À quoi tiennent les effets de cycle au cinéma ? Parmi les bonnes surprises de l’été 2013, on aura vu se succéder dans les salles American Nightmare et You’re Next, deux home invasion produits dans un budget de poche et qui renouent ostensiblement avec les racines du théâtre grec, tragiques et comiques : violence, outrance, énergies psychiques en roue libre, esprit forain et goût des masques. American Nightmare prend en charge la terreur tragique, dans un récit aux images bataillennes, pure machine à distiller une angoisse toxique. You’re Next préfère opter pour la bouffonnerie et le grotesque, avec une virtuosité et un savoir-faire qui, s’ils n’en font pas un grand film, suffisent à emporter l’adhésion.
Alors qu’American Nightmare consolidait sa mécanique par un script à dimension politique (un peu de Marx, un peu de Mike Davis, un peu de Virilio), You’re Next ne s’embarrasse d’aucun alibi critique ou intellectuel : on est même surpris de la simplicité minimale du récit et des motivations des personnages. De quoi s’agit-il ? Erin, étudiante en lettres, accompagne son petit ami Crispian, universitaire raté, à la fête d’anniversaire de mariage des parents. Au repas, alors que l’aîné devise doctement sur les mérites comparés du cinéma documentaire et de la publicité, trois hommes portant des masques d’animaux donnent le siège sur la maison à coups d’arbalètes, haches et machettes. Ce canevas classique, Adam Wingard le dégraisse jusqu’à l’os. Le cinéaste est malin, il a compris que l’intelligence d’un slasher ne tient pas à son vouloir-dire, mais à la précision de sa mise en scène. De ce point de vue, You’re Next convainc tout à fait.
Mais la véritable réussite du film tient à ce qu’il évite deux tendances courantes du cinéma d’horreur. La première, c’est la veine méta et second degré où, en voulant jouer au malin et adresser des clins d’œil au spectateur, le réalisateur prouve le plus souvent qu’il est un gros lourd. Rien de tel ici. Si You’re Next a bien une indéniable force comique, elle n’a rien à voir avec le comique référencé de la connivence. C’est un comique rabelaisien et dynamique, qui renoue avec les premières ficelles du slapstick. Il en découle un plaisir sans mélange du récit et de la mécanique horrifique.
La seconde tendance que le film évite soigneusement, c’est l’aura de mystère et l’inévitable interrogation métaphysique sur le mal qui accompagne souvent les slashers. On sait combien Carpenter a donné à cette formule son incarnation indépassable, sous le masque de Michael Myers. Qu’Adam Wingard ait la clairvoyance de ne pas vouloir jouer à nouveau cette carte est une excellente chose. À la place, il élabore une vision rigoureusement matérialiste et rationaliste du home invasion, non seulement dans les ressorts qui font s’agiter les personnages, mais aussi dans le traitement des corps, tous sont mis à égalité, à plat. Le meurtrier n’est plus, comme chez Carpenter, cet invincible Golem, fait de chair mais étrangement immatériel, être à la fois inférieur (le monstre) et situé au-dessus de la sphère humaine (le dieu vengeur), dessinant une inquiétante hiérarchie entre les humains (déchus et promis à la souffrance), et le meurtrier (intouchable et rédempteur). Chez Wingard, le meurtrier souffre, grogne, commet des erreurs stupides, pleure et hurle de rage comme ses victimes. Il y a chez lui une volonté d’observation behavioriste, éloignée de toute pensée mythique. De ce point de vue, les masques portés par les tueurs sont autant le signe d’une prise de distance avec l’histoire du genre qu’une façon de figer (et maîtriser) d’un signe plastique la sauvagerie des personnages, pour y opposer l’intelligence froide et calculatrice d’Erin.
Elle est, en fin de compte, la plus belle réussite du film. Enfant élevée par son père dans un camp de survivalistes, elle est un couteau suisse qui renverse la vapeur contre ses assaillants avec maestria. Plus le film progresse, plus sa furie croît et tout finit par être jouissif en elle, depuis l’intelligence avec laquelle elle piège ses poursuivants jusqu’aux cris rauques qu’elle pousse en les supprimant. You’re Next témoigne ainsi d’une foi simple dans les vertus du genre horrifique, que Wingard a réussi à magnifier dans le visage marmoréen de sa comédienne. L’ambition est certes modeste, mais la réussite totale.