Avertissement : par pure commodité, nous sommes bien obligés d’accoler injustement au nom de Philippe Nassif certains verbes comme « penser », « juger », « estimer ». Que les lecteurs nous en pardonnent d’avance.
Dans le numéro 62 (mai 2002) du magazine pubertaire Technikart, le très téméraire Philippe Nassif, c’est évidemment de lui dont il s’agit, a cru bon de commettre un article tout ce qu’il y a de plus subversif intitulé « Merdeux in France ». Article dans lequel il qualifie les « organes -heureusement minuscules- de presse » Chronic’art, Cancer et Immédiatement de « növöhussards », « d’anars de droite » ou encore de « céliniensituationnistes » -notez la variété dans le choix des terminologies et la générosité dans la création des concepts. Bien.
Au-delà de l’amalgame douteux entre ces trois « déjections imprimées » dont le seul dénominateur commun consiste en réalité à ne pas être des Technikart, c’est-à-dire une daube branchée pour urbains décérébrés, au-delà donc de cette volonté d’affilier Chronic’art à des publications desquelles il se distingue pourtant très nettement, au-delà enfin de certaines allégations diffamatoires parfaitement inacceptables (nous y reviendrons), l’article de Nassif exprime presque à lui tout seul l’enfermement d’une époque dans des carcans -parfois idéologiques- beaucoup plus dangereux que ne le suggère la banalité avec laquelle ils sont proférés : confusion mentale, délit de lecture et terrorisme philanthropique.
La confusion mentale
Confondre délibérément Chronic’art, Cancer et Immédiatement nous contraint de rejeter non pas des bribes de cet inepte exposé mais son intégralité ; les accusations tous azimuts qui y sont portées sont en effet à la limite de la légalité et Chronic’art, dont le nom est ici solidairement souligné ou sous-entendu, ne saurait cautionner des propos tenus en dehors de ses colonnes. Notre rédaction ne s’est jamais fait « peur » en disant « nègre », pas plus qu’elle n’invoque un quelconque « éternel féminin pour mieux dénigrer ses contemporaines ». Plus grave encore, elle ne s’est jamais « réjouie » du 11 septembre, pas plus qu’elle ne « défende » Milosevic ou ne trouve Ben Laden « sympathique ». Ecrire des choses pareilles, qui plus est dans un contexte sensible comme le nôtre aujourd’hui, s’apparente non seulement à une insulte de garnement irresponsable (ce que les membres de la rédaction de Technikart sont manifestement) mais aussi à une sorte de délation nauséabonde (c’est le terme). Quant à Philippe Muray qui « donne du cher aux Djihadistes » (sic) il n’y a que Philippe Nassif pour ne pas savoir que « chers » (adjectif) s’accorde avec « Djihadistes » (pluriel) ; il n’y a que le Nassif, aussi, pour ne pas voir l’ironie pourtant manifeste de ce titre. Et pour clore le chapitre de ce Chers Djihadistes (Mille et Une Nuits, 8,99 Euros chez tous les bons libraires), là encore Nassif se fourvoie : Chronic’art ne trouve pas « la mort clinique de la civilisation occidentale » jubilatoire, c’est même tout le contraire, mais trouve le livre lui-même « proprement jubilatoire ». Nuance Nassif, nuance.
« De quel genre de malheur faut-il être frappé pour publier des sentences aussi nazes ? » lit-on ensuite dans la prose dyslexique de Nassif. Qu’il nous autorise à le renvoyer au deuxième paragraphe de son flamboyant article où, à propos d’on ne sait qui, on peut lire ceci : « ils (…) mettent un « L » à littérature pour ensuite signer des livres gagne-pain ». Oui Nassif, de quel genre de malheur faut-il être frappé pour publier des livres gagne-pain aussi affligeants que Les Aventures de Jean-No ? Dites-nous de quel genre de prétention mégalomaniaque (Nassif préfère quant à lui l’expression ésotérique de « intelligence des prétentions » (sic)) faut-il être foudroyé pour avoir l’outrecuidance de réunir en un volume, d’immortaliser pense-t-il probablement, des chroniques illisibles tirées d’un torchon non moins illisible ? Pour résoudre ces énigmes lancinantes, pourquoi résister au plaisir de citer le responsable de cet article lui-même, lequel avoue tendrement n’être que « banal et généreux ». Mine de rien le Nassif vient de formuler, à son insu bien sûr, le commencement d’une hypothèse vraisemblable : la graphomanie impudique de ses contemporains provient sans doute de leur caractère « banal » mais « généreux ».
Lectures et conséquences
Le Nassif ne se contente évidemment pas d’élaborer involontairement des hypothèses plus ou moins plausibles. Il est aussi un de ces tout petits orifices grâce auxquels l’époque transpire, s’exprime et vocifère. Or que nous dit-il entre autres ce petit orifice ? En substance qu’être « fan » de Céline, que « réactiver » Morand ou Drieu (« d’avant guerre » précise-t-il sans que l’on sache vraiment pourquoi), que « s’enticher » de Debord, que « connaître » Nietzsche ou que « fréquenter » Swift c’est tout bonnement propager l’anarchisme de droite, le célino-situationnisme (syncrétisme très courageux) ou le növöhussardisme. C’est plus précisément, allons plus loin que le Nassif, pervertir certains de ces auteurs pour corroborer des fantasmes généralement attribués à l’extrême droite française : les fameux mythes du complot et du déclin de la civilisation (Spengler en prend pour son grade, pas de raison). L’acte d’accusation est donc double : lire ces gens-là est un délit, un délit d’autant plus grave qu’il est mis au service d’une idéologie criminelle. A ce procès d’intention on serait tenté d’esquisser un sourire compatissant. Ou de refaire l’éducation du Nassif. Tâche immense et ingrate à laquelle nous renonçons tant l’idiot post-moderne semble réfractaire à toute pédagogie. A toute fin utile nous dirons simplement que le gourou idéologue dont le Nassif se réclame, Bounan en personne, incarne exactement tout ce qui est si bêtement réprouvé dans son article : situationnisme aggravé et obsession hystérique du complot (voir notamment son inénarrable L’Art de Céline et son temps qui a sans doute nourri la haine du Nassif pour Céline et ses lecteurs). A « raisonner » comme le fait notre lumineux Nassif, autrement dit à emprunter les raccourcis les plus grossiers sur lesquels il aime tant à « surfer », nous serons très logiquement amenés à prononcer « des sentences aussi nazes » que celle-là : la proscription de certaines lectures, avec tout l’hallali qui va avec, figurent dans les programmes électoraux de toute cette mouvance anarchiste de droite dénoncée dans le dernier Technikart. Ce qui pue la mort, comme le dit si élégamment notre petit homme « banal et généreux », n’est en réalité rien d’autre que cet amour inconsidéré de la paresse intellectuelle. La fameuse France moisie, dont ce « Merdeux in France » prolonge si vulgairement l’abject sillon idéologique, c’est en réalité surtout ça : de la paresse. De la paresse sectaire. De la paresse sectaire et moralisatrice.
C’est ce confort intellectuel dont nous parlait Marcel Aymé (autre écrivain anar de droite vraisemblablement banni des bibliothèques anti-facho) qui doit sans doute être à l’origine de ces inqualifiables non-papiers mensuels que le pied-platisme de Nassif secrète péniblement. Preuve en est sa dernière non-contribution lamentable parue dans le numéro de Technikart précédent (n°61) où il était question de ne pas rendre compte du dernier ouvrage du philosophe allemand Sloterdijk -à la décharge du Nassif il faut avouer que l’essai comportait plus de 100 pages, format habituel des pamphlets de Bounan. En lisant cette non-contribution, Chronic’art avait, dans une espèce d’élan de générosité pédagogique on ne peut plus banal, envoyé l’entretien que notre rédaction avait réalisé avec ledit philosophe (Chronic’art #4). Réaction de l’ingrat : une allusion pleine de suffisance sur l’encombrement de sa boîte aux lettres. Quand on dit que l’idiot rechigne à apprendre…
Un homme de bien
Derrière cette croisade contre les affreux céliniensituationnistes se profile, en guise d’antidote improbable, l’idéologie du Bien qu’avait énoncé il y a quelques années l’abominable Philippe Muray. Après avoir dénoncé la jubilation dont faisait preuve Chronic’art face à la « mort clinique de la civilisation occidentale », le Nassif se reprend : « il ne s’agit évidemment pas de nier l’écroulement du monde moderne », mais, et c’est là où ça devient franchement hilarant, « d’identifier des lignes de fuite ». Premier constat, le Nassif connaît son Deleuze. Mais poursuivons le maître : « Le növöhussard élit systématiquement le mauvais choix (peut-on élire un choix ?, ndlr). Contre l’oppression du fun, il choisit l’aigreur plutôt que la joie ». Arrêtons-nous un instant : le reproche fait aux néo-hussards est de ne pas subir l’oppression du fun sourire aux lèvres, mais avec une gueule d’enterrement. L’argument est d’autant plus surprenant qu’opposer au fun la joie relève d’un très curieux pléonasme, simplisme intellectuel que notre adversaire de la « tautologie », dans sa grande dénonciation des concepts creux, néglige injustement. Si seulement les russes avaient su accueillir le stalinisme avec un joli petit sourire… Passons, le meilleur reste à venir : « Le céliniensituationniste croit en la littérature pour la littérature, au mépris pour le mépris, à l’amour pour l’amour, etc. ». C’est vrai quoi, pourquoi diable ne croirait-on pas en la littérature pour le bidet, au mépris pour le lave-vaisselle et à l’amour pour le lampadaire ? Le Nassif nous en donne immédiatement la réponse : « l’amour, l’art ou l’attitude (c’est nous qui soulignons, ndlr) sont un moyen d’accéder au monde ». Là encore c’est vrai, l’amour pour l’amour, contrairement à l’amour pour l’argent par exemple, ne nous permet pas d’accéder au monde. Et encore moins au monde de Philippe Nassif, où l’on surfe contre l’agitation. Il serait tentant de poursuivre cette dissection proprement jubilatoire si ce n’était ce sentiment de pitié authentique qui nous saisit à la lecture du Nassif. Mais difficile aussi de ne pas céder à une petite dernière pour la route : « chaque matin, prévient l’extralucide Nassif, il aperçoit dans sa glace le visage du dernier homme nihiliste et étriqué que prophétisait Nietzsche ». Tellement vrai. C’est très exactement ce que tous les membres de la rédaction de Chronic’art se disent en se regardant tous les matins dans la glace : « tiens, j’ai encore l’impression d’avoir le visage du dernier homme nihiliste et étriqué que prophétisait Nietzsche ».
Toute cette diarrhée bien-pensante dont le commentaire paraît inépuisable n’est qu’une infime partie du programme anesthésiant (pas le complot Nassif : le programme) que l’époque veut nous faire avaler dans la joie et la bonne humeur : point de salut en dehors du troupeau festif. Et point de salut pour quiconque refuse de souscrire à la philanthropie post-moderne, à l’éradication systématique du Mal, au devoir du surf ou à l’idéologisation de la lecture. Dénoncer c’est devenir la marionnette du « spectaculaire intégré » nous avertit Jean-No. Assertion typique que le spectaculaire intégré inculque au Nassif pour qu’il puisse mener tranquillement sa croisade contre toute forme de refus ou de simple retranchement.
Peut-être que ce « Merdeux in France » n’a été finalement écrit que pour des motifs bien plus vénaux (c’est ce qu’un Bounan pourrait penser) : étouffer économiquement l’encombrant Chronic’art en souillant sa réputation. Après tout c’était bien le sens du procès que Technikart nous avait intenté il y a quelques mois.
P.S : Philippe, mais que veut donc dire « intelligence de ses prétentions » ?