma m’a permis de considérer tout ce qui reste à l’affût sur les bords du cadre, tout ce qui travaille ce qu’on voit sans se faire voir, avec Bresson pour maître absolu. En écrivant Le Passé, j’ai pensé à La Femme d’à coté de Truffaut et à Love streams, le chef-d’oeuvre de Cassavetes, dont le titre est cité comme par hasard par Pierre-Gilles, qui décapite son propre sexe par amour pour le peintre plasticien Riltse. Le cinéma a une présence plus décisive quand il agit comme machine à produire du temps et de la mémoire, comme archive ou comme art spectral… Mais en termes d’écriture, cinéma et littérature s’ignorent complètement. Aucune zone commune entre eux : ces deux pratiques voisines impliquent des contrats, des situations, des protocoles absolument différents. A tel point que je ne me sens jamais autant écrivain que lorsque je découvre pour la première fois l’adaptation de l’un de mes scénarios au cinéma. Face à la précarité des mots, je supporte mal l’aspect définitif que produit l’image sur l’écran. Mais ça n’a rien à voir avec la qualité du film ou avec la trahison ou non de mon histoire. C’est plutôt d’ordre ontologique. Et là, je suis toujours du coté de la littérature…
Vos projets ?
Je planche sur mon prochain roman, Trance. Il place cette fois-ci le cinéma au cœur du sujet. Derrière cette plongée dans le cinéma expérimental des années 1940, c’est l’histoire d’un couple amoureux et artistique de cinéastes, qui devient célèbre grâce à un court métrage de 6 minutes et demi. Le jour où un critique, probablement amoureux d’elle, de lui ou des deux, révèle que le film n’a pas été tourné à quatre mains mais seulement par elle, leur amour fou tourne à la guerre. Je prépare aussi une série de journaux intimes apocryphes, un essai sur la plage et le livret d’un opéra radiophonique de Martín Matalon, un compositeur argentin qui habite Paris depuis 20 ans. Tout en suivant l’adaptation en cours du Passé préparée par l’argentino-brésilien Héctor Babenco, le réalisateur de Pixote, du Baiser de la femme araignée et de Carandiru.
Propos recueillis par
Alan Pauls : Le Passé, traduit par André Gabastou (Christian Bourgois)