Pas d’erreur, Zero Theorem est bien une sorte d’appendice à Brazil débarquant après un hiatus de trente ans. Cette nouvelle bouffée d’angoisse orwellienne chez Terry Gilliam avait de quoi inquiéter. Pourquoi remuer encore ce nihilisme cyberpunk mille fois convoqué depuis les années 80 ? D’autant que la propension de Gilliam à reproduire partout le trop-plein de Brazil a fait de lui le spécialiste de l’étouffe-chrétien fantasmagorique, à ranger au placard avec les breloques bariolées de Tim Burton. Arrivé en somme comme un cheveu sur la soupe, Zero Theorem trouve tout de même à se démarquer en troquant l’exploit larger than life de 1985 contre une vision gentiment cartoonesque. Et en commençant à peu près là où s’évanouissait Brazil : au fond d’une abîme de noirceur, dont le film émerge pour atteindre un jour plus espiègle, plus blafard aussi, et en tous les cas plus modeste.
Énième déclinaison de Joseph K. réajustée à la sauce dickienne, l’antihéros campé par Christoph Waltz est informaticien (forcément) au sein d’une corporation toute-puissante (évidemment) dirigée de main ferme par un Matt Damon en costume zébré. Mandaté pour décrypter le sens de l’existence depuis un QG crasseux, notre génie des maths fait surchauffer son crâne lisse, lancé en même temps dans toutes les grandes quêtes de la grande SF cartésienne (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, etc, etc). Dans ce foutoir ajusté à son esprit schizoïde, Qohen, c’est son nom, retourne son labo sens dessus-dessous tout comme Gilliam farfouille dans ses références nerdy. Celles-ci fourmillent, flattent l’oeil mais assomment parfois, à l’image de ce jeu de va-et-vient entre réel et matrice numérique (Qohen tombe amoureux d’un programme d’ordinateur, pour changer). Quand un cinéaste, en 2014, raconte un bras de fer avec une machine sans jamais décoller de ses vieux Métal Hurlant, on a de quoi craindre pour sa vigueur cyperpunk.
Mais, dans sa frénésie de camelot fou (câbles entrelacés en scoubidous géants, dédales de cartes mères, bacchanales de boutons rouges), Gilliam se dispense de livrer la moindre thèse. Au contraire, ce fatras profus indique que le film s’intéresse d’abord à l’envers ludique de cette métaphysique épaisse. Et qu’il s’affaire moins à réactualiser le cauchemar kafkaïen et technologique de Brazil, qu’à gambader à travers les membranes de la culture dystopique, assumant de traiter la philo de comptoir comme un simple jouet pop. Volontiers futile, Zero Theorem flâne dans ces zones bien connues avec une certaine fluidité, et laisse foisonner la matière, les décors autonomes, comme ces tuyaux tentaculaires qui s’animent pour agresser Qohen dans un climax furieux.
On est d’autant plus indulgent avec ces lubies poussiéreuses que le film, grâce à cette gloutonnerie geek, retourne comme un gant l’épilogue sans appel de Brazil. Quand la plantureuse déesse-espionne (affriolante Mélanie Thierry) s’invite dans la vie du héros pour l’appâter vers une idylle virtuelle, Gilliam traite ses rêveries comme des parenthèses sirupeuses mais finalement plus belles, parce que candides, que tout principe de réalité. Les derniers plans, surtout, semblent résignés face à cette conception du désir comme illusion digitale, sans cesse renouvelée par un logiciel sournois. L’inverse, en somme, de la conclusion horrifique de Brazil, où l’écart entre fantasmes et monde tangible était intolérable. S’agitant pour pas grand-chose, Zero Theorem atteste au moins l’évolution existentielle de Terry Gilliam, moins angoissé (et donc moins virtuose), mais abandonné à un lâcher-prise d’ex-nihiliste reconverti en vieux hippie new age.
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